Les derniers sons reçus de ce monde

merlérins

En promenant sur l’île Saint-Honorat jeudi, après la messe des fondateurs de Citeaux, j’ai écouté les gabians et la mer et j’ai pensé à ce moine du cinquième siècle dont on raconte qu’il acheva sa vie dans une cellule isolée, à l’un des bouts de l’île. Les oiseaux et les vagues furent sans doute les derniers sons qu’il reçut de ce monde. Il s’appelait Caprais et fut compagnon d’Honorat, le fondateur de l’abbaye. L’une des sept chapelles de l’île a été baptisée Saint-Caprais.

ChapelleStCaprais

Je sais que des saints, il y en a une ribambelle. Je réentends ma grand-mère maternelle Zoé, catholique fervente, m’expliquer que les saints et les saintes sont des hommes et des femmes comme vous et moi, ordinaires, simples, qui ont choisi de se donner à Dieu en recherchant l’amour avec un grand A. L’amour de Dieu et de son prochain. Je revois les yeux de Mémé s’embrumer lorsqu’elle évoquait Saint-Lambert, le saint-patron de Bauduen, son village natal. Natif de Bauduen lui aussi, à la fin du onzième siècle, il se fit moine à l’âge de seize ans, vécut sur l’île de Lérins et fut nommé évêque de Vence. Chaque année, le 13 septembre, le village fête l’anniversaire de l’arrivée des reliques de Saint-Lambert, que les Bauduennois sont allés chercher à Vence, en procession et à pied, en 1634. Comment croire que les saints sont vraiment des gens ordinaires ?

Zoé et Zoé

 

Devant les tombes de Frédéric Chopin, de Guillaume Apollinaire et d’Édith Piaf, penser à toi hier, ma chère Mémé Zoé, qui aurais eu 128 ans ce vendredi 2 décembre.
Ne plus savoir si tu montas un jour à Paris autrement que pour travailler comme bonne à tout faire dans une famille de richards, comme tu les nommais.

Me demander si les Nocturnes parvinrent un jour à tes oreilles, si tu savais réciter Le Pont Mirabeau, si tu écoutais les chansons de la Môme dans ta Haute-Provence natale.

Devant ces tombes et tant d’autres, m’interroger aussi aux côtés de Zoé, ton arrière-petite-fille, sur ce que nous laissons lorsque nous partons, et surtout pendant combien de temps.
Ensemble, nous avons parlé de l’inéluctable évanescence qui est notre sort commun.

Toi qui croyais à la vie éternelle, de passage ici bas tu fus et seulement ainsi nous serons. Tout comme le furent Chopin, Apollinaire, Piaf, et tous les autres qui reposent ici sous la terre de ce Père Lachaise habité de tant d’arbres, de fleurs, de corbeaux et de mémoire.
C’est ce qui nous prolonge, la mémoire. Elle nous rend immortels, mais à peine le temps d’une petite poignée de générations, avant de s’éteindre pour toujours..

Zoé ne t’a pas connu de ton vivant mais tu vis en elle, à travers ce qu’elle apprend de toi par mes mots en souvenir de toi.

C’est ton éternité, ma si chère Mémé.
Tu vis encore aussi à travers votre prénom commun.
Tout ceci survivra aussi longtemps que ne s’assèchera pas la mémoire de ce que nous fûmes.

Jusqu’à ce qu’un jour, sans prévenir, nous ayons toutes et tous à jamais disparu.

Comme une offrande

neigebauduen

Bauduen vêtu de blanc hier rare merveille comme une offrande d’anniversaire pour Mémé native du village l’imagine enfant six sept ans pas plus à la charnière entre les deux siècles passés nez rouge cache-nez autour des oreilles longue tresse qui dépasse sabots de bois gorgés de paille la vois bien dévaler Rue Longue vers l’école avec ses copines s’offrir quelques glissades sur la neige déjà verglacée dans la descente qui rejoint Rue Grande les chutes sur les fesses et les éclats de rires aussi clairs et joyeux les doigts gourds gelés après le ballet de boules de neige puis le porte-plume douloureux à saisir au moment d’oublier les jeux écrire avec peine les phrases dictées par la maîtresse quelques taches violettes sur la page le froid du plancher au plafond malgré le poêle à bois au beau milieu de la classe le concert d’atchoum de reniflades l’échappée des yeux à travers les vitres de la fenêtre vers les petits oiseaux perdus dans tout ce blanc jusqu’aux cimes des arbres puis la cloche sonne la récréation sortir grelotter dans la petite cour enveloppée de blanc se réchauffer les pieds les jambes le corps en tapant les sabots sur la neige chanter en chœur aussi quelques comptines pour se donner du courage et après la classe lorsque le soir approche déjà remonter à la maison enveloppée de cette lumière mate descendue des toits ne pas s’attarder se sentir seule au monde parmi les maisons silencieuses où traîne invisible l’odeur du bois brûlé en chemin se perdre entre deux rêves ou deux prières le retour rapide du soleil pour redonner au paysage son visage connu ou des cascades de neige à flocons épais comme des noix pour que s’installe le mystère jusqu’aux vacances et que durent les glissades et les rires clairs de retour à la maison là-haut Mémé choisit la baguette de fée toute blanche comme par miracle elle enveloppera de merveilleux l’ordinaire des jours.

