Shanghai est un trompe-l’œil

trompeloeil

Ils arrivent des quatre coins de l’Empire
souvent de provinces reculées
pour immortaliser leur passage ici sur le Bund
au bord du Fleuve Jaune avec ses bateaux à touristes ses péniches chargées à bloc ses vraquiers et ses barquasses au teuf teuf teuf feutré

la large promenade et sa rambarde gris argenté c’est the place to be à Shanghai
qu’on soit artiste ou professeur paysan ou sidérurgiste étudiant ou cheminot
il faut être sur la photo
s’adosser à la skyline déclencher plusieurs fois si possible pour montrer le résultat à la famille une fois rentré à la maison et dire j’y étais

au-dessus de ces visages et de ces mains
là-bas sur l’autre rive
trônent la Perle de l’Orient et la Shanghai Tower avec ses 632 mètres de hauteur
les deux fiertés d’un pouvoir tout satisfait de voir le peuple accourir ici et oublier
le temps de quelques clics
le fossé sans cesse plus profond entre riches et pauvres
les caméras de surveillance installées dans le moindre recoin au moindre carrefour
la quasi absence de droit du travail
la corruption qui contamine jusqu’aux écoles et aux hôpitaux
la pollution démente
le trafic automobile hallucinant
le combat permanent pour se rendre au travail
la lutte constante et harassante pour être le meilleur à l’école une fois passé l’âge d’or de la maternelle

alors oui les sourires et les v de la victoire sur la photo
en accueillir pleinement la naïveté l’éclat et la fraîcheur
en trompe-l’œil.

Shanghai est un bonbon

rosebonbon

Elle a choisi une robe à volants roses
pour poser devant l’Hôtel de la Paix

un peu intimidé le fiancé
à moitié perdu face au flot de paroles du photographe
regardez là retournez vous oui de trois quarts repartez prenez vous dans les bras allez souriez oui c’est ça encore
il sature le jeune homme il est las il voudrait abréger
comme déconnecté de sa promise

elle semble maîtriser la séance
en apprécier le futile le dérisoire
et même si elle la sait incontournable avant de se marier
elle ne lui pèse pas
elle s’y prête à la fois présente et détachée

peut-être car elle devine que ce soir
le silence et la paix revenus
dans l’intimité retrouvée
il ne saura résister à sa robe rose bonbon.

Shanghai est un vagabond

 

 

vagabond

Dans le grand parc de la Place du Peuple il finit sa nuit qui ne fut pas une nuit
a dû arriver ici dès l’ouverture
pour se poser près de l’étang aux lotus
les yeux engourdis de misère

deux balluchons accrochés à une large tige de bambou pour seul bagage
il grignote un bout rassis de mán tou 馒头 petit pain cuit à la vapeur
se gratte la tête chasse ses poux à coups d’ongles secs
puis écoute la ville s’agiter au-delà des arbres que d’autres humains embrassent pour leur gym du matin

a dormi où a grelotté où sous quel pont sous quelle voie rapide
où a-t-il pu se nicher pour prendre sa part de rêve et de repos
qui l’a donc chassé un jour et chassé encore de quel lieu de la ville
dans quelle usine a-t-il été indésirable
banni du jour au lendemain renvoyé sans un mot ni un yuan

le matin avance sur Shanghai
pour une fois avec le soleil
de sa tiédeur le vagabond se délecte les yeux clos
puis se relève s’étire et les mains jointes
semble prier pour l’avènement d’un nouveau printemps.

Shanghai est cruauté

cruauté

Ces volailles passent leur journée en cage à tourner virer à mêler leurs plumes et lancer leurs coups de tête à chercher une sortie 
à se marcher sur les pattes dans la puanteur de leur fiente amassée en dessous

si peu de cot cot cot 


tant d’angoisse et de peur palpables derrière les barreaux lorsque tu t’approches d’un peu trop près
 toutes conscientes du sort qui leur pend au bec
 surplombées qu’elles sont juste à côté par de longues et hideuses saucisses et des cadavres de canards exposés en plein air

occis depuis quand

elles attendent en s’agitant que quelque client du boui boui aux cartons de bière éventrés réclame viande fraîche ou sèche
 cou tranché ou sursis jusqu’à quand

destins mêlés

tristesse immense

dégoût intense

ici comme ailleurs dans ce monde côtoyer à mots et cris étouffés cette cruauté admise banale ancestrale

elle te fait horreur et renforce profond en toi le désir de suivre le chemin que depuis plus d’un an tu t’es tracé et continuer à ne plus manger d’êtres sentients
non plus jamais.

 

Shanghai est une tchatche

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Elles papotent sur leurs chaises devant leurs maisons
profitent d’une rare matinée sans pluie pour se retrouver dehors et bavarder
en shanghaien peut-être en mandarin moins sûr
tu ne comprends rien de rien mais tu t’en moques leurs yeux parlent et tu accueilles leur vie leur gaité
elles sont voisines parentes ou copines
les deux moins jeunes peut-être anciennes camarades d’école ou collègues d’usine

lorsque tu t’approches pour les saluer elles se taisent te dévisagent te sourient sauf la dame de droite peu démonstrative
puis elles repartent de plus belle
parlent fort sans desserrer leurs doigts semblent soudain se fâcher frôler la dispute
et se mettent à rire comme des gamines
en un éclair elles sont passées du drame à la comédie
tu te croirais dans le Marseille de ta prime enfance au quartier du Panier.

