En fugue

cielbleuetlune

Je marche au soleil sur les traces évanouies des disparus
leurs pas passèrent ici, c’est sûr
mikado d’allées et venues
le sol sait
se souvient mais se tait
s’offre à la multitude
me baisse pour en saisir le sens
tenter
sans cesse surgissent les anciens
seuls
silencieux
en fugue, la substance des trépassés.

J’effleure à l’ombre les empreintes abandonnées des évanouis
leurs mains ouvrirent ces portes connues
claquèrent au mistral
résistèrent au mistral
les poignées recèlent stries de doigts mêlées
ont oublié les sésames
caresse le galbe pour extraire le code
tenter
toujours réapparaissent les enfuis
seuls
silencieux
en fugue, les atomes parfumés des perdus.

Je lance les yeux là-haut vers les oiseaux
le temps d’un clignement ont déserté les fils
bientôt il fera lune et à mon tour m’éclipserai.

Glenn Gould joue la Fantaisie & Fugue en Do majeur K394 de Wolfgang Amadeus Mozart

 

Ligne de fuite *

paysagedeneige

Cheminé toute la journée sur cette trace
à travers les mélèzes chargés de petits ours blancs
le corps entier tendu vers les cimes et le ciel autour
pesant chaque pas
saisi par chaque empreinte abandonnée aux heures muettes
imaginant la fuite gorgée de joie
trappeur sans fusil
le silence comme seule arme.

* Grand merci à Nicolas Esse pour sa photo postée ce samedi sur Twitter et légendée de ces trois mots : Ligne de fuite.

Cochonneries

Cochons

Leurs tout petits yeux ronds me dévisagent
à peine deux pointes d’ombre sous le poil
pastilles noires semées parmi le beige pâle de la robe
les dérange peut-être
soufflent fort de leur groin rose
puis s’échappent au fond de l’enclos
la boue et l’odeur du lisier me rappellent mon grand-père
me passait des bottes en riant
– viens, n’aie pas peur, il me disait
m’accompagnait tout près d’eux
les caressait, leur tapotait la croupe
je n’osais pas
ôtions nos bottes le soir de retour des bêtes
– laissez vos cochonneries dehors, nous lançait Mémé
porcher il fut, Pépé
longtemps
il en perdit l’odorat
pour toujours.

Un petit cochon pendu au plafond – Comptine

Ma chéchia

Ma chéchia

Mon couvre-chef d’intérieur est une espèce de chéchia
plus de 15 ans que je la porte
depuis que j’ai froid au crâne avec la vie qui avance et se peuple d’années
ma chéchia en coton ressemble comme une sœur à une kippa
un peu plus large de taille elle est
confortable comme j’aime
s’ajuste bien à ma tête déplumée
parfois, je la garde pour sortir au marché ou à la boulangerie
elle me maintient à bonne température
personne ici ne me dévisage
personne ne me montre du doigt
personne ne m’ordonne de filer chez moi puisque je suis chez moi ici
dans cette ville de mélanges
plus de vingt-six siècles de mescle
peaux, religions, langues, le grand et beau brassage
ici, salam et shalom et salut s’échangent avec le sourire
sans ôter ni chéchia ni kippa
ni casquette ni chapeau ni couvre-chef de son choix.

je ne suis ni musulman ni juif
ne me découvre jamais pour engueuler Dieu au cas où il existerait.

Juifs Arabes – Philippe Katerine

 

A cappella

crépuscule1904

Le déluge dehors a cappella
les gouttes comme des poings sur l’horreur du jour qui part
tapent les tuiles par vagues d’exil
tambour de pluie en larmes
tonnerre colère misère partout
les gouttières débordent et déferlent au ras des façades repues

entrouvre la fenêtre
frissonne
besoin d’éprouver le vent du large
arrive de l’océan par les cimes sombres, là-bas
affole la girouette rouillée
caps perdus en route
boussoles noyées
complies égarées

à peine le temps de remplir poumons
le temps d’y croire encore un peu
l’orage est passé à travers la buée du crépuscule

voudrais un déluge de neige maintenant
neige neige neige a cappella je murmure
peindre l’avenir en silence
reprendre une page vierge de prières.

Chant grégorien de l’Abbaye de Fontfroide – Complies cisterciennes

Image : Crépuscule – Félix Vallotton – 1904

Le dos droit de Rubinstein

rubinstein

M’accompagne souvent, le fils de tisserand
mains longues en ondes de fée
cheveux d’ange
regard d’enfant
cœur de géant
brillante danse des doigts sur l’ivoire du Steinway
premier concert à l’âge de 7 ans
il a souri jusqu’au bout,
le dos droit jusqu’à la fin des temps.

Arthur Rubinstein en concert à Moscou, le 1er octobre 1964

Que ma joie demeure

creche

Bientôt l’heure de baisser le rideau
cacher la petite crèche
en plus, l’herbe aux lentilles fane
faut débarrasser, tourner la page
bien envelopper la grange et les santons
les protéger un à un
Lou Ravi d’abord, Jésus à la fin
papier journal puis paille puis carton puis armoire tout au fond
demander pardon
penser au rachat
Noël loin, déjà si loin

que ma joie demeure.

Jesus bleibet meine Freude de Johann Sebastian Bach par le Tölzer Knabenchor