Au Pont de la Fausse Monnaie – 1959-2016

Ce texte est ma contribution – parmi vingt et une autres à ce jour – à la troisième proposition de François Bon dans son atelier d’écriture en ligne sur le thème du lieu. Une consigne : raconter un même lieu, un point précis du réel et le faire deux fois. J’ai rédigé ce diptyque en suivant – parce qu’elle m’offre un vrai champ de liberté et d’énergie – la consigne du premier atelier de cette série : le point-virgule comme seul signe de ponctuation. Bienvenue auprès du Pont de la Fausse Monnaie.

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Pont de la Fausse Monnaie ; été 1959

descendre vers la mer avec Papa et Maman ; des petits galets t’accueillent au bas des escaliers de pierre usée ; dès la dernière marche franchie ils crissent comme des grosses billes dans un sachet géant que l’on aurait déversé jusqu’à la mer qui t’attend à quelques mètres ; là ; en face ; meubles ils sont ces galets ; tu t’y enfonces un peu avec tes petites sandalettes en plastique blanc pour éviter de t’écorcher les pieds ; le mal aux pieds ce n’est pas bon pour apprendre à nager elle dit Maman ; tu as presque cinq ans ; en levant la tête vers le ciel tu t’arrêtes sur une voûte immense ; massif le pont blanc et gris ; avec des tâches noires qui ressemblent à des plaies cicatrisées ; Papa te raconte l’histoire de contrebandiers jetés de là-haut ; ils tombent côté galets ou côté mer pour échapper à la police ou à d’autres contrebandiers ; Papa ne sait pas bien ; toi tu cherches les traces de sang ; ne trouves que des algues par gros paquets ; sombres ; noirâtres ; peu de vertes ; c’est vers la mer où tu avances qu’il y en a le plus ; elles dégagent un fort parfum d’iode ; tu tiens ta bouée avec tes deux mains ; la mer est à peine agitée ; tu as très envie de te baigner mais tu prends ton temps ; à main droite le chemin monte vers les rochers en longeant un haut mur blanc ; pour l’instant tu n’y a pas droit puisque tu ne sais pas nager ; à gauche le pilier géant qui tombe de la voûte et la prolonge jusqu’à l’amas de galets ; dans ton dos des rangées de bateaux à voile et des garages à canoës ; tu les as aperçus en descendant tout à l’heure ; n’y as presque pas prêté attention ; te languissais de voir la mer ; et là tu les regardes en tournant la tête  ; ils attendent la mer eux aussi ; beaucoup de blanc sur les coques des petits voiliers ; quelques bandes de bleu ciel aussi ; pour faire joli ; les canoës sont couleur miel ; il est tôt ; l’air est tiède ; la petite digue en face de toi ; c’est vers là que tu nageras ; tu marches dans la mer en serrant ta bouée d’abord puis en la lâchant au fur et à mesure que tu avances et que tu perds pied ; l’eau est bonne ; très salée ; elle pique un peu les yeux ; de tes lèvres tu frôles la surface ; couleur argent avec ce bleu clair du ciel qui se mélange : Maman te dit c’est bien mon chéri, tu nages bien ; tu agites tes jambes et ne sens plus les galets sous tes pieds ; tu n’as pas peur ;

Pont de la Fausse Monnaie ; hiver 2016

les galets se sont obscurcis ; tu t’y enfonces encore un peu avec tes chaussures de marche ; à chacune de tes promenades c’est pareil qu’avant ; ce bruit de billes qui se cognent ; une forte odeur de pisse mêlée au parfum d’iode ; la paroi qui chute de la voûte est parcourue de flaques d’humidité de haut en bas ; au coin du pilier de gauche les vestiges d’un feu ; du bois calciné et des cendres grises et foncées ; juste à côté un sac de couchage abandonné ; là où s’échouaient les contrebandiers s’installent les sans abri ;  les voiliers et les canoës garés derrière un peu plus haut ont pris un coup de vieux ; le blanc est plus mat ; le bleu clair un peu craquelé ; ces bateaux n’ont pas touché la mer depuis combien d’années tu te demandes ; les paquets d’algues traînent toujours près de l’eau ; plus claires il te semble que les algues de l’enfance ; tu marches sur des sacs plastique et des canettes vides ; quelques unes mais c’est déjà beaucoup ; tu te demandes où est passée ta bouée depuis tout ce temps ; aucune trace de sang nulle part ; tu entends le bruit des voitures au-dessus du pont sur la Corniche ; la mer est calme ; trop froide pour se baigner ; et puis maintenant que tu sais nager tu préfères aller sur les rochers en prenant le chemin qui longe le haut mur blanc à main droite ; tu aperçois les graffitis qui le salissent ; l’air est froid ; le soleil est en train de s’en aller vers les îles ; en remontant le chemin tout à l’heure tu surplomberas la petite digue ; après le virage lorsque le chemin redescend vers les rochers tu les verras ces îles que tu rejoignais à la nage avec les copains ; il a fait très beau aujourd’hui et la lumière teinte de rose tout ce qui s’offre à elle ; Maman est partie ; tu n’as toujours pas peur car elle continue de te regarder et de te parler.

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