Photo de ci-haut @GilbertBagarre

Cent vingt-trois ans

Mémé

Mémé a cent vingt-trois ans aujourd’hui j’en parle au présent oui elle vit toujours Mémé même si voilà plus d’un quart de siècle qu’elle a rejoint le Paradis dont elle me racontait la beauté et la simplicité née en dix-huit cent quatre-vingt quatorze Mémé Zoé est très croyante ça l’aide à vivre sa vie depuis sa jeunesse perdre un promis parti à la Grande Guerre à vingt ans elle ne s’en est jamais remise heureusement sa foi l’accompagne tout le temps elle pleure beaucoup à la messe Mémé elle renifle en fermant les yeux et en serrant fort ses doigts quand elle récite ses prières je voudrais bien la consoler mais je n’ose pas il y a ses copines juste à côté et puis le curé est en train de parler bon Mémé elle sourit parfois quand je fais des grimaces pour la faire rire à la sortie de la messe au village et puis aussi à la maison lorsque je dis nianiourt au lieu de yaourt en l’imitant parce qu’elle ne sait pas prononcer yaourt comme il faut cette façon de se distinguer vient peut-être de l’enfance quand elle et ses camarades n’avaient pas le droit de parler provençal à l’école interdit la maîtresse se fâchait il fallait parler français sinon coups de règle sur le bout des doigts alors aujourd’hui elle résiste à sa manière nianiourt elle dit comme un pied de nez enfantin à ce passé violent le Provençal elle le parle avec son amie Clara sur le banc en face de la Poste lorsqu’elles se retrouvent l’été je les écoute c’est une langue qui chante qui sonne joli le Provençal Clara elle est devenue institutrice Mémé aurait voulu faire ce métier elle aussi mais elle a dû partir loin du village travailler aux bouchons à La Garde-Freinet juste après le certificat d’études pour aider à nourrir ses frères après la mort du père ensuite elle a fait femme de chambre bonne à tout faire à Aiguines chez des châtelains et puis droguiste à Marseille ça lui plaisait le commerce la droguerie le contact avec les clients à la retraite elle s’est beaucoup occupée de nous ses trois petits enfants succulents ses légumes farcis et sa soupe au pistou j’en garde la saveur intacte tout comme le bleu ciel de son sourire sa voix hélas non je tente de la rappeler à moi en fermant les paupières Mémé est là assise à tricoter devant moi ses lèvres bougent elle me parle de derrière ses lunettes mais je n’entends rien si seulement j’avais pensé à l’enregistrer comme pour Maman sa fille je pourrais l’écouter à volonté n’empêche je la vois très nettement souffler ses cent vingt-trois bougies et entamer sa portion de gâteau avant d’aller se poser un peu sur le fauteuil dans sa chambre lire quatre pages de son roman puis siester le visage paisible rêver peut-être à Bauduen son cher village natal et à son promis rejoint au Paradis.

Cochonneries

Cochons

Leurs tout petits yeux ronds me dévisagent
à peine deux pointes d’ombre sous le poil
pastilles noires semées parmi le beige pâle de la robe
les dérange peut-être
soufflent fort de leur groin rose
puis s’échappent au fond de l’enclos
la boue et l’odeur du lisier me rappellent mon grand-père
me passait des bottes en riant
– viens, n’aie pas peur, il me disait
m’accompagnait tout près d’eux
les caressait, leur tapotait la croupe
je n’osais pas
ôtions nos bottes le soir de retour des bêtes
– laissez vos cochonneries dehors, nous lançait Mémé
porcher il fut, Pépé
longtemps
il en perdit l’odorat
pour toujours.

Un petit cochon pendu au plafond – Comptine