꧁ Jachères ꧂

Jachère #71

C’est donc ainsi
Ta voix absente
De l’autre côté
Longer le mur de Saint-Pierre
Se perdre du regard dans les allées
Chercher le chemin en vain
Jusqu’à l’étourdissement.
C’est donc ainsi
Le tramway passe et repasse
Je te fais un signe à travers la vitre
Vers les collines en surplomb
En direction de la rosace de pierres où tu t’es dissoute
Tu ne réponds pas.
C’est donc ainsi
Ne me parvient que le parfum des roses
J’aperçois l’éclat des feuilles vert foncé
Et la lumière de mars qui caresse la pierre
Plus rien de toi ou presque
Une abeille timide butine les brins de lavande
Tout autour des galets blancs où reposent tes cendres.

Jachère #70

C’est donc ainsi
Le printemps se rapproche et tu l’as oublié
Délaissés les crocus et les narcisses
Tu n’avances plus parmi les fleurs.
C’est donc ainsi
Déjà cinq longs mois à constater le vide
À ne plus pouvoir dire jamais plus
Sans étouffer de vertige
Sans frissonner d’effroi.
C’est donc ainsi
Nos sentiers gèlent sous mes semelles
Nos bancs désertent l’azur
Nos rires ont chuté dans le canal tari.

Jachère #69

C’est donc ainsi
Encore et encore tu grelottes
Notre hiver s’éternise
Il étire son ciel de grisaille
Si peu de douceur sur le chemin
Si peu de bleu au toit des cieux
Continuer d’avancer les yeux égarés
Vers l’horizon que nulle hirondelle ne dévoile.
C’est donc ainsi
Me revient par frôlements l’éclat de ta voix
S’en retourne le tempo que tu donnais aux mots
Se promènent les journées décorées de ton rire
Tandis que s’échappe peu à peu le reflet de tes mains sur mes mains.

Jachère #68

C’est donc ainsi
La neige a recouvert les galets au Jardin du souvenir
Ces cendres glacées
Ces minuscules fragments blancs et gris
Ignorent la morsure du froid
Ignorent la brûlure du vide
Ignorent le chagrin des survivants
Ignorent la force de la mémoire.
C’est donc ainsi
Toi, tu n’ignores rien de ce qui bat dans ce monde
Ni les rires des enfants
Ni les pleurs des grands
Ni les flocons qui fondent sur les galets au Jardin du souvenir.

Jachère #67

C’est donc ainsi
Les secondes passent
Et les heures
Dans l’absence de toi
Parfois elle flotte autour de mes yeux
Vive et précise comme tu étais
Parfois l’absence de toi me tient à distance
Douce et prévenante comme tu fus
Parfois elle m’assaille et me frappe à la tête
Au plexus
Aux genoux
Et je hurle pour la dissuader de s’immiscer plus profond.
C’est donc ainsi
Les semaines défilent
Et les mois
Dans le manque de ta lumière
Glacé je reste
Au ralenti comme tu ne voudrais pas que j’erre.
C’est donc ainsi
Dire que tu es déjà si loin me désespère.

Jachère #66

C’est donc ainsi
Tu n’auras donc pas aperçu l’horreur
Tu n’auras pas reçu l’effroyable secousse
Ils n’auront pas ajouté du chagrin à tes chagrins
N’auront pas réussi à nourrir ta colère
Cette colère que tu rentrais lorsque le rejet de l’autre se déchaînait.
C’est donc ainsi
Le grand malheur de Charlie t’aurait fait hurler
Toi qui refusais la violence
Toi qui abominais la haine.
C’est donc ainsi
Tu chérissais tes prochaines et tes prochains
Tu savais les entendre
Les écouter
Les lire.
C’est donc ainsi
Le monde où tu avances n’entend plus les fusils
Paraît-il…
Puisse-t-il te garder à l’abri de la folie des survivants ici-bas.

lecoquelicot

Jachère #65

C’est donc ainsi
La pluie a emporté tes cendres
Dis-moi qu’elles se sont glissées sous terre avant que déboule le gel
Dis-moi que tu n’as pas eu froid.
C’est donc ainsi
Utile fus jusqu’au bout du bout
Aideras à comprendre le mal
Aideras à soigner les souffrantes et les souffrants
C’est sûr.
C’est donc ainsi
Es retournée où tout a commencé pour nous pauvres humains
Cette terre natale
Accueillante pour toi
Hostile pour tant et tant.
C’est donc ainsi
Le gel a épargné tes cendres
Dans l’immense cimetière où flottent tant d’âmes oubliées.

