In Paradisu #15

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Le taxi a fait le tour de la place une bonne dizaine de fois. Je me suis hasardé à comprendre pourquoi. Sans succès.

– Savoure le paysage, savoure, m’a lancé Sauveur. Le manège est bientôt terminé, alors profite.

La Mercedes s’est arrêtée au pied d’un immeuble d’angle. C’est pas très loin d’ici que je suis né. Juste en face des Docks où Ernesto touchait sa paie à la semaine et m’accompagnait le dimanche pour tester mon désir de tenir debout.

(à suivre)

In Paradisu #14

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A l’intérieur, j’ai retrouvé le chauffeur. Trahi par ses lunettes de glacier et son blouson noir.

Il m’a souri et m’a offert une Sol, puis deux, puis trois. Nous avons trinqué au retour du printemps. Je lui ai demandé son prénom en bafouillant et pourquoi tout à l’heure il m’avait laissé en plan sous la tempête.

– Je m’appelle Sauveur, il m’a répondu en faisant cliquer des menottes et un briquet sous mon gosier. Puis il m’a conduit dans sa voiture. En claquant la portière, il a dit d’une voix assurée :

– J’ai quelqu’un à te présenter.

(à suivre)

In Paradisu #13

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Terminus Quai du Port. J’ai débarqué hagard près des baraques à frites et des kiosques à journaux, en grelottant dans mon manteau vert sapin. Des rafales de folie hurlaient dans les haubans et les coques des voiliers grinçaient comme de lourds dragons empêtrés sous des tonnes de neige. J’ai accéléré le pas pour tenter de me réchauffer et j’ai filé vers la gauche.

En arrivant Place de la Consolation, je me suis écroulé sur le trottoir gelé. Les pieds en cloques et les jambes sciées. Transi d’une immense tristesse. Plus de fontaine, plus d’azalées, plus de micocouliers. Pratiquement plus aucun commerce. Seul vestige du campo de mon enfance, un bar à la devanture bleue outremer. Le Bar d’Orient. Avec un taxi stationné juste à côté. J’ai un peu hésité à entrer, puis j’ai poussé la porte presque machinalement.

(à suivre)

In Paradisu #12

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Le muret que nous escaladions après l’école malgré les tessons vert bouteille présentait des brèches béantes. Elles ouvraient sur un fouillis de tombes sales dispersées entre les cyprès. J’ai eu envie de réclamer le prochain arrêt mais je me suis souvenu que Luis ne pouvait être là car il n’avait aucune sépulture. Quelques années avant sa mort, il avait donné son corps à la science.

Passé le dernier virage avant la mer, je me suis demandé comment vivre avec les morts à jamais introuvables.

Comment leur parler, leur raconter ce qui blesse ici-bas ? Tout ce qui fait saigner sans laisser de trace sûre.

D’où guetter les mots que les disparus nous lancent paraît-il de temps à autre depuis l’au-delà ?

(à suivre)

In Paradisu #11

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Lorsqu’il est passé devant moi, j’ai voulu savoir s’il n’avait pas croisé une berline un peu plus bas. Aucun son n’a traversé ma gorge. Les lèvres entrouvertes, j’ai juste aperçu une poussière de buée bleutée s’évanouir autour de mon visage.

En grimpant dans le premier bus, je me suis rendu compte que mon sac était resté dans le taxi. Les paumes collées aux vitres embuées, je n’ai plus reconnu la rue qui mène au port.

Carcasse rongée jusqu’aux nerfs, charpente nue, coquille désertée. Plus aucun cinéma. Ni “ Forum “, ni “ Impérial “. Disparus tous les deux. Remplacés par des supérettes. Des magasins de téléphonie à la place des librairies-papeteries. Ecole de musique fermée. Murée sur deux étages. Partout, des palissades provisoires en agglo grossier truffées d’affiches publicitaires et de panneaux “ chantier… danger… à vendre “. Plus de halle aux fruits et légumes non plus. Vitres éclatées, portes défoncées, toît démoli. Un décor effroyable. Même le petit cimetière de la butte semblait abandonné.

(à suivre)

In Paradisu #10

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De retour à la station je n’ai plus retrouvé le taxi.

