Shanghai est un petit feu

petitfeuShanghai

Tu tombes en pleine rue sur un petit feu peut-être un brasero tout rond et déjà bien rouillé surplombé d’un bidon noir
tu demandes au Monsieur si c’est pour préparer le thé qu’il l’a allumé il ne te répond pas ne te sourit pas te dévisage comme pour te faire comprendre que tu le déranges
il a raison tu le gênes c’est peut-être un rituel précieux une cérémonie en plein air cette sortie de son logis pour lancer son feu et chauffer son eau dans le bidon alors tu t’éloignes
peut-être aussi as-tu mal prononcé le thé chá et ce faisant en te trompant as-tu lancé un mot méchant ou pas beau alors que ce chá qui s’énonce en remontant la voix joyeusement est une merveille de mot

tu voudrais revenir le lui dire comme il faut mais trop tard le Monsieur a disparu derrière l’épaisse fumée alors tu te consoles en t’appliquant à répéter à voix haute huō qui s’écrit et signifie le feu très facile à écrire et drôlement joli aussi dans son extrême dénuement.

Shanghai est une sieste

Peut-être ses nuits sont elles trop courtes ou perturbées par les pleurs d’un bébé
ou par les gémissements des amants qui se mêlent en secret de l’autre côté de la cloison de sa maison l’obscurité venue
peut-être s’est-il levé trop tôt pour aller s’approvisionner au grand marché de gros à l’autre bout de la ville
peut-être est-il las de voir les clients déserter sa boutique et ses morceaux de cadavres de volaille et lui préférer les étals de légumes frais
peut-être

il est deux heures de l’après-midi
le marchand de poulets s’adonne à sa sieste
il a baissé la casquette sur ses yeux qui depuis l’enfance en ont peut-être déjà bien trop vu.

Shanghai est un étalage

vendeusesrueShanghai

Elles apparaissent dès que cesse la pluie aussi imprévisibles que les gouttes qui les précèdent
sortent de je ne sais où s’installent en bord de trottoir et déballent leurs légumes radis blancs petits choux salades amères fèves carottes patates et autres merveilles
patientes elles attendent qu’un passant s’arrête ou qu’un vélomoteur stoppe net attiré par l’étalage
parfois réussissent placer une botte par ci un sachet par là
restent bredouilles parfois mais pas ce soir
pour quelques yuans ai acheté de belles salades et poignées de petites carottes
délicieuses furent sautées à l’ail.

Shanghai est un ballet

TaichiShanghai

À l’écart des passants
sous les arbres mouillés
le ballet des anciens
perdus dans leurs pensées
les corps au ralenti
rien ne peut les distraire
de leur danse ancestrale
que l’on nomme Tai Chi
belle et douce énergie
la paix les enveloppe
ils reviendront demain
et dans mille ans aussi.

Shanghai est un balayeur

MonsieurWang

Pendant que les enfants jouent Monsieur Wang veille à la propreté de la rue piétonne
sans se presser
tu imagines qu’il a toujours fait ça
balayeur dans le quartier de Gubei
il chemine à petits pas et serpente parmi les bancs et les promeneurs

tu t’approches et le salues
il te répond d’un sourire et pose un instant son grand balai au manche en bambou
bientôt soixante ans deux enfants grands déjà il te l’explique avec le plat de sa main à hauteur de ses yeux
tu n’oses lui demander s’il est heureux
tu voudrais mais tu hésites
et puis tu te lances parce qu’il est souriant Monsieur Wang
tu te souviens du mot 高兴 gāoxìng content ça peut signifier heureux
tu le lui dis et il te sourit ce qui veut dire oui
puis il te montre son immeuble là-haut un peu plus loin

Monsieur Wang n’a pas froid en ce début de printemps chinois
il marche beaucoup en poussant son chariot à poussières et détritus
tu aimerais qu’il te raconte sa jeunesse sa Chine d’avant
s’il se souvient de ce temps-là mais tu ne sais pas les mots alors tu ne dis plus rien
et te contentes de ces minutes de partage en lui disant que toi aussi tu es heureux

il te salue et repart vers l’autre bout de la rue
sans un regard pour lui les cadres gominés promènent leurs caniches
les jeunes geeks s’accrochent à leurs smartphones
les garçons courent derrière leur ballon
les filles jouent au badminton avec leurs mamans
les papas baillent et fument
les vieilles dames déambulent et parlent fort en refaisant le monde
les vieux messieurs aussi

à présent les nuages recommencent à frôler et envelopper la cime des immeubles
et les premières gouttes de pluie se mettent à tomber sur le balai de Monsieur Wang.