lecoquelicot

Jachère #64

C’est donc ainsi
Sans un battement d’aile
Tu es passée de l’autre côté du solstice
Le temps s’est rallongé tel un foulard élancé
Ignorant la césure
Ignorant le chaos qui colle aux secondes tues.
C’est donc ainsi
Ton odeur volette encore
Dans cette chambre vide où tu marchais sans peur
Ignorant le décompte des jours et des nuits
Ignorant les pleurs éparpillés.
C’est donc ainsi
Rien ne dilue le chagrin
Rien de rien
Toi, tu sais l’immensité des astres
Ignorant les siècles finis
Ignorant nos pauvres décennies
Tu parcours des sentiers de lumière
Je sais que tu me souris.

lecoquelicot

Jachère #63

Tant de petits matins
Tant de visages enfouis
Tant de pas esseulés
Tant de poubelles fouillées
Tant de courants d’air
Tant de rats aux aguets
Tant de bruits étouffés
Tant d’errants abandonnés
Tant de morts de la rue
Tant de petits matins

lecoquelicot

Jachère #62

C’est donc ainsi
Lorsque tombe le crépuscule
Je cherche le tempo de ta voix tue
Nuages rougis de vent
Horizon ouvert à tant de latitudes
Tu voyages partout où se posent mes yeux.
C’est donc ainsi
Partir ne gomme rien
Partir souligne les contours de tes gestes
Partir ravive le son de tes mots
Partir ressuscite la trace de tes pas dans cette ville nôtre.
C’est donc ainsi
Lorsque la nuit glisse sur les toits et les arbres
Tu jaillis en souriant
Tu prolonges l’enchantement
Tu poursuis ton histoire
Tu lances un pied de nez au point final.

lecoquelicot

Jachère #61

C’est donc ainsi
D’heure en heure et de jour en jour
Tes réponses se dispersent dans l’air respiré pour deux.
Jamais plus
Barillet vide face à ces mots
Désarmé devant l’abîme
Engourdi par le poids du silence.
C’est donc ainsi
Au fil des semaines la barque grince et pleure
Nous y voguions ensemble
Sur le sel de nos phrases
Sur l’écume choisie
Sur la vague douce
Jusqu’aux montagnes qui t’appelaient.
C’est donc ainsi que se referme le passage tracé sur ces siècles
Invisible chemin vers l’autre monde et la lumière promise
Je l’entrevois en rêve
Là, vers cette ligne qui embrase l’horizon
Enseveli sous le sombre fardeau de ton absence.

lecoquelicot

Jachère #60

C’est donc ainsi
Les heures filent leurs mailles sombres
Sans la musique de tes aiguilles
Sans ton déroulé de pelote
Sans le scintillement de tes doigts
C’est donc ainsi que repose l’ouvrage
Dans le silence de ces nuits où je crois t’entendre rire
Dans l’étirement des secondes noyées
Dans l’absurde renvoi des échos
C’est donc ainsi que tu t’ébats
Si près de nos pauvres carcasses
Si près des pas éparpillés
Si près de nos destinées de comètes

lecoquelicot

Jachère #59

C’est donc ainsi
Ta chambre vide
Envolé ton lit de douleur
Dès le pas de la porte
Retrouver le parfum des crèmes pour ta peau sèche
Au mur, le petit tableau avec les fleurs
C’est donc ainsi que se creuse le manque
Le vide rode
De l’autre côté de la fenêtre
Les collines et le ciel que tu regardais
Par bribes
Quelques éclairs de paupières
Avant l’appel de l’obscur
C’est donc ainsi
J’entends encore le souffle las de ta voix
Ton murmure que chassait le silence
Résonnent aussi ton rire et ton appel lorsque j’arrivais
Dans cette pièce où entre encore la lueur des journées de ce monde
C’est donc ainsi que s’égrène l’impitoyable temps du deuil

lecoquelicot

#Jachère 58

C’est donc ainsi
Le papier reste blanc
Rien qui ne puisse graver ton absence
Fourreau de larmes ouvert à la froidure
Blancheur des lumières de cette ville
Tu y fis tes premiers pas
Y vécus
M’y donnas le jour
Page planche à chaque coin de rue re-parcourue
C’est donc ainsi que se dessine le chemin de manque
Tu résonnes partout et pourtant
Mes doigts tâtonnent dans le vide
Le papier reste blanc
Comme la rose orpheline
Elle se souvient que tu m’attends