Juste un petit mot “ Je t’abandonne ici, pardonne-moi “ griffonné en noir sur une facture et remisé sur la borne d’appel.

J’ai espéré la Mercedes entre les raies ouatées dessinées par la neige contre les murs des immeubles, comme en transparence. Pas de trace de pas sur le trottoir encombré de mélasse épaisse. Plus la moindre marque de pneus sur la chaussée déjà gris sale. Aucune piste.

Seul un halo doré scintillait devant les haies de cyprès en contrebas, à l’entrée du jardin public où j’attendais mes fiancées après l’école. C’était la petite lumière bricolée par un vieux cycliste à l’avant de son vélo. Il se rapprochait en sifflotant. Sans se soucier du froid ni de l’homme figé entre les flocons tricotés serrés.

(à suivre)

In Paradisu #9

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En arrivant devant la boutique, je me suis pincé.

Plus aucune trace du salon de coiffure, mise à part la marche en bois noir qui débordait un peu sur le trottoir. Le local avait été transformé en agence d’intérim. Bureaux rouge vif, ordinateurs, affiches aguicheuses et moquette bleu roi. Le nez écrasé contre la vitrine, j’ai aperçu  le poêle. Il n’avait pas bougé mais on l’avait amputé de son tuyau. A la place, une pile de tiroirs en plastique, bourrée de fiches et de dossiers.

(à suivre)

In Paradisu #8

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Le taxi s’est arrêté à quelques mètres de la devanture, de l’autre côté du boulevard. La station était déserte.

– Prends ton temps, m’a dit le chauffeur, je ne suis pas pressé.

Le tutoiement m’a saisi au plexus, sauvage solo gavé de décibels, et s’est aussitôt éparpillé par la portière entrebâillée.

Sur le trottoir, je me suis senti noyé dans un tournoiement de blanc, épais comme une angoisse sourde, pesant comme une peur rentrée. Oppressé par le silence en suspension qui trouait l’air vif et déboulait des toîts et des façades.

J’ai cherché à me souvenir de ma première tempête de neige. C’était du temps de la maternelle je crois. Nous habitions au fond de l’Impasse des Cerisiers. La neige nous avait bloqués deux ou trois jours à la maison. Ma grand-mère nous avait fait des confitures d’oranges.

(à suivre)

In Paradisu #7

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Il était le coiffeur du quartier. Les gens allaient chez Loulou. Trois paires de ciseaux, une tondeuse, un rasoir-sabre et un peigne. Besoin de rien d’autre.

Si, j’oublie la poire à parfum pour le pschitt pschitt final. Le petit jet frais me chatouillait le cou et je frissonnais dans mon peignoir en lycra bleu marine. Loulou, c’était un vrai coiffeur en blouse grise. Avec diplôme affiché au-dessus du miroir et poster couleur de l’équipe de River Plate sur le mur d’en face.

Seule fausse note, le salon avait été aménagé dans une ancienne poissonnerie. Pas d’autre local libre à l’époque. Il fallait constamment laisser la porte ouverte pour aérer. L’odeur était restée bien vivace malgré les années. En hiver, les clients se gelaient. Loulou tentait de les consoler en leur servant le thé. La bouilloire chauffait en permanence sur le poêle à charbon, au fond du salon. Lorsque Lucho a arrêté le métier – il devenait peu à peu aveugle – j’aurais bien pris la relève mais je n’ai jamais été adroit de mes dix doigts.

(à suivre)

In Paradisu #6

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Nous avons mis une demi-heure pour glisser jusqu’au bord de mer. Partout dans les rues, des voitures et des motos en travers, des ambulances au pas, des plaintes de gens à terre. Des gémissements de bêtes amochées.

Arrivé à la Vieille Chapelle, j’ai deviné Planier au loin et je me suis mis à fredonner : “ Voi dai nemici nostri… A noi datte vittoria… E poi l’eterna gloria… In Paradisu  “.

Le long de la Corniche, le taxi avançait en douceur vers la place de mon enfance. Presque au ralenti.

A hauteur du  Marégraphe, j’ai demandé à tourner à droite et à remonter vers Bompard. Je voulais revoir le salon où mon grand-père Lucho avait passé ses semaines pendant plus de quarante cinq ans.

(à suivre)