 

Shanghai est insomnie

nuitshanghai

Tu tournes et vires au creux des draps
bordé de la nuit noire profonde muette
deux trois heures t’es assoupi pas plus
la pluie dehors le toc toc toc des gouttes sur la terrasse
pendant quelques secondes tu t’es demandé sur quel point du globe tu tournais
froide pluie arbres transis lueurs or à travers les ramures
as tenté de convoquer le noir au creux des paupières
en vain
alors puisqu’enfin t’es souvenu qu’ici la vie s’écrit autrement t’est apparu hésitant vivant démuni et délicat
le caractère 雨 avec son ciel au-dessus d’un nuage ouvert et ses quatre gouttes
la pluie yü
l’as écrit et réécrit sur ton cahier vert
doucement comme à l’école puis es retourné t’envelopper de noir et rêver aux miracles de la nuit.

Shanghai est un cahier d’écriture

 

cahierécritureLe cahier vert t’attendait patient bien au chaud dans ton sac à dos de voyageur curieux
il savait les mots déjà écrits et laissés en repos
il les avait oubliés un peu comme pour offrir plus tard lorsque le désir rejaillirait la joie de la redécouverte

cadeau silencieux et précieux

les pages quadrillées attendaient tes mains et tes yeux émerveillés
tu te souviens tu nommes à nouveau tu hésites aussi et parfois ta mémoire te fait défaut
tu acceptes ton immense petitesse face à la masse des mots
puis tu te remets à faire danser le crayon sur le papier et oses sans tarder orner le silence de ces sons et de ces tons

en confiance

à présent certains mots te sourient comme jadis ils réapparaissent paisibles depuis les cachettes où ta mémoire les avait déposés
tu en découvres de nouveaux et tu mesures l’immense chance de nommer le monde autrement.

Shanghai est un pont blanc

legrandpontblanc

Le grand pont peint de blanc se dresse sur ta route rouges les caractères percent la brume froide marquent le chemin vers le cœur de Shanghai creusent le sillon vers l’ouest tandis que le Bouddha rit de tout son or

tu voudrais nommer ce pont cette voie vers ceux qui t’attendent beaux de tout leur amour mais tu ne sais dire que pont blanc limité car ignorant de presque tout

il te faudra retourner à l’étude retrouver la voie claire de l’encre trait par trait point par point réapprendre à nommer les choses et les êtres du monde à voix haute pas à pas et sentir battre ton sang chaque fois que tu entends sonner cette langue chuinter siffler vibrer glisser en douceur et en vigueur dans l’espace offert rues maisons parcs jardins

il te faudra redécouvrir la joie à peine tue des mots prononcés pour dire la pluie qui tombe le grand pays les gens gentils et puis compter jusqu’à dix psalmodie comptine comme l’enfant que jamais n’as cessé d’être étonné devant la beauté du monde et ses mystères

tu tenteras d’oublier sa misère sa violence sa laideur ne plus se souvenir des barbares tu gommeras leurs traces sur la feuille tu choisiras de cheminer ailleurs tu l’écriras sans te retourner trait par trait point par point

tu te transformeras en gouttes de pluie une à une tu chuteras sur l’herbe du jardin et verras se dresser le rouge écrit au-dessus de la route sur le pont majuscule blanc et géant comme un bras lancé vers toi pour t’accueillir.

Simone et ses doudous

simoneJ’ai aperçu Simone assise sur un banc du Quai du port, à deux pas de la mairie, assoupie au soleil de janvier, face aux bateaux et à la Bonne Mère, tout là-haut. Je n’ai pas voulu la déranger mais lorsque je me suis approché, elle s’est réveillée et nous avons un peu bavardé. Le regard perdu vers le sol, Simone m’a raconté ses après-midis.
Elle vient se poser ici chaque jour lorsqu’il ne pleut pas. À ses côtés, elle installe les doudous qu’elle tricote chez elle, dans le meublé qu’elle loue près de la Canebière. Simone aime les animaux. Elle tricote des doudous-chat, des doudous-chien, des doudous-serpent, des doudous-poupée aussi. Dix euros chacun elle les vend. Pour acheter sa laine, quelques légumes et quelques fruits.
Veuve depuis plus de vingt ans, sans enfant, Simone touche 602 euros de retraite et paye 520 euros de loyer chaque mois. Son propriétaire est gentil. Il lui permet de payer en plusieurs fois.
En ce moment, elle resterait volontiers dans son meublé car il fait froid sur Marseille. Mais elle se force un peu, même si elle sait que la recette sera maigre. À 85 ans, Simone attend un nouveau printemps avec impatience. Les après-midis sont plus longues, il fait plus chaud, et les promeneurs sont plus nombreux sur le Vieux-Port. Plus généreux aussi.

Les teintes du silence

Renoncer au silence
à peine quelques poignées de secondes
avancer à petits pas dans la couche fraîche
comme l’enfant que fus
écouter la neige crisser puis se taire
point de merle pour colorier le jour
un violon s’échappe d’une fenêtre close
par les grilles entrouvertes passent les rires et les souvenirs
jardins enfouis
fleurs ensevelies
pas égarés
chuchotements perdus
et bientôt
parce que rien ne dure jamais
le retour de la pluie sur les toits
la féérie évanouie
puis le retour aux teintes du silence.

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