
Raconter en trois phrases un personnage en le décrivant « non pas en général, mais dans un moment précis d’une histoire…. non pas depuis lui-même, mais depuis son contexte et ce qui le meut ».
En raconter onze en tout.
J’avoue que j’ai tourné viré pendant de longues semaines avant de me lancer sur les traces des 68 contributeurs qui se sont avant moi laissé tenter par l’invitation-proposition de François Bon sur son Tiers Livre.
Peu ou pas inspiré suis depuis de très longs mois. Deux romans en jachère. N’arrive pas à faire émerger les mots qui pourraient leur donner un semblant de suite.
Seuls quelques poèmes parviennent à s’échapper de temps en temps de mon stylo.
Au quotidien, se résoudre à répéter et conjuguer le mot résilience au fond du brouillard de soi-même, et pas que dans l’écriture.
Et puis, une petite embellie avant-hier à la lecture de la très belle contribution d’Arnaud Maisetti à l’atelier de François. Ses onze personnages esquissés à partir d’expériences de voyages m’ont renvoyé illico à Shanghai, si chère à mon cœur.
L’an passé, mon voyage là-bas m’avait inspiré plus de cinquante Shanghaikus.
Je les ai revisités et me suis lancé en choisissant onze femmes approchées lors de mes séjours annuels à Shanghai.
Pour le plaisir et le mystère de la calligraphie, j’ai demandé à ma fille de traduire le titre de ce billet, en attendant de pouvoir moi-même un jour écrire correctement en chinois.
十一个上海的女人
1. Jia Jia dessine sur la peau des hommes les tatouages qu’ils ont choisis.
Au revers de sa main qui danse au rythme de l’aiguille gorgée d’encre, elle s’est fait tatouer le Mont Fuji d’Hokusai. Il l’accompagnera cet hiver au Pays du Soleil Levant, dans son premier voyage hors de Chine.
2. En attendant que le feu passe au rouge, Feng fredonne la ritournelle triste diffusée par son autoradio. Elle voudrait bien rentrer chez elle après ses dix heures de volant, mais tant que des bras se lèveront au-devant de son taxi, elle continuera de braver les embouteillages. À bientôt 70 ans, Feng travaille sans compter pour payer les études de son fils, futur avocat d’affaires.
3. Rue Fuzhou Lu, Zhen agite un éventail pour chasser la vapeur qui s’échappe de trois petits paniers ronds en bambou. Debout dans un réduit brun de crasse coincé entre une boutique dédiée à la calligraphie et un salon de coiffure, Zhen vend ses raviolis à la pièce. Un très vieil homme est allongé devant une télé miniature au fond du réduit. Sans doute son père.
4. Mei brandit en souriant la grosse pomme de terre arrachée du sol noirâtre de sa parcelle. Avec son mari Wang, ils se sont installés là un beau jour sans rien demander à personne. Depuis, sans rien échanger d’autre que des éclats de rire, ils cultivent leurs légumes. Mei et Wang n’ont jamais eu d’enfant.
5. Hua a oublié le son de la première pièce jetée par un passant sur le trottoir où elle joue du ErHu près de la station de métro Xindianti. Hua ne connaît ni le visage ni le prénom du jeune homme qui chaque jour la ramène chez elle sur son vélo. Hua est aveugle et fêtera ses vingt ans le mois prochain.
6. Ting Ting est en colère mais seule Niu, sa fille de cinq ans, le sait. Tout à l’heure, à la sortie de l’école, elle a tendu la main au maître mais il l’a ignorée. Au début de l’année, pourtant, elle était allée le saluer. Il lui avait même souri. Aujourd’hui, il n’a parlé qu’avec les mamans qui lui tendaient une petite enveloppe.
7. Agenouillée face à une croix aux lumières fluorescentes rouges, Xia-He murmure sa prière à Jésus les yeux fermés. Elle a rencontré le pasteur et la foi au moment où son fils Deng s’enfonçait dans l’alcoolisme. Aujourd’hui Deng est mort et Xia-He se rend au temple chaque jour.
8. Yun ne dit jamais un mot aux joueurs dont elle porte le sac sur le parcours du Sheehan Golf Club. Elle se contente de leur sourire, de tenir le drapeau sur le green et de leur nettoyer les clubs, comme on le lui a appris. Parfois on lui tend la pièce après la partie. Yun la refuse toujours et tente d’oublier qu’ici, le droit de jeu dépasse ce qu’elle gagne en un mois.
9. Li Na avait trouvé une place de vendeuse chez un boulanger installé près du Bund. C’est la première fois qu’elle travaillait depuis la fin de ses études de psychologie. Li Na s’y plaisait bien, mais demain, il lui faudra quitter la boutique car son patron l’a surprise ce matin en train de manger un croissant en cachette.
10. Lo Shen n’en peut plus de cette chaleur dans la salle d’attente. La climatisation est en panne, ils lui ont dit à l’accueil de l’hôpital. Près de six heures qu’elle patiente parmi des dizaines d’autres mamans et elle n’est pas sûre de passer avant la nuit. Lo Shen n’a plus d’eau à donner à Zhou, son fils de six mois, exténué de fièvre.
11. Dans l’avion qui la ramène au pays, Xiu ne relève pas les sourires moqueurs et les plaisanteries grivoises de quelques passagers avinés. Elle continue de leur servir du champagne, le visage impénétrable. Demain-matin, elle ira réclamer à sa compagnie de ne plus l’affecter sur la ligne Shanghai-Paris.