Shanghai est un trafic de folie

trafic

C’est l’une des plaies de la mégalopole
l’un des facteurs aggravants de l’affreuse pollution qui l’étouffe
et qui comme elle asphyxie tant d’autres grandes villes de Chine
omniprésente automobile trafic de folie
dès le petit matin et jusqu’à tard le soir
ralentissements bouchons embouteillages
sur trois files sur quatre files
patience indispensable
et vigilance extrême au volant
car on dirait que point de règles établies
point de code de la route
à gauche à droite on double partout
on déboite on klaxonne on queue de poisson
on accélère sur vingt mètres pour freiner presque aussi sec
on veut passer le premier arriver le premier au prochain pare-choc au prochain croisement on conduit à la six quatre deux
point de distance de sécurité
et curieusement miraculeusement peu d’accidents peu d’accrochages

partout priorité au plus gros au plus volumineux au plus puissant
camions bus camionnettes voitures scooters vélos piétons c’est la hiérarchie
le reflet désolant affolant d’une société où les plus petits ne sont rien ou presque rien
d’un pays où les plus humbles ne valent rien ou pas grand chose

davantage chaque année au volant il faut briller
faire péter les cylindrées
bien plus de voitures de luxe qu’à Monaco
des Porsche Maserati Lamborghini Mercedes à gogo
il faut exhiber son pouvoir d’achat
montrer qu’on roule gros puissant rutilant
tant pis si on fait souvent le plein si ça coûte cher
tant pis si en secret on se serre sur la nourriture à la maison
tant pis si jour après jour on se traîne à 50 à l’heure dans le trafic
pas grave si on perd son temps si on baille au travail si on arrive fourbu le soir chez soi
si on s’endort à table devant ses enfants
pas grave non plus si on emboucane la planète.

Shanghai est un stade

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Ils tournent sur la piste sans s’arrêter
retraités pour la plupart
chacune et chacun à son rythme
marche ou course c’est égal
avancent et avancent encore
soufflent crachent transpirent peu remuent les bras en moulinets

soudain tu croises une dame âgée
elle marche à reculons le regard vers le gris pâle du ciel
bon pour la santé la marche à contre-sens il paraît
tu voudrais que ce soit un peu aussi pour se distinguer se démarquer du flot immense et incessant qui avance partout du même pas et du même rythme
mais non c’est juste bon pour le cœur et la circulation sanguine

dans un coin près de quelques arbres
une barre fixe pour se faire les muscles utilisée par les plus jeunes entre deux pauses smartphone
la piste encercle le terrain de foot de l’ancien Stade des ouvriers
construit par le Parti dans les années 90 au beau milieu d’un tas d’immeubles sales
il est loué aujourd’hui à l’heure à des groupes pour des parties de ballon entre copains

même les jours de forte pollution la piste accueille coureurs et marcheurs
sans se parler ils tournent et tournent
tandis que les cris de joie des buteurs s’échappent vers le gris pâle du ciel de Shanghai.

Shanghai est un perroquet

perroquet

Assis sur son scooter il lui dit à voix basse
des mots que tu ne comprends pas
l’après-midi avance le soleil se devine
le perroquet écoute
comme surpris que son maître le sorte enfin un peu de la cage
où il tourne en rond à longueur de journée
bien sûr il n’est pas libre de s’envoler
une petite chaîne discrète lui enserre la patte
peut-être espère-t-il sans trop y croire
un soudain sursaut d’humanité

tu voudrais observer l’oiseau de plus près
contempler le lustré de ses plumes
le vermillon de son bec recourbé
saluer en souriant son petit œil cerné
lui souhaiter tout le courage du monde
alors tu t’approches doucement du scooter
et là patatras
le maître cesse de chuchoter te dévisage et lance
money !

 

Shanghai est un volant

badminton

En attendant le client abandonner l’étal
laisser de côté légumes tofu poissons épices et bibelots
et se lancer ensemble dans une petite partie de yūmáoqiú 羽毛球 le badminton chinois
une pause récréative
des éclats de rire
quelques minutes d’enfance volées à l’ennui gris du quotidien.

Shanghai est une pose

La mobile mania s’est emparée de la Chine et avec elle la frénésie des selfies et des séances photo à tire larigot
Shanghai n’y échappe pas

deux amies s’immortalisent devant la statue de Xu Guangqi grand mathématicien astronome et agronome sous la dynastie Ming
sérieuse l’expression du visage souriante juste ce qu’il faut un peu figé le corps l’instant est presque solennel
tandis que l’illustre savant se perd au loin dans ses pensées

devant un café branché dans le quartier de Qingpu elle a l’air de s’amuser la demoiselle en blanc short à franges et tee shirt Sweet Candy
peut-être prépare-t-elle ses fiançailles
ou bien soigne-t-elle son CV
n’a froid ni aux yeux ni aux gambettes
le photographe la mitraille lui demande de prendre moulte poses sans intérêt
à force elle fatigue et se met à bailler
puis s’installe en terrasse commande un petit Latte
sort un smartphone de sa poche et prend un selfie sans un mot pour le jeune homme à l’appareil photo.