lecoquelicot

Jachère #57

C’est donc ainsi
Le royaume des larmes
Je t’entends me gronder
Pleurs inutiles puisque la fin est sonnée, dis-tu
Rire plutôt du temps qu’il reste pour respirer ce monde
Cette distance était ta distance paisible
Depuis des années tu la parcourais
Calme
Sans rancoeur ni colère
C’est donc ainsi que je demeure
Glacé de ton absence
Empli de ta voix et de ta douceur
Pauvre fétu de chair et de peau
Je chemine à l’aveugle
Et tu me dis de surtout pas abdiquer
Je t’obéis
C’est donc ainsi que le deuil se dessine
À pas feutrés
À regards de révolte
À minutes glacées
Et ce temps qui file en sourdine
Tu y es juchée et me demandes de voguer en paix
Maintenant que tu avances vers l’autre monde
Paisible et aimante
Comme tu le fus du temps de ta splendeur

lecoquelicot

Jachère #56

C’est donc ainsi
Te voilà partie sans prévenir
Tu as filé en douce à l’aube
Épuisée par journées de langueur
Matins de coton profond
Après-midi de plomb
Soirées teintées de soubresauts
Nuits d’errance au fond de ton lit de peine et de morphine
C’est donc ainsi que ton corps a glissé vers l’autre monde
Au petit jour
Dernier souffle effleurant la flamme
Lueur évanescente
Le sentais ces jours-ci
Les ondes refroidies me réveillaient
Os transis
Les miens
Les tiens
Automne en pente de glace
C’est donc ainsi
Je t’entends réclamer les refrains du passage
Les paroles vers l’autre rive
Les mots d’amour qui nous unissent
Uniront
Là-bas comme ici-bas
Maman chérie

lecoquelicot

Jachère #55

Existent ils encore ces sentiers de fraîcheur
Où nous partions matin emplis de mots paisibles
Tu n’y marcheras plus l’automne me l’a dit
Plus la force de croire aux jours de promenade

Je ne les connais plus ces arbres caressés
De tes doigts assurés qui s’étonnaient d’un rien
Tu n’y glisseras plus tes souvenirs d’enfant
Tu n’y graveras plus les cœurs de l’innocence

Maintenant que ce monde te laisse t’en aller
Je garde au plus profond la trace de nos pas
Sur ces sentiers étroits où nous riions ensemble
Nous n’y passerons plus et je pleure ici-bas

lecoquelicot

Jachère #54

C’est donc ainsi
Tes doigts effleurent l’écran
À peine
Manquent de force pour naviguer à ta guise
Ongles trop longs, tu m’as dit
Les ai coupés comme ceux d’un bébé
Clic, clic, clic
Tes doigts frais au creux de mes doigts
C’est donc ainsi que ton toucher te lâche
Te fâches un peu
Mais tu gardes intact le souvenir des cachemire, des laines, des tissus
Tu sais l’allure d’une maille
Tu connais le sens d’un velours
Le doux de sa nervure
Tu n’oublies pas le plaisir de soigner le linge
C’est donc ainsi que tu files ton coton
Élégante tu tisses ton sentier vers les contrées d’étoffes
Douce encore, telle une caresse lancée aux anges qui t’invitent là-haut
Pas pressée de les rejoindre mais le désir rode
Belle encore, portée par tes yeux clairs et curieux
Lasse aussi de ne plus souvent lutter contre le poids des paupières
C’est donc ainsi que tu t’effiloches
Happée par l’autre monde
L’au-delà, tu m’as dit
L’au-delà

lecoquelicot

Jachère #53

C’est donc ainsi
Tu dégustes une miette
Frêle oiseau allongé sur ton nid de laines douces
Une miette de mousse posée en bout de cuillère
Tu la savoures en souriant
C’est donc ainsi que tu te nourris à présent
Mousse au chocolat noir
Tes lèvres fines en brunissent de plaisir
Souviens-toi des gâteaux du dimanche
Tu ne les oublies pas
Nous les partagions tous ensemble
C’est donc ainsi que tu résistes
Jusqu’au bout des papilles tu te bats
Tu retiens les saveurs de cette vie, à petits pas
Comme un oiseau qui ne veut pas encore s’envoler
Tu restes lovée là face aux cieux d’automne
Les yeux imprégnés de gourmandise
Tu ne renonces pas
C’est donc ainsi que tu poursuis ton chemin de douceur

lecoquelicot

Jachère #52

C’est donc ainsi
Tu frissonnes comme en plein hiver
Le froid s’avance
Il s’insinue
Le froid t’encercle jusqu’aux ongles
Phalange après phalange
Assiégée, tu grelottes en silence
Juste en face de la fenêtre dardée du soleil de septembre
C’est donc ainsi que tu t’échappes vers l’autre rive des pôles
Les laines aimées de tes doigts doux s’effilochent
Les pelotes balbutient le refrain éteint des aiguilles
Plus la force de les bercer à la ronde
C’est donc ainsi que tu te faufiles à travers les mailles
Usée
Plus le désir de lancer un nouvel ouvrage
Allongée sur le fil des journées arrachées à la douleur
Paisible tu résistes et tu souris
Tu fais face comme toujours
Effleurée par les mots et les sons comme un ange en route vers les nuages
Bientôt hors du temps
Juchée au bord de ce monde inconnu où s’écrit notre futur commun

