Il pleut fort sur les toits. Rester dedans à s’emplir de violoncelle baroque au cœur d’une église. Se demander si tu oseras un jour y jouer toi aussi. Et dans combien d’années. Laisser le rêve s’installer et puis t’évader en un coup d’archet vers le vénérable pont Eiffel. Réentendre des voix au soleil du dimanche, accrochées à sa robe rouille et noire offerte au gave d’Oloron. Imaginer les trains passer ici autrefois. La vue sur l’eau depuis la fenêtre. Se souvenir que le chemin de fer n’est presque plus que mémoire ici bas. À présent, les jeunes se donnent rendez-vous au pont dès qu’arrivent les beaux jours. Enthousiastes et courageux, ils s’élancent vers le courant depuis l’ouvrage vieux de cent trente-six ans. Il y a de la hauteur à cet endroit. Guetter les sourires et le zeste de peur qui se faufile en douceur sur les visages. Lui tirer la langue et la conjurer en criant jusqu’au plouf final.
Toccata V pour violoncelle seul – Francesco Paolo Supriano, par Guillermo Turina
Si tu entends la mer au-delà, franchis la frontière. Si tu oublies son parfum, recrée-le. Si tu crois qu’elle n’existe plus, invente-la. Si tu te souviens des obstacles, avance. Si tu sais le chemin, ne fais pas demi-tour. Si tu n’y parviens pas, regarde plus haut. Si tu remercies le ciel, n’oublie pas la terre. Si tu as peur du vide, écoute les oiseaux. Si tu désires la paix, accueille la. Si tu rêves de silence, offre le.
« Elle était restée muette depuis que Maman s’en était allée vers l’autre monde. Plus de cinq années remisée sur une étagère au fond d’un placard. Rien que du silence autour de son corps tout blanc. Plus de mains pour le saisir. Plus de doigts pour lancer l’ouvrage. Plus un souffle. Plus un mot. Inanimée, la machine. Et puis Mathilde est arrivée avec un désir de coudre doux comme un baiser offert aux fils du passé. La machine l’attendait. Les bobines de fil aussi. Par dizaines. Multicolores. Rangées avec soin par les mains expertes de Maman couturière. Soudain, le silence s’est rompu. Dame machine s’est remise à parler, à chanter, à créer. Une douce renaissance. Une caresse joyeuse lancée sur les flots du présent. »
C’est parti hier-matin au petit déjeuner, avec ce qui ressemblait à un jeu d’écriture. Une invitation sur Twitter à raconter sa propre peau. En ajoutant le mot-clic #infraperec Clin d’œil-hommage à Georges Perec, auteur de L’infra-ordinaire et qui écrivait ceci à propos de son livre : « Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien. […] Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? […] »
Gorgées de thé. Petite fraîcheur dans la salle à manger. De ma peau, ne voyais que celle de mes mains et de mes avant-bras. L’ai interrogée. – Vas-y, elle m’a répondu. Raconte-moi ! Alors j’ai écrit ceci : Ma peau se sent bien dans sa peau. Hâlée aux gambettes et aux bras, plus claire ailleurs, elle est un recueil de mémoire et d’enchantements, aux avant-bras; à l’encre de Chine. Ailleurs, ma peau est frileuse et commence à se distendre, à frisoter. Le souffle des ans.
La journée a avancé et m’est venu le désir d’écrire la liste des phrases qui viennent, comme ça, à partir et autour des quatre lettres de peau. En imaginer d’autres aussi. Histoire de poursuivre le jeu. Avec comme seule « contrainte » utiliser ces quatre lettres p. e. a. u. Et pourquoi pas y ajouter le x pour quelques pluriels.
Les mots pour le dire
« J’aime écrire des peauaimes. Les peaux mortes vivent longtemps. Nous chantions Armstrong je ne suis pas noir, je suis blanc de peau. De toutes façons, lui, il est toujours à fleur de peau. Notre professeur d’histoire nous raconta l’extermination des Peaux Rouges. Dans la cour de l’école, nous disions il a la peau lisse au cul et nous rigolions. Arrête un peu avec tes blagues de peau tâche. Je me souviens de mes pantalons en peau de pêche. Touche pas à mon peaute ! Raciste, la peaulice ? C’est plus que peaux cibles. Impeaurtant de ne pas l’oublier. À l’impeaussible nul n’est tenu. J’ai déniché le peau aux roses. Au pied de la maison il y a plein de peaux de fleurs. Mémé collectionnait les peaux de nianiourt. Elle faisait de la soupe de peautiron. Y trempions du pain d’épeautre. Peau d’âne, un livre lu il y a si longtemps. Les oiseaux qui ont du peau échappent aux à peaux. Ce qui les posent sont des peauvres types. Dis-moi, il est long, le fleuve Peautomaque ? Et le Peau, son copain italien ? Boycottons Zemmour, Onfray, Buisson, Brunet, ces insuppeaurtables impeausteurs. Sipouplé si tié pas joli reste peauli. Ah oui, je fus quelques années durant exonéré d’impeaux. Le mot apeaustasie n’est pas joli joli. Saurais-tu nommer les douze apeautres ? Mon ami Pierrot, ouvre-moi la peaurte. Au Stade, nous aimons chanter peau peau lo peau peau peau peau ! Parfois, nous chantons Beth cèu de Peau. Toujours le rythme dans la peau. J’aimerais bien un jour aller au Peaurtugal. La galinette m’a peausé un lapin. Peauvre de moi, synonyme de peuchère. Quelle épeauque épique ! Tu y crois, toi, à la peaussibilité d’un Paradis. Peaurque no ? »
Frontière de lumière. Ouvre-la. Ne laisse pas l’issue absente. Caresse l’or offert. Conserve en ta mémoire la fragilité de la semence. Mesure le temps nécessaire à la pousse. Bénis la sueur. Chéris le fruit. Contemple l’œuvre. Bannis le saccage. Frontière de lumière, laisse passer la paix.
