« Les chambres à gaz point de détail
de l’histoire de la seconde
guerre mondiale. » Il a remis ça ce matin à la radio, le fondateur du FN. Nausée. Une nouvelle fois. Exaspération aussi. Pourquoi continue-t-on à ouvrir micros et caméras à cet individu qui se vautre dans la haine et la négation de l’histoire ? Pour passer ma colère, je ressors ce texte publié il y a quelques mois suite à une ènième poussée de saloperie.
La ligne rouge
Ils viennent de me passer les menottes. Je grimace à l’intérieur des lèvres. À peine mal mais je grimace de cette douleur sourde qui affleure depuis si longtemps à chacun de ses mots barbares. Elle se taira maintenant
cette douleur. Car il ne parlera plus jamais.
Garde du corps je fus de cet homme-là pendant quinze ans. Recruté
à ma sortie du régiment de paras. Il était venu faire son marché in situ dans la cour
de la caserne. Connaissait bien l’endroit car il avait été para lui aussi. L’Indo. L’Algérie.
– Cherche un gars baraqué et courageux, un gars qui en a dans le pantalon, il avait dit en riant de sa bouche humide et ridée.
J’avais fait l’affaire. Ça n’avait pas traîné. Choisi
surtout parce que ma peau est très foncée.
– Ça clouera le bec à tous ceux qui me traitent de raciste, il avait lâché devant
le colonel. Sans même me regarder dans les yeux.
J’avais dit oui parce que j’aime les défis. Fils de Tirailleur algérien je suis. Mon père libéra Marseille aux côtés des Tabors marocains. L’assaut à Notre-Dame de la Garde en août 44, il en fut. Patriote il s’était dit. Ça m’avait bien plu. J’aime ma patrie moi aussi. L’avais salué au garde-à-vous. Ensuite, j’étais parti du régiment à ses côtés. Avions marché au pas je crois en avançant vers sa voiture. Lui, fredonnait un chant militaire.
« Contre les Viets, contre l’ennemi
Partout où le devoir fait signe
Soldats de France
, soldats du pays
Nous remonterons vers les lignes »
Je me souviens. Il m’avait d’entrée glissé quelques gros billets dans les poings et montré ma chambre. Une piaule à l’étage de sa propriété aux murs blancs gardés par des chiens aussi baveux que gros. Leur ressemblait un peu je trouve.
– Tu dormiras là. Je te sonnerai. Tiens-toi toujours prêt. Je voyage
beaucoup. Tu m’accompagneras partout. Je suppose que tu sais conduire ?
Chauffeur
je fis aussi. La grosse Mercos, ça se conduit tranquille. Lui derrière à passer ses coups de fils. Toujours le costard impeccable, la cravate qui va bien, la pochette au revers assortie. Une forme d’élégance qui jurait dès qu’il ouvrait la bouche et que pleuvaient les insultes au téléphone. Lui derrière à engueuler le monde entier. Moi devant
à le mener à ses réunions, ses meetings, ses rendez-vous
d’affaires. Lui derrière à baver ses « bougnoules, négros, citrons, youpins, etc… » S’excusait à peine ensuite, mais un peu quand même.
– Toi, tu n’es pas pareil. Tu es fort. Tu es un soldat, il me disait.
C’est vrai que je suis un para et que je ne crains personne. Il pouvait compter
sur moi lorsque nous arrivions quelque part et que ça brassait sévère aux abords des salles de meetings. Il était attendu. Banderoles, affichettes et slogans y’avait : « Le fascisme ne passera pas ! » je lisais. Comprenais pas bien. Connaissais pas le fascisme. Jamais trop été à l’école, moi. Je le protégeais, lui traçais sa route jusqu’à l’entrée et surveillais les allées et venues dans la salle, le calibre en veille dans son étui, là, côté cœur. Au retour dans la Mercos, me demandait de mettre l’un de ses disques préférés. Les éditait, je crois. En allemand ça chantait. Il fredonnait derrière en remuant la tête. Ne connais rien à l’allemand mais c’était entrainant. Comme des marches militaires.
Quinze ans, donc, ça a duré. Jamais eu à me plaindre de cette vie malgré les hurlements et les insultes. Ai appris à les endurer. J’en ai dans le pantalon, donc ne me suis jamais laissé traiter de melon. Mais ce soir, il a franchi la ligne rouge avec son « Monseigneur Ebola qui peut régler en trois mois le problème de l’explosion démographique ». En reprenant le volant
, je lui ai fait remarquer que ça n’était pas joli de parler comme ça des gens qui souffrent. Que dans le temps, en France
aussi ils faisaient beaucoup de minots. Lui ai parlé de mon père Tirailleur algérien.
– Ferme-là, sale négro, il m’a lancé. T’occupe pas de ce que tu ne comprends pas !
Les flics ont gardé mon calibre. Les menottes me serrent un peu aux poignets mais je me sens soulagé. Lui, il vient de repartir dans une ambulance. À la place de derrière, comme toujours. Je viens de lui coller une balle dans la bouche.
Eric Schulthess