J’y serais bien resté une semaine entière sur cette île, mais quelques heures avant de m’y retrancher, j’avais promis à la traductrice en provençal de mes portraits de villageois de répondre au plus tard ce lundi à son mail (elle sollicitait des précisions sur quelques appellations paysannes des étoiles.) Du coup, je me suis reconnecté dimanche à internet, m’offrant ainsi un bonus d’une journée sur ce qui était prévu.
Mardi dernier vers vingt trois heures, juste après avoir capturé depuis Twitter – et classé dans l’application Notes de mon IPhone – cette photo d’Edward Ruscha – elle m’a plu parce j’ai imaginé un refuge tout là-haut, dans une contrée où les glaciers seraient encore épargnés par la folie destructrice des humains et où je pourrais m’installer – j’ai débranché d’internet ordinateur, tablette et smartphone. Me suis refusé de couper la fonction téléphone de ce dernier pour pouvoir rester joignable par mes proches. Comme chaque soir, j’ai lu. Longuement. Plus paisiblement que d’ordinaire car débarrassé de mon habituelle et récurrente tendance à m’arrêter sur tel ou tel passage du livre en cours, le transformer en citation à poster sur Twitter. Fut-ce difficile de me priver de ce partage ? Pas vraiment. Je me suis simplement interrogé sur ce que signifiait au fond ce besoin de renvoyer vers les autres – quels autres ? – quelques éclats de phrases, quelques pensées exprimées par tel ou tel auteur. Désir de se sentir lié aux autres – quels autres – ? Besoin d’être reconnu comme membre de la communauté des lecteurs ? Un peu des deux je crois. En tous cas, j’ai apprécié de me délester de cette sorte de tic, soulagé de me retrouver tout seul face à mon livre et de me dédier entièrement à sa lecture.
Pendant ces quatre jours sans internet, j’ai dévoré quelques livres sur mon île. Terminé « Marseille Festin », de Delphine Bretesché, conseillé par Anne Savelli. Lu quasiment d’une traite « De pierre et d’os » de Bérengère Cournut, l’histoire d’une jeune fille inuit soudainement livrée à elle-même dans l’immensité de la banquise. Repris la lecture de « Schubert, le promeneur solitaire », la biographie du maître du Lied. Avalé « Autoportrait » d’Édouard Levé reçu enfin par mon libraire – suis allé le saluer jeudi après le marché -. Découvert les étonnantes et parfois déroutantes facettes de la personnalité du peintre et photographe. J’aurais voulu en savoir un peu plus sur ce grand admirateur de Georges Perec et donc effectuer quelque recherche sur le web. Internet m’a manqué à ce moment-là. Idem lorsque j’ai souhaité prolonger la lecture de certains articles du Monde Diplomatique de février reçu mardi au courrier. Je me suis dit que ça pourrait attendre. Se couper du web exige d’être clair sur ses priorités et de se discipliner. J’apprécie l’infinie ouverture qu’il offre mais souvent, je me sens envahi par l’immédiateté et la souplesse qu’il permet. Pas d’île numérique sans limites à se poser, sans renoncements à assumer.
Sur mon île, dès le lever, j’ai apprécié de mettre à distance mes outils numériques. Le téléphone surtout. Je ne l’ai pas allumé au saut du lit, comme je le fais depuis tant et tant de temps. Ai écouté le rossignol chanter depuis le toit d’en face sans me précipiter – comme souvent – pour l’enregistrer avec le dictaphone intégré au smartphone. J’ai petit déjeuné sans lui. J’ai sans doute mangé mes tartines avec davantage de concentration. De plaisir ? N’ai pas ressenti le besoin de cliquer sur l’application météo pour me renseigner sur le temps du jour. Être coupé du flux de l’actualité ne m’a pas dérangé. J’ai goûté la quiétude liée au renoncement à l’appel de l’appareil, à sa voracité. Me suis trouvé plus disponible pour échanger avec ma femme et mon fils. L’absence de connexion ne m’a perturbé à aucun moment de la journée, sauf peut-être aux toilettes.
Lors de ma promenade quotidienne, peu m’a importé de mesurer combien de kilomètres j’avais parcouru et combien de calories j’avais perdu. Le téléphone est resté à la maison, mercredi excepté pour photographier ces pensées transies de pluie en face de la maison. Sinon, pas du tout eu envie de lier – comme si souvent – mon regard sur la ville et la nature à la possibilité de quelques clichés à partager plus tard sur les réseaux sociaux. J’ai juste désiré marcher et regarder, écouter, savourer. Rien que pour moi. Et la musique ? Comment l’écouter sans internet, puisque point d’Apple Music. Point de panique… j’ai fouiné dans la pile de mes vieux CD remisés au fond de l’une des étagères de la bibliothèque et le tour était joué ! À l’ancienne. Ce furent de bien agréables retrouvailles avec Thelonius Monk, IAM, Rostropovitch, Rubinstein, Horowitz, Tiken Jah Fakoly, Moussu T et Schubert.
À présent reconnecté, je sais que sur cette île ainsi découverte, je peux retourner quand je veux. Je n’attendrai pas cent sept ans. Dès que le désir naîtra en moi de faire un pas de côté, de reprendre le contrôle, de m’extraire du tourbillon et du tumulte webien, je m’y retirerai. Déjà, les effets – les bienfaits ? – de cette courte aventure sont palpables : depuis dimanche, je n’ai ni tweeté, ni retweeté, ni posté de photo sur les réseaux, je ne suis pas retourné sur Facebook. J’ai fait deux recherches sur Google (Edward Ruscha, Édouard Levé), répondu au mail de la traductrice de mes textes et échangé quelques messages avec Anne Savelli à propos de la suite de son projet – aux côtés de Joachim Séné – Nos Îles numériques auquel je suis heureux d’avoir participé. Parce que pendant quatre jours, je me suis senti plus libre.
Impromptus – Franz Peter Schubert – Alfred Brendel au piano