lecoquelicot

Jachère #51

C’est donc ainsi
Apaisée enfin, dis-tu
Angoisses laissées derrière
La douceur de ce que tu touches du bout de tes doigts, dis-tu
Le calme avant le soupir final
C’est donc ainsi que tu te faufiles entre les heures
Le matin, tu te laisserais bien emmener vers l’autre rive
Ensuite, les voix et les mots et les messages te parviennent
Ravivent la lumière
Et ta voix repart vers les plaines où tu courais jadis
C’est donc ainsi que tu chemines vers la fin
Dans la douceur et le partage d’infime et de profond
Dans l’évocation de ce Dieu auquel tu ne crois plus depuis des lustres
Ce Dieu fainéant pour les vivants
Je sais que de l’autre côté de ce monde existent des rivages
Des forêts, dis-tu
Des mers belles et douces
Je sais que je t’y rejoindrai lorsque sonnera l’heure et que tu me raconteras

lecoquelicot

Jachère #50

C’est donc ainsi
Le regard plus clair qu’un reflet de lune
La voix en fuite lente
Le sourire enfantin, édenté
Les mains froides mais tièdes encore un peu mais fraîches
C’est donc ainsi que tu t’apprêtes à partir
À sortir du jeu
À filer jusqu’au bord de ce monde et puis disparaître
Lasse de ces journées et de ces nuits où sourd la douleur
Usée par le goût de plus grand chose
Impatiente un peu d’aller voir si là-bas il n’y a vraiment plus rien de rien
C’est donc ainsi que tu t’éteins
Comme une luciole absorbée par l’aube claire
Comme une flamme privée d’obscurité
Comme une âme en quête d’autre voyage
C’est donc ainsi que tu chemines vers la fin
Cette fin qui me guette aussi et qui sonnera nos retrouvailles
De l’autre côté de ce monde où il faut hélas que nous tombions tous

lecoquelicot

Jachère #49

Laiteux ce ciel
Impassible
À peine strié de jets perdus là-haut
Semaine en suspens
La ville se traîne
À peine chahutée par les râles des amants
À peine étonnée des coqs enroués
Et ce mistral peureux qui n’ose braver le morne blanc des cieux
Semaine en sas

lecoquelicot

Jachère #48

Grignoter la lumière
Ronger le présent
Raboter les jours
Posés à petits pas sur la nappe des cieux comme cailloux de coton
Secondes et minutes évanouies
Lente avancée de l’obscur
Surprenant crépuscule
Il y a peu s’avançait plus tard parmi nos ombres
Ce temps qui file entre les regards et les souffles
Muet
Chargé de nos mots
Apaisée, ma mère sourit dans le soleil finissant

lecoquelicot

Jachère #47

Nocturnes
Piano
Écouter les yeux clos
Se glisser dans la peau d’un maestro
Se réveiller les doigts gourds
Perché dans les bourrasques
Secoué de mistral.
Sourire au souvenir exquis de cette Suite-Chopin
En plein coeur de ville
Il était une fois sous les toits
Oui, une seule fois
Champagne, embruns aux vitres, gabians dans le ciel
Accrochée au mur, la photo du maître aux cheveux fous
Il s’offrit ici une exquise escale en bord de mer
Quelques mois aux côtés de sa douce
Puis remonta de nuit vers le vent du nord.

lecoquelicot

Jachère #46

Ils avancent sans trembler
Le long des quais de mémoire
Les yeux hissés vers les fenêtres
D’où les belles les attiraient.
Sans trembler, sans larmes et pourtant
Strates lourdes aux épaules
Palpables à l’oeil nu
Ces souvenirs à torrents lorsque les promenades s’éternisent
Pesants.
Ils avancent et bientôt se poseront pour longtemps dans la pierre
Du lierre aux murs
Des fleurs
Beaucoup de fleurs pour célébrer le temps des regrets

lecoquelicot

Jachère #45

Déjà l’août chavire
Les tissus légers ne suffisent plus
L’été se faufile entre les pluies
Il n’ose plus clamer sa force
Il ne sait presque plus donner son sirop
Il s’alanguit près des flaques.
L’août s’égare en secret au creux des nuits fraîches
Comme une zébrure de lézard entre les pierres
L’automne attend son heure
Bientôt les nids désertés et les chaussettes à la rescousse