Ce fut un orage majuscule. Hier, à peine sorti de chez le libraire, avec en main Des Oloés, le livre d’Anne Savelli tant attendu, gros grains, éclairs et tonnerre m’ont cueilli et accompagné jusqu’à la maison. Il s’est un petit peu trempé, l’ouvrage. L’ai protégé en vitesse du tissu de mon boubou orangé, mais les gouttes de pluie tiède ont baptisé sa couverture. Une fois rentré, l’ai essuyée avec le premier bout de tissu rencontré, mon Bleu de Chine laissé sur un fauteuil. Ensuite, pour poursuivre la cérémonie de baptême, je suis monté à la chambre enregistrer l’orage qui avançait sur la ville et avait commencé à tremper le parquet. Voici gravé le souvenir vivace de ce porte-bonheur.
Il s’ébrouait près des herbes hautes lorsque je l’ai surpris, le grand cygne au plumage blanc neige. Solitaire. Le port altier. Il croisait au ras de la rive. Je l’ai salué. Il m’a dévisagé un court instant est s’en est allé. D’abord à contre courant, puis vers l’aval. Sans se retourner. Alors j’ai fredonné le Cygne de Camille Saint-Saëns. Quand je serai grand, j’apprendrai à la jouer sur mon violoncelle cette merveille de mélodie, extraite du Carnaval des animaux.
Plus de deux mois sans se voir, sans se parler autrement qu’au téléphone, sans rire ensemble. Arrive un jour beau où tout ceci devient lassant à force. Survient un jour béni où s’effacent les semaines de manque, où se gomme la distance pour se diluer dans un flot paisible d’instants à partager. Pour les savourer en beauté, avons choisi de randonner ensemble. Chacune et chacun sur son vélo équipé de la fée électricité. Ce fut une merveille de promenade en Hautes-Pyrénées. D’abord sur une voie verte, un ancien chemin de fer réhabilité, du côté de la Vallée des Gaves. Puis plus haut. Un peu plus haut. Tellement offerte à la splendeur qui nous entourait, cette escapade, que nous l’inscrivons dans le carnet des jours heureux. Au-dessus de nos silhouettes casquées, Le Cabaliros, le Viscos, le Hautacam. S’il vous plaît. Nous y revoir et nous réentendre pédaler, tranquilles, accompagnés par la paix de ces sommets.
L’air sent les foins et l’herbe coupée. Les maisons retrouvent du sourire aux façades. Les petits graviers crissent sous les roues. Un arrêt pour attendre les autres. La gourde sortie du sac à dos. Par là-haut, oui. Tu verras la vue qu’on a. Sentir la fraîcheur aux mollets aux passages à l’ombre. La route monte et tu lis Col d’Aubisque que tu gravis trois fois autrefois. Parlerons de Bahamontes plus haut. Toujours plus haut, l’Aigle de Tolède. Un virage et de l’herbe à hauteur de genou. Ici, c’est à main gauche. Le petit chemin mène à la chapelle. Dieu vous le rendra écrit sur la pierre blanche. Déguster le sandwich à l’omelette. Quelques noix de cajou. Un milan déploie ses ailes vers la vallée. Sa queue est échancrée. Une couleuvre se tortille à l’ombre d’une murette. Regarde, là-bas, le Pic du Midi. Des fontaines vivaces partout près des places. Refaire le plein des gourdes. Une bibliothèque de rue en face de l’arrêt de bus. Le soin accordé aux fleurs. Accueillir leurs couleurs. Mon Dieu, ce jaune pâle des roses. Les iris presque mauves. Les oiseaux ponctuent ton ascension. Voitures rares. L’entrée dans Gez-Argelès. Le village natal de Vincent. Une grande maison à la façade blanche. Plus loin en redescendant, la châtaigneraie aux kilos de cèpes en automne. Le champ pentu pour jouer au foot. Une enfance en regardant les cimes. L’école encore ouverte. Plus bas, fermées les mines de plomb et de zinc. Depuis des lustres. Allons voir ce petit lac, oui. Passage étroit. Avancer encore. Bientôt la redescente. Les freins font hiiii hiiii hiii. Jamais trop apprécié les descentes. Slalom comme au ski en soignant les courbes. Ouvrir le genou dans les virages comme Hinault. Retrouver le Gave de Pau et se poser pour déjeuner. Les tomates croque-sel. La tortilla. Le petit verre de rosé.
La promesse de se retrouver bientôt pour repartir ensemble.
Avant de se quitter, écouter Vincent chanter Bèth cèu de Pau.