Shanghai est un trafic de folie

trafic

C’est l’une des plaies de la mégalopole
l’un des facteurs aggravants de l’affreuse pollution qui l’étouffe
et qui comme elle asphyxie tant d’autres grandes villes de Chine
omniprésente automobile trafic de folie
dès le petit matin et jusqu’à tard le soir
ralentissements bouchons embouteillages
sur trois files sur quatre files
patience indispensable
et vigilance extrême au volant
car on dirait que point de règles établies
point de code de la route
à gauche à droite on double partout
on déboite on klaxonne on queue de poisson
on accélère sur vingt mètres pour freiner presque aussi sec
on veut passer le premier arriver le premier au prochain pare-choc au prochain croisement on conduit à la six quatre deux
point de distance de sécurité
et curieusement miraculeusement peu d’accidents peu d’accrochages

partout priorité au plus gros au plus volumineux au plus puissant
camions bus camionnettes voitures scooters vélos piétons c’est la hiérarchie
le reflet désolant affolant d’une société où les plus petits ne sont rien ou presque rien
d’un pays où les plus humbles ne valent rien ou pas grand chose

davantage chaque année au volant il faut briller
faire péter les cylindrées
bien plus de voitures de luxe qu’à Monaco
des Porsche Maserati Lamborghini Mercedes à gogo
il faut exhiber son pouvoir d’achat
montrer qu’on roule gros puissant rutilant
tant pis si on fait souvent le plein si ça coûte cher
tant pis si en secret on se serre sur la nourriture à la maison
tant pis si jour après jour on se traîne à 50 à l’heure dans le trafic
pas grave si on perd son temps si on baille au travail si on arrive fourbu le soir chez soi
si on s’endort à table devant ses enfants
pas grave non plus si on emboucane la planète.

Shanghai est un stade

stade.JPG

Ils tournent sur la piste sans s’arrêter
retraités pour la plupart
chacune et chacun à son rythme
marche ou course c’est égal
avancent et avancent encore
soufflent crachent transpirent peu remuent les bras en moulinets

soudain tu croises une dame âgée
elle marche à reculons le regard vers le gris pâle du ciel
bon pour la santé la marche à contre-sens il paraît
tu voudrais que ce soit un peu aussi pour se distinguer se démarquer du flot immense et incessant qui avance partout du même pas et du même rythme
mais non c’est juste bon pour le cœur et la circulation sanguine

dans un coin près de quelques arbres
une barre fixe pour se faire les muscles utilisée par les plus jeunes entre deux pauses smartphone
la piste encercle le terrain de foot de l’ancien Stade des ouvriers
construit par le Parti dans les années 90 au beau milieu d’un tas d’immeubles sales
il est loué aujourd’hui à l’heure à des groupes pour des parties de ballon entre copains

même les jours de forte pollution la piste accueille coureurs et marcheurs
sans se parler ils tournent et tournent
tandis que les cris de joie des buteurs s’échappent vers le gris pâle du ciel de Shanghai.

Shanghai est un perroquet

perroquet

Assis sur son scooter il lui dit à voix basse
des mots que tu ne comprends pas
l’après-midi avance le soleil se devine
le perroquet écoute
comme surpris que son maître le sorte enfin un peu de la cage
où il tourne en rond à longueur de journée
bien sûr il n’est pas libre de s’envoler
une petite chaîne discrète lui enserre la patte
peut-être espère-t-il sans trop y croire
un soudain sursaut d’humanité

tu voudrais observer l’oiseau de plus près
contempler le lustré de ses plumes
le vermillon de son bec recourbé
saluer en souriant son petit œil cerné
lui souhaiter tout le courage du monde
alors tu t’approches doucement du scooter
et là patatras
le maître cesse de chuchoter te dévisage et lance
money !

 

Shanghai est un volant

badminton

En attendant le client abandonner l’étal
laisser de côté légumes tofu poissons épices et bibelots
et se lancer ensemble dans une petite partie de yūmáoqiú 羽毛球 le badminton chinois
une pause récréative
des éclats de rire
quelques minutes d’enfance volées à l’ennui gris du quotidien.

Shanghai est une pose

La mobile mania s’est emparée de la Chine et avec elle la frénésie des selfies et des séances photo à tire larigot
Shanghai n’y échappe pas

deux amies s’immortalisent devant la statue de Xu Guangqi grand mathématicien astronome et agronome sous la dynastie Ming
sérieuse l’expression du visage souriante juste ce qu’il faut un peu figé le corps l’instant est presque solennel
tandis que l’illustre savant se perd au loin dans ses pensées

devant un café branché dans le quartier de Qingpu elle a l’air de s’amuser la demoiselle en blanc short à franges et tee shirt Sweet Candy
peut-être prépare-t-elle ses fiançailles
ou bien soigne-t-elle son CV
n’a froid ni aux yeux ni aux gambettes
le photographe la mitraille lui demande de prendre moulte poses sans intérêt
à force elle fatigue et se met à bailler
puis s’installe en terrasse commande un petit Latte
sort un smartphone de sa poche et prend un selfie sans un mot pour le jeune homme à l’appareil photo.

