Mon poêle parle et je l’écoute au fil des heures
sans me lasser
me cale sur son rythme son langage
ardent virevoltant bouillant
pourtant il claque des dents puis se tait se meurt puis recommence
différent ressuscité
feutré discret presque effacé
sans question sans manières sans souci du temps qui passe
sans autre désir que ma présence
il n’appelle aucune autre réponse que le silence
Récits, nouvelles et autres curiosités
Vous êtes une merveille !
À Marseille tu écoutes toujours les gens dans la rue
surtout les femmes oui
peut-être parce que tu perçois mieux leurs vibrations
le flot de leurs mots roule vers tes oreilles tu les accueilles à la volée
happé par leur son tu es au fur et à mesure qu’elles se rapprochent
souvent tu ne comprends pas ce qu’elles disent quand tu les croises
tu acceptes de rester en dehors des paroles qui surgissent et qui passent
en dehors de leur rythme de leur modulation de leur timbre de leur volume
mais parfois tu en imprimes des bribes
tu saisis des petits mots
ces sons fugaces mis bout à bout en un éclair t’emmènent à chaque fois vers de petites histoires tu te les racontes ensuite dans ta tête et les écris dans ton carnet d’écoute
Vous êtes une merveille !
Il tourne il vire sur le trottoir il ne peut s’arrêter parfois tu sens qu’il voudrait se poser un peu en terrasse et respirer mais là non il ne peut il va et vient la rue est longue elle court du quai à la place là-haut et il monte et descend essoufflé pardi il imprime un rythme fou il marche un peu comme s’il était en cage comme ces pauvres fauves enfermés dans les zoos pourtant aucune barrière aucune entrave à ses mouvements lorsqu’il passe devant la table où je prends mon café il ferme les yeux et continue à avancer il me semble même qu’il accélère en nous frôlant nous les quelques clients qui profitent de la douceur du crépuscule pour respirer l’air de la ville débarrassé des brassées de fumées qui ont enveloppé chaque quartier tout l’été il nous passe devant en apnée le regard vissé sur le trottoir pavé tout jeune il est blond comme un angelot de Botticelli la bouche carmin gourmande des doigts longs sans doute mais comment le savoir le deviner il serre ses poings et il repart vers le port il vole presque le regard dressé vers le ciel à présent puis il s’en retourne il s’approche maintenant juste à la bonne vitesse je range mon rouge à lèvres le temps de me parfumer il s’arrête devant ma table et me lance « vous êtes une merveille !«
Sous le grand vent
Réveillé en sursaut par les rafales
en plein rêve d’océan
les volets claquent
le vent se glisse entre les maisons
tapisse les façades de son manteau bruyant
la rue déserte se laisse secouer
le sommeil s’efface
rallumer la lampe de chevet et reprendre « Sous le vent »
là où je l’avais laissé juste avant de me livrer à la nuit
J’veux du soleil sur notre France
J’ai pris une sacrée claque samedi soir à Paris, au cinéma Luminor Hôtel de Ville, en regardant « J’veux du soleil », le film de François Ruffin et Gilles Perret dédié aux Gilets jaunes. « Empreint d’humanité, de fraternité, de colère, d’humour et d’espoir », j’écrivais hier-matin sur Twitter. Aujourd’hui, je vais tacher d’aller un peu plus loin que ces cinq mots :
C’est la France des gilets jaunes, la France des ronds-points.
La France des pue la sueur, des lève tôt, des rentre tard.
La France des chômeurs, des précaires, des boulots en intérim.
La France de celles et ceux qui se prennent en pleine face c’est ça ou rien.
La France de celles et ceux qui ferment leur bouche sinon c’est la porte et y’en a trente qui attendent pour te remplacer.
La France des ratiboisés par les factures une fois payées il reste plus rien pour manger.
La France des smicards.
La France du RSA.
La France des retraites minuscules.
La France des fins de mois qui commencent le cinq du mois.
La France qui a honte d’aller aux Restos du cœur et au Secours Populaire.
La France des glaneurs.
La France des sans dents qui n’a pas de complémentaire santé.
