Le port était pourtant si calme ce soir.
Plus personne au pied des bateaux. Plus un docker sur les grues.
Un décor fin d’époque.
Cinq heures que je jouais avec toi face à la mer, mon Jo, je ne les ai pas entendus approcher.
Ils sont revenus en traître. Dans notre dos.
Les salauds !
Lorsque je les ai aperçus, ils avaient déjà lâché leurs dobermans.
J’ai tout de suite pensé à sauver ta peau, mon bijou.
Je t’ai enveloppé dans ta cape noire et tu es passé par dessus quai.
Puisse la houle te serrer dans ses bras et t’accompagner jusqu’à la digue du large.
Cette digue qui nous est si familière.
Là-bas, tu seras peut-être à l’abri du danger.
Personne n’imaginait que les chantiers fermeraient si vite.
Personne ne se doutait que les navires usés devraient un jour aller chercher fortune ailleurs.
Depuis quarante ans, ils arrivent de partout pour se faire réparer chez nous : rouliers grecs, paquebots russes, asphaltiers hollandais, céréaliers chinois, bananiers ivoiriens et ferries corses bien sûr.
A chacune de leurs escales, nous accourons les accueillir dans la rade, toi et moi.
Fiers d’être les descendants de Pythéas.
Les sorties en chaloupe pour se ruer à leur rencontre, tu n’en as raté aucune, mon Jo.
A l’approche de leurs coques géantes, nous nous risquons sur la proue.
Tu viens contre ma poitrine et je ferme les yeux tandis que là-haut, les marins t’applaudissent tellement tu es beau.
Une fois à quai, je les laisse t’effleurer. Bouche bée.
Je suis sûr qu’ ils n’ont jamais imaginé pareille merveille.
Dans aucun port.
Parfois, ils osent même un baiser sur tes joues rondes.
Je fais mine de ne rien voir et nous partons jouer au soleil sur la jetée.
Pour l’instant, la voie est libre.
Tu avances vers le large, en frissonnant dans le ressac.
Le crépuscule approche. J’ai peur que tu attrapes froid.
Lorsque je t’emmène au coeur des ateliers, tu n’en crois pas tes yeux.
Un décor d’opéra dans un espace de cathédrale.
Aux quatre coins des hangars ouverts aux courants d’air, un râle de ferraille et de feu.
Un gigantesque ronflement de moteurs, de fraiseuses, de presses et de tours avec de grosses mains autour.
Au travail, les machines hurlent et les hommes se taisent.
Quelquefois, c’est l’inverse.
A la pause, en sourdine, nous essayons d’accompagner ce brassage de langues et d’accents.
Tu es plus doué que moi pour l’improvisation, mon Jo.
Je n’ai jamais eu ni coffre, ni voix. A peine un peu d’oreille.
Toi, tu ne vis que pour ces instants où les sons se mêlent, se jaugent, se défient.
Je tente de te suivre de mon mieux.
Tu sais bien que mes mains ne t’abandonnent jamais.
Je me mords les doigts pour ne pas crier.
Un zodiac vient de te frôler à toute allure.
Dans son sillage d’écume, tu danses comme un bouchon.
Ma curiosité nous pousse parfois jusqu’aux formes où sont opérés les bateaux fatigués par des années de traversées.
Tu adores y descendre dans mon dos.
Tout au long de l’échelle tu trembles, tu te cramponnes, tu te fais lourd, mais une fois au fond, tu es content mon Jo, je le sens bien.
Le ventre des navires t’inspire.
Tu veux en explorer chaque recoin. Y laisser ta trace.
Dans la salle des machines, il faut même que je te surveille de près.
Le rythme des pistons et des vilbrequins te donne la bougeotte.
Leurs trépidations t’affolent.
Ta peau dorée d’aristocrate se marie bien aux relents de cambouis