lecoquelicot

Jachère #44

S’avancer à pas lents
Les ronces s’ébrouent au chemin des splendeurs
Plus de pluie pour étonner les cils
Juste ces rayons cléments  qui chassent les démons
S’avancer à pas doux le long des prés
Le matin est revenu
Espéré tendrement
Goûter l’éclat de la rose et la fraîcheur du jasmin

lecoquelicot

Jachère #43

Face contre face je demeure
La pluie ruisselle
Flot bienfaisant
L’orage charrie les colères rentrées
Vienne le temps du grand déluge.
Apeuré se conjugue au plus que parfait
Chasser les palabres amères
Gommer les vieilles vapeurs
Bannir l’âcre
S’en remettre au fatras sourd des merveilles
Celles que l’on cueille au-delà des ornières
Face contre face je perdure

lecoquelicot

Jachère #42

Ces statuettes en pierre
Ces frêles colons en bois peint
Ces photographies passées
Sépia ou pas
Les dévisager, leur cligner de l’oeil avant qu’elles nous enterrent.
Comment serait-il transformé en objet ?
Sans idée, sans émoi, sans pensée ?
Se rêver objet
Même vieux
Ou bien arbre
Ce serait mieux arbre vieux
Eux remarquables, tandis que tant d’humains se terrent sans reflet ni lumière.
Se rêver océan
Plus immortel encore que les choses
Refuser l’inéluctable ensablement
Pleurer la disparition de l’espèce de rêveur qui parle aux objets vieillis

lecoquelicot

Jachère #41

Attendre en vain
Pourtant, essaimer la patience avant la chute
Espérer qu’il existe encore un abri pour les errants.
Le long des rivières et des fleuves
Happer le courant qui conduit tout en bas
Rapides accueillants
Criques craintives
Savourer le paradoxe de ces milliers d’embruns éphémères.
Attendre en vain que scintille le signe qui répare
Absorber le tempo clair des secondes
Goûter leur chemin fugace
Évidence bue et ruminée.
L’homme vieillit et se dessèche
Loin des rivières coule l’approche froide de la fin

lecoquelicot

Jachère #40

Râper son crâne aux rochers de l’enfance
Dévaler les rives claires
Absorber l’azur assombri
Qu’importe
Tendre l’oreille aux frôlements de plumes
Poursuivre sa route vers les remous
Tel une truite
Tel un oiseau de passage
Ravaler sa colère lorsque rugit l’orage
Se rappeler les genoux écorchés
Les éraflures aux ronces sèches.
Râper son crâne aux rochers de l’enfance
Lorsque les bleus et les cicatrices brûlent en douce
Ravaler sa colère lorsqu’approche l’écho des traces
Poursuivre sa route
Se rappeler
Cicatrices
Nuit

lecoquelicot

Jachère #39

Cette douceur de frontière, là, au réveil
Elle se frôle à pas menus
Rechercher sans en avoir l’air les vestiges du passage
Entre pays furent des lignes au sol
Des guérites
Des hommes en armes qui attendaient
Et maintenant plus rien
Douceur de frontière évanouie
Douceur de ce souvenir d’adolescence
Douleur de ce qui se disait ici sur ce qui se commettait là-bas
Si proche à présent mais infranchissable avant
Cette douceur de frontière, là, qui emplit la tête en jachère
Souvenir de la lumière qui filtrait de l’autre côté du pays vers la mer
Un pied de chaque côté
C’était absurde
Serais bien resté planté là sans choisir où migrer
Émigrants
Immigrants
Frères au destin de charpie
Quand donc goûterez-vous aussi cette douceur de frontière ?

lecoquelicot

Jachère #38

Le brouillard, là.
Il campe autour des toits et des façades
S’est installé à petits pas pendant que nous dormions.
Le brouillard remonte sans doute de la rivière, là-bas
Il s’insinue, il s’invite, il s’enfonce, il susurre des secrets
Parle de ceux qui se lancent dans la nuit pour aller pointer
Raconte les ultimes baisers des amants avant la déchirure
Souligne la cruauté brute des matins de solitude
Ressuscite le souvenir fugace des enfants d’autrefois
Les enfants partis, évanouis, envolés vers l’azur invisible
Ravive les plaies des veuves
Pleure avec elles leurs promis appelés au combat
Le brouillard, là.
Il prend son temps
Sans pitié pour les pauvres carcasses des vagabonds ensommeillés.