La France des hôpitaux engorgés, des cliniques qui ferment, des maternités qui ferment.
La France des petites gares fermées, des bourgs aux commerces fermés et des villages aux bureaux de Poste fermés.
La France des entrées de villes défigurées par la publicité et les centres commerciaux.
La France des longs trajets en voiture quotidiens qui coûtent cher.
La France qui ne voit pas ses minots grandir.
La France qui n’a pas les sous pour les habiller.
La France qui ne part jamais en vacances.
La France qui n’a jamais vu la mer.
La France des couples qui volent en éclat.
C’est la France qui en a assez de morfler.
La France qui réclame justice.
La France qui exige que les riches paient leur juste part.
La France excédée par les dividendes, par l’évasion fiscale.
La France révoltée par le mépris du président et de ses ministres.
La France qui conchie l’oligarchie et ses chiens de garde.
La France qui vomit les chaînes d’info, télés et radios.
La France qui ne supporte plus les journalistes et les éditocrates aux ordres.
C’est la France qui décide enfin de ne plus la fermer.
La France des accents.
La France qui se regroupe, se sourit, se serre les coudes.
La France qui redécouvre la solidarité.
La France qui se parle à nouveau.
La France qui donne la parole aux femmes comme aux hommes.
La France qui dit Mohammed c’est mon frère.
La France qui dit Aïcha c’est ma sœur.
La France qui boit des canons autour d’un feu de camp.
La France qui construit des cabanes.
La France qui retombe en enfance.
La France qui veut que ça change.
La France qui veut du soleil sur notre France.
Mon premier Premier Mai à Paris
Premier Premier Mai de ma vie à Paris
pas pu m’empêcher de lancer ma mémoire vers Marseille alors que l’air se chargeait de nuages toxiques là-bas en tête de cortège
en cheminant vers la Place d’Italie
ne savais ne savions rien encore de ces relents puants, fascisants
rien de cette violence sourde en train de blesser le Paris des travailleurs, d’humilier le Paris des luttes et de la fête, de mettre en colère Paris du Front Populaire et de la Libération
Premier Premier Mai de ma vie à Paris
parmi frères et sœurs à l’accent pointu avancer en souriant à la chaleur de mai
en me souvenant que minot c’était sur les épaules de mon père que je défilais entre les Réformés et la Joliette
il y avait des drapeaux rouges des faucilles et des marteaux dessus jaunes d’or
des calicots blancs avec slogans clairs Paix au Vietnam, Liberté pour Angela Davis
je me souviens des banderoles aux lettres rouges sang des cheminots, des postiers, des travailleurs de la réparation navale avec leurs Bleus de Chine
les adultes chantaient l’Internationale
l’ambiance était joyeuse légère
en descendant Canebière des gens applaudissaient ou nous rejoignaient ou se mêlaient au défilé en chantant
ça me plaisait de lever le poing les doigts bien serrés
quelques agents de police nous dévisageaient sous leurs képis blancs
ils transpiraient certains baillaient en regardant leur montre
parvenu sur le Vieux-Port le cortège ralentissait on regardait la mer scintiller et les mats des voiliers se dandiner
Rue de la République je me souviens de l’ombre soudain dans le cou et des slogans qui résonnaient plus fort
je voulais marcher moi aussi me dégourdir les jambes
mon père me faisait descendre maman me prenait par la main
vus d’en bas les drapeaux rouges caressaient le ciel
ça sentait l’iode le poisson mort la mer l’urine et un peu les poubelles aussi
elle me semblait lointaine la place de la Joliette là où le cortège se dispersait
en face des bateaux qui attendaient de reprendre la mer pour Bastia ou Alger
chaque fois j’avais envie d’embarquer moi aussi
et je pensais à mon grand-père corse qui avait passé sa vie à naviguer
à ses Premiers Mai à lui travailleur de la mer parmi les travailleurs sur la terre
et puis il fallait rentrer repartir vers l’autre côté du Vieux-Port retourner au quartier remiser les drapeaux
le visage brûlant de soleil
Premier Premier Mai de ma vie à Paris
ce souvenir d’enfance m’a accompagné hier de Montparnasse jusqu’au carrefour où j’ai rebroussé chemin étouffant soudain dans ce cortège géant bruyant bon enfant ce cortège rempli de colère et de chants et de slogans tonitruants
colère à chaque coin de rue barrée
toutes sans exception