 

Shanghai est un salut

salutcamionjaune

Il rentre chez lui après le travail ou est en route vers un autre chantier
passager d’un camion chargé de feuillages
à l’arrêt comme toi à l’un des feux de la grande route
il baisse sa vitre et t’offre un salut souriant
ton béret béarnais doit l’amuser
ou bien ton gros nez
tu perçois et reçois de la gentillesse comme souvent ici t’en adressent des gens que de ta vie n’as jamais vu

tu lui réponds bonjour ! ni hao 你好 ! et ajoutes pour parler un peu 很多车在上海!hen duō chē zài Shanghai il y a beaucoup de voitures à Shànghai !
il acquiesce en haussant les épaules
ne sais quoi ajouter alors tu le prends en photo il te remercie 谢谢!xiè xiè
le feu repasse au vert

redémarrer se séparer chacun son chemin
avalés tous deux dans le flux du trafic
ne reverras jamais cet homme mais n’oublieras pas l’éclat fugace de son humanité.

Shanghai est un slogan

slogan

Sans la regarder la vieille dame passe devant l’affiche géante peinte d’or et de rouge
à pas lents
comme lasse de devoir avancer chaque jour dans une ville qu’elle ne reconnaît plus
trop grande trop bruyante trop étouffante
une ville où l’on peut se noyer et se dissoudre dans la multitude
où l’on marche tout seul bien trop souvent

avec le temps la vieille dame aux chaussons framboise a sans doute appris à ignorer les messages tracés sur murs et palissades
lancés aussi à la radio et à la télé entre deux publicités
peut-être est-elle usée par tant de propagande

sur l’affiche géante ce slogan : « Étudions, répandons et appliquons en profondeur l’esprit du XIXème Congrès du Parti ! Afin d’atteindre la prospérité, la démocratie, la civilisation, l’harmonie et la beauté de la modernité et de la force du socialisme. Battons-Nous ! »

 

 

Shanghai est une moniale

moniale

Son crâne rasé couvert d’un petit bonnet elle médite à pas lents dans les jardins du Temple de Chen Xian où l’on vénère la seule divinité bouddhique chinoise Guanyin la déesse de la miséricorde
il te semble que cette femme est moniale depuis des années vêtue de beige foncé la couleur de la « mer de poussière » du monde des mortels
tu lui demanderais bien de te parler de Bouddha de sa foi de cette vie de don et d’abandon du rythme de ses journées de ses rêves mais tu n’oses interrompre son voyage alors tu t’éloignes de ses pas
silencieux ce temple bâti en 1600 dans la vieille ville démoli pendant la Révolution culturelle puis reconstruit dans les années 90
tu t’imprègnes du charme de ses arbustes de ses plantes
te fonds dans le rythme hors du temps qui règne dans les salles de prières ou d’écriture
accompagnes le recueillement des quelques fidèles qui s’agenouillent devant les statues aux offrandes de fruits et de fleurs

et puis tu croises à nouveau la moniale et lui dis que ce temple est une belle maison 家 jiā elle te sourit et te confie de sa voix grave qu’ici elles sont quarante femmes comme elles à dédier leur vie à Guanyin et à Bouddha.

Shanghai est une aire de lavage

laveusedevoitures

Tout au fond d’une ruelle sale au sol plein de flaques et de boue
devant l’entrée de ce qui fut peut-être une petite zone artisanale
des hangars désaffectés aux vitres brisées et aux murs crasseux vestiges d’un autre âge
la dame s’est installée là dans un coin loin du trafic avec juste un alignement de hautes maisons habitées de l’autre côté d’une murette qui borde ce qui est devenu un parking
elle y passe ses journées à laver des voitures
tellement enclavée la station de lavage avec son petit panneau bricolé où elle a tracé en rouge 洗车 xī chē laver véhicules
tu lui demandes à combien de voitures 多少车 duō shāo chē elle redonne un visage propre débarrassé des traces grises et épaisses de la pollution urbaine
elle te répond que ça dépend du temps qu’il fait souvent quand il pleut personne ne passe alors elle doit attendre le retour du soleil dans son local d’un autre âge sur un petit lit sans matelas elle te confie ensuite qu’en moyenne elle lave cinq six voitures par jour 20 yuans le véhicule soit un peu plus de dix euros quotidiens

bureaulavagetu lui demandes si elle dort ici la nuit si ce bureau est sa maison elle baisse les yeux te répond non et au bout d’un silence que tu n’interromps point elle ajoute qu’à 56 ans c’est très difficile 很难 hēn nán de passer ses journées à espérer les clients sur son aire de lavage au fond de ce parking entouré de hangars déserts voués bientôt à être démolis et remplacés par des immeubles.

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