lecoquelicot

Jachère #37

Survivre au glacis des os amoncelés
Se secouer la carcasse
Écarter le spectre saumâtre
Tirer la langue à ce vieux monde suintant de sordide sous les ruines
Se persuader que sous les immondices subsiste un sol clair
Se sécher au souple souffle du jour nouveau
S’allonger au soleil sans redouter la saillie de la salissure
Savoir que l’enfance persiste grâce à eux, ces petits innocents
Les embrasser et sourire

lecoquelicot

Jachère #36

La nuit a gagné sa face
Il fait soleil pourtant
Voit-il les vagues argenter la mer ?
Le mendiant pose ses yeux vers le sol
Soucoupe vide
Passants avancent insouciants
Vacances
Une pause au royaume des aveugles
Un espace fulgurant
Parenthèse sèche et sourde au souffle du mendiant
Perdu dans une nuit cannibale
Sous le soleil de Roses

lecoquelicot

Jachère #35

L’orage presque aux portes des jardins
Chaudes roches désertes
À peine un souffle le long des façades
Les passants courbent les épaules
Les chiens s’agitent
Les arbres frissonnent
Un éclair s’immisce à l’horizon
Tonnerre muet
L’homme rêve de tempête
Repu de silence
Las de cette attente lourde et brûlante

lecoquelicot

Jachère #34

Cette lourdeur dure à dire
Pourtant les hirondelles
Passerelles mouvantes et joyeuses gorgées de secondes
Lourdeur à peine tenable
Mais le vol et les cris aigüs
L’azur adouci
L’orage retenu
Alors reprend l’envol des pensées belles
Les toits amnésiques frôlés
Ailes amples déployées
L’horizon n’ose refuser

lecoquelicot

Jachère #33

Cerisiers timides
Épouvantails impatients
Désarticulés, à l’ombre encore
Labours profonds
Gémissements de fleurs coupées
Pétales étalés au pied des fossés
Épouvantails remisés
Terrés au fond des hangars
Cerisiers engourdis d’hiver
Personne encore pour leur cueillir un sourire

lecoquelicot

Jachère #32

Prés insolents
Clôtures rouillées
Écorces balafrées
Coeur sec
Sentiers trempés
La canne racle
Les semelles n’osent
Les doigts récitent les sels de labeur
Prés déserts
Écorces à vif
Coeur oublié
La mémoire en charpie

lecoquelicot

Jachère #31

Boue beige aux semelles
Sillons larges vers l’aube grise
Avancer en ordre muet
Sans une ombre de poussière
Boue patiente, sillons profonds
Lancés vers la ligne qui ouvre le jour
Ordre survivant depuis des siècles
Aucun grain de poussière
Aucun souffle de vent
Ne peut contester ce silence
Même le champ en jachère à côté en reste tatoué

lecoquelicot

Jachère #30

Une once de poudre ocre
La paume effarée
Semeur sans boussole
Parmi les rafales et les cahots
Sans boussole et sans sillon
L’ocre clairsemé
Paume endeuillée
Le semeur reprend son souffle et s’avance
Sans boussole
Ses doigts lancés vers le sol.

lecoquelicot

Jachère #29

Salive sèche et claire
Paupières livides
Glaner sans répit
Oublier les doigts rêches au creux des épluchures.
Le sablier s’écoule en silence
Il renonce aux remous
Sèche la voix sale qui hurle soudain
À travers les doigts aux phalanges lasses
Silence de glace quand chute le rideau au nez des affamés.

lecoquelicot

Jachère #28

L’écume agitée
Roches salées du ressac incessant
Et ces vagues à peine aperçues
À l’horizon le phare déserté
Impatient que coule le crépuscule.
Roches salées du pleur des marins
Noyés de chagrin un jour
Loin des lueurs
Loin du phare
À des nuits et des nuits d’ici
Loin du ressac salé et des rires évanouis.

lecoquelicot

Jachère #27

Algues lasses
Ressac incessant
Et cette eau qui se fond et se fond
Rester là, tout au bord
Oser un pied
Rêver de glissade, d’écorchure, de sang salé,
Retrouver l’apnée jusqu’aux cicatrices de nacre

lecoquelicot

Jachère #26

Ligne tendue vers la roche
La mer en bas
Comme oubliée
Sel en larges gerçures.
Le sale grignote
La ligne accrochée
La roche muette
La mer poursuit sa danse sans se soucier

lecoquelicot

Jachère #25

Longer les dérives.
Frôler les cahots.
Glaner les vestiges.
Deviner les strates
Approcher les bribes.
S’immiscer.
Se tapir, puis
Longer encore ces rives décharnées.

lecoquelicot

Jachère #24

Il fouille comme fouillent les rats
Sous le vaste bras du crépuscule
Le menton à peine incliné vers le sable
Piétiné
Honte blanchâtre à ses paupières
Saupoudrée
Il fouille parmi les déchets
Il a faim
Le crépuscule l’avale
Le sable absent maintenant
Délivré de tout passage
Paupières esseulées
Les rats rodent

lecoquelicot

Jachère #23

Aux creux des interstices
La pâture des abandonnés
Ils raclent
Ils puisent du bout de leurs doigts
Ils tanguent autour des pitances
Ils naviguent sans mer
Sans horizon
Ongles abîmés et voix pâles
Ils s’épuisent à force de se traîner
Nos frères délaissés

lecoquelicot

Jachère #22

Ces pas alignés à l’aveugle.
Sous le cri des semelles, tant de strates oubliées.
Étages de cendres concassées.
Ossements anonymes. Boue séchée anonyme.
Nos pas indifférents.
Aveugles et sourds aux malheurs des siècles.
Le ciel emplit leurs ombres tues.

lecoquelicot

Jachère #21

Les murmures étroits envahissent la nuit
Plus un souffle à partager
Ces maisons ou nul n’avance
Seul prolifère encore le souvenir
Des chutes effarées
Des cicatrices évanouies et des flux parfumés
Murmures tatoués, souffles tatoués
Traces d’antan.

lecoquelicot

Jachère #20

Bleue outremer la nuit chevauchée.
Tièdes les terrasses et les toits.
Le sait-elle encore ?
Se laissera-t-elle longtemps encore émerveiller ?
Outremer navigua son père.
Si loin des terrasses où elle jouait.
Nul n’a jamais su y chevaucher l’absence.

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Jachère #19

Dans ton ciel, il y aura des sucs et des parcelles de passé.
Juchés parmi les ombres claires.
Les journées fileront leurs échos essaimés.
Les sucs que tu dégustas.
Les parcelles que tu défrichas.
Les journées évanouies.
Ensevelies dans la clarté de nos mémoires vives.
Les journées éteintes que nul ne ressuscitera.

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Jachère #18

Nos pauvres peaux.
Pendues au-dessus des poussières.
Rendre gorge dans l’intervalle des pores.
Elles pendent, nos pauvres peaux. Elles se traînent. Elles feignent le silence.
Invisibles à l’œil nu, elles s’échappent.
Elles résistent au rabot.
Pauvre peaux pendues.
Dans le misérable intervalle ou s’installe l’oubli.

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Jachère #17

Rayures lourdes dans le ciel de la nuit. Les heures éteintes.
Sans sommeil. À l’abri du froid mais sans face à face avec le sommeil.
Rayures légères au creux des paupières. Guetter le matin.
Un ciel tout entier offert à la face.
Nuit sans une étoile. Pluvieuse.
Installé au bord d’un monde où pas même un abri n’existe face à l’aube éteinte.

lecoquelicot

Jachère #16

L’homme surgit à pas de coton sur le trottoir.
L’autre monsieur balaye devant sa porte.
L’homme main tendue. Apnée. Regard sec.
Au ralenti le poids de sa gêne.
Le film déroulé comme sur un drap gris et graisseux.
L’autre monsieur file aveugle vers l’angle mort.
L’homme aux jambes balayées de faim.
Au ralenti le demi-tour et la plongée vers l’ombre.
Autour des hommes les tremblements des portes sèches.

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Jachère #15

Ils se terrent. Recroquevillés sur le goudron sale.
Même leurs chiens n’espèrent plus de quoi réveiller leur rage.
Terrés et posés là.
Les heures les effleurent à peine.
Sales, ils ont lâché prise.
Ils n’ont ni toit, ni foi, ni roi.
Nous les frôlons, sanglés de sale gêne.

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Jachère #14

L’angélus soudain. Ignoré des passants et des oiseaux.
Vestige des siècles des siècles.
L’angélus lancé à tue-tête vers les filaments dorés des mémoires.
S’agripper encore à son écho clair.
Sourire aux passants et aux oiseaux.

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Jachère #13

Les piquets en acacia fleurissent le long des chemins.
Travail des hommes oubliés. Moqués. Abandonnés au fond des vallées.
Cales aux paumes. Rudes cales. Sueur et matins sombres.
Oubliés nos paysans. Paumes pourtant ornées de larges racines.
Vallées ignorées.
Vallées et champs jonchés d’oubli et sourds au tumulte qui gronde au-delà des sommets.
Abandonnés au pied de cette ombre qui nous pousse vers le bas de l’abîme.

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Jachère #12

Cimetière de campagne blotti sous une trouée d’azur.
Couvert de moisissure le granit des tombes.
Limaces errantes sur le marbre.
De l’autre côté de la murette, tant de soldats sans sépulture.
Retourner à la boue, à la froidure des fossés.
Là où roule la rosée et dévalent cailloux et feuilles délaissées.
Moisissure. Chemin commun. Tout en bas.
Bien plus bas que le jardin des âmes.

lecoquelicot

Jachère #11

Soudain, le tocsin.
À cheval sur les secondes, chaque note choit du clocher.
Impossible silence entre elles. Pause sale entre chacun de ses coups.
Le son juché sur les toits, les monts, les cimes. Tapi sur les germes.
Sourd l’on se rêve, pétri de honte. Le son accroché au moindre nid.
Le tocsin. Il fige les désirs.
Il glace toute envie de laisser couler la vie au creux des ventres.
Silence absent. Toits effondrés. Cimes orphelines. Germes atrophiés.
Le tocsin fauche et s’étale en gris comme un océan de misère et de peur jeté à la face des survivants.

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Jachère #10

Coupure abrupte. Vertigineuse.
L’arrachement claque après la lame.
Chaque cellule se tend vers le miel de ce qui fut.
Deviner la frontière, le passage, le col qui raye de la carte les rires et les mots d’avant.
Caresser les cicatrices. Chérir les vestiges. Aiguiser la lame.
Laisser le silence célébrer les mots évanescents.

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Jachère #9

L’encre déboule des gouttières.
Derrière les murs épais, les voix s’effilochent.
Noire encre. Dessins et frises.
Les gouttes tapotent l’âme.
Murs en paix peut-être. Ils laissent fleurir les fils de lumière.
Voix d’ébène. Enrubannée de phrases fines, la lame se faufile au plus près des cicatrices.

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Jachère #8

Cette plainte. D’où s’échappe-t-elle ?
Rien de lisible en ce printemps naissant.
Plainte amère à peine chuchotée.
Échappée fugace.
La lecture se lance comme un murmure de soif.
Naître comme une traînée de nuages évanescents.

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Jachère #7

Lune rousse au dessus des cités.
Déjà lointaine car les jours ont filé.
Claque l’épaule contre la façade.
Lointaines secondes qui approchaient la merveille.
Ces jours ont filé sans pitié.
Secondes tues. Merveille éteinte.
Le goût acre et révoltant de la pitié.
Lune rousse en perte douce.

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Jachère #6

Préparer l’insupportable deuil.
Inimaginable. Repasser par les ruelles où se lançait la graine d’espérance.
Deuil presque posé parmi les cieux.
Ces années fuient en silence.
Le deuil cicatrise sans crier.

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Jachère #5

Le phare au loin. Peur bleue qu’il s’éteigne à jamais.
Bleue la ligne jetée au large sur l’espérance. Dessinée, imaginée au fond de la mer.
Une à une, s’éteignent les lueurs au-dessus de la ligne. Noircis les rêves de large.
Au fond, restent les nacres. Le souvenir de ces nacres brandies au creux des paumes d’enfance.
Phares fragiles de nos journées d’été. Éteints à jamais.

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Jachère #4

Paisibles pins gorgés de pollen. Abondance orangée. Au bord de la cassure.
Dimanche se meurt.
Aucune abeille pour tenter la capture.
Pollen en grappes lancées au-dessus de la mer.
Imaginer la seconde où le crépuscule tombe et chasse l’orangé vers l’obscur.
La seconde en fuite. Les secondes enfouies. Rien ne revient des écorchures.
Pas même la mer lancée vers la cassure.

lecoquelicot

Jachère #3

Les roseaux tintent au vent. Timide caresse. Chaotique baiser à la lune.
Ce vent déboule par le nord encore vêtu d’hiver.
Baiser sauvé de l’indifférence absolue de la nuit.
Lune impassible.

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Jachère #2

Roches éboulées. La mer offerte et pourtant elles s’arrêtent en lisière.
Éboulées comme un abandon soudain. Les roches se taisent.
La mer offerte et le ciel si léger que nulle roche ne peut y survivre.
En lisière posées aussi les pensées du marcheur.
Il s’abandonne et voyage là-haut, où nul ne connaît le son de la chute.

lecoquelicot

Jachère #1

J’égrène les jours et lance les secondes vers le tréfonds.
J’égrène vers l’abîme.
Si une réponse tombe auprès de l’ombre claire, si tous les sursis claquent en boucle, je n’aurai plus assez de suc pour irriguer les survivants.
Le chemin ouvert. La lune croît et connaît les tourments de la pente.
Le chemin ouvert. L’abîme ouvert.
Ces jours ne reviendront plus. Plus assez de suc.
J’égrène et poursuis la cueillette. Les secondes palpitent

5 commentaires sur “꧁ Jachères ꧂

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