par les hommes bleus géants casqués armés boucliers matraques grenades lacrymogènes LBD
pris dans une nasse géante avons avancé dans l’autre sens alors que circulaient tout à coup sur nos smartphones les images violentes de la répression sauvage en tête de cortège le sang les blessés
les plans affolés sur ce déferlement de coups d’assauts de poursuites de baston de gazages de pavés lancés de cris et de colère mêlés
Premier Premier Mai de ma vie à Paris
ne serai pas allé jusqu’à la Place d’Italie
de retour à l’abri découvrir avec dégoût le mensonge d’État
honteux méprisable haïssable
reconnaître l’odeur affreuse de ces mots dans ma bouche
en détester la râpeuse texture
maudire chacune de leurs consonnes
les recracher avec dégoût
en reconnaître pourtant le poids de colère et de révolte
prendre pitié pour les blessés les cabossés les défigurés les menottés les humiliés
puis repartir les yeux clos vers la lumière joyeuse de mes défilés d’enfance.
Shanghai est un adieu
Sur l’écran lumineux en face de moi
l’avion du retour est à l’arrêt
près de dix mille kilomètres me séparent du sol natal
sept heures de décalage
douze heures de vol
le énième que je vis depuis plus de seize ans
peut-être le dernier d’ici à très longtemps
adieu Shanghai
tiendras toujours une place à part dans mon cœur
et les graines semées depuis tout ce temps
les mots appris les mots sus dits et écrits
continuerai à les arroser les faire pousser et les chérir
restent aussi
je les emporte avec moi
ces centaines d’images captées et de sons enregistrés ici
ils prolongeront la grande histoire
ne sais encore sous quel visage
mais le bébé sera beau j’en suis sûr
à présent
place au décollage
adieu la Chine
place à d’autres vols et d’autres voyages.
Shanghai est un sent bon
Dans le taxi qui te ramène à l’aéroport de Pudong tu aperçois les arches géantes du grand pont blanc franchi il y a un mois dans l’autre sens
heureux de tout ce que tu as vécu et vu et appris depuis
saisi aussi par le mal du pays
sans doute las d’étouffer dans cette ville si polluée si peu lumineuse si peu apaisée
dans cet ultime embouteillage tu t’amuses aussi de ces petites boules blanches roses et vertes qui trônent sur un socle en plastique près du pare-brise avec leur deux pompons mauves pour chasser les mauvais esprits
il y a du liquide dedans
ce n’est pas de l‘eau bénite
peut-être un sent bon un désodorisant bienfaisant
dehors l’air est déjà chargé de son lot de particules fines et de mauvaises odeurs
tu t’en vas et te dis que ça va être bon de changer d’air.
Shanghai est un trésor bouddhique
Dans le ventre high-tech de la Tour Shanghai
ils se pressent par centaines pour découvrir une merveille d’expo dédiée aux grottes de Mogao et de Yulin
situées à Dunhuang dans la province du Gansu au nord-est de la Chine
reproduites en grandeur nature
elles sont réputées sous le nom de cavernes aux mille bouddhas sises sur l’ancienne route de la soie
grâce à la prouesse du numérique et de l’impression haute définition
tu remontes in vivo jusqu’à l’ère lointaine comprise entre les cinquième et sixième siècles
pour te recueillir devant le nirvana d’un Bouddha allongé de dix huit mètres de long
puis contemples bouche bée dix manuscrits originaux sur rouleau de tissu ou de papier de jute
où figurent la transcription en chinois de sutras
parmi eux le Grand Sutra Prajna
traduit par un maître nommé Xuan Zang
sous la dynastie Tang
océan de sens et de mystère harmonie et paix
extrème précision des traits équilibre des caractères
n’en reconnais que quelques uns les plus simples à écrire et à mémoriser
一 un 人 humain 是 être 心 cœur 中 centre 大 grand 天 ciel et 不 qui indique la négation
nécessaires et suffisants pour tenter d’ébaucher le portrait de l’humanité
à Dunhuang subsistent plus de sept cents cavernes riches en fresques peintures sculptures et autres reliques
patrimoine mondial de l’UNESCO elles font partie depuis près de trente ans d’un projet d’archivage numérique
histoire de faire face aux dégâts causés par les humains comme aux menaces de dégradation naturelle
si passez par Shanghai l’exposition se visite jusqu’en février prochain
n’aurez pas de mal à repérer la Tour Shanghai le plus haut édifice de Chine
c’est de l’autre côté du Fleuve Jaune et celle de droite sur la photo.
Shanghai est traits et points
Comme en apesanteur dans sa petite boutique
à mille lieues du vacarme qui résonne dans le marché couvert de la Fang Bang Gong Lu 方浜公路
il annote au crayon une page de son cahier ouvert sur deux reproductions de ce qui ressemble à une œuvre calligraphiée
le livre épais qui l’inspire et maintient à plat le cahier semble dédié lui aussi à ce qui continue de captiver tant de Chinois
ce qui te fascine par sa beauté et son mystère
calligraphier shū 书 t’apparaît comme ce qui reste peut-être le seul lien le seul trait d’union profond entre les humains de ce géant de pays
hériter de cinq mille ans d’histoire
et aujourd’hui consacrer des heures à tracer un seul caractère
au stylo au crayon noir ou au pinceau chargé d’encre
des heures à respecter l’ordre des traits et des points
à chercher équilibre et harmonie entre ceux-ci sinon recommencer de zéro
cette exigence de discipline est transmise aux enfants chinois dès qu’advient l’âge d’aller à l’école et d’apprendre à écrire
la norme est la loi et le constat saisissant
pas de place pour la fantaisie il faut entrer dans le moule
du coup ils écrivent tous de la même manière tiennent leur stylo de la même façon
pas de place pour d’autre voie
une fois acquis ces fondamentaux ces principes de base
bien plus tard
une fois devenus adultes
certains osent se distinguer et se lancent dans leur propre façon de créer leurs caractères
jusqu’à ce que la paix et la joie qui sait leur emplissent l’âme
et les invitent à en écrire un autre puis un autre
ad libitum.
Shanghai est un garde à vous
Il s’est figé au garde à vous lorsque t’es approché pour le prendre en photo
ne t’a pas repoussé de ses gants blancs comme nombre de ses collègues dans d’autres quartiers de la ville
torse à peine bombé tête haute visage impassible pose martiale
gardien d’une rue piétonne calme au début du matin
talkie-walkie pour seule arme
visiblement fier de m’offrir son image de soldat civil encasquetté
Shanghai est truffée de vigiles en tenue bleu foncé
parfois la casquette est moins rigide et le treillis remplace l’uniforme
tu les croises devant les résidences à l’entrée des immeubles des magasins des marchés
certains passent leur journée assis dans leur guérites poussiéreuses à actionner des barrières puis à se replonger dans leur écran de téléphone
furtivement
d’autres s’installent droits comme des i sur de petits tabourets de plastique blanc et saluent au garde à vous chaque fois qu’entre ou sort une voiture aux vitres fumées
tu en as vu avec des brassards rouges comme le drapeau de la Chine
assis sur des tabourets à l’entrée de petites rues
presque endormis
peu concernés par les allées et venues des gens
envahis par l’ennui
sans doute rassurés au fond d’eux par les caméras de surveillance installées en hauteur sur des poteaux grisâtres presque invisibles parfois
invraisemblable déploiement des caméras dans la ville
partout partout
jusqu’au moindre croisement
jusqu‘à la moindre entrée d’immeuble ou d’ascenseur
cela ne saute pas aux yeux de prime abord mais se vérifie lorsqu’on lève la tête
Shanghai est sous contrôle
et tu as beau te sentir non stop en sécurité tu te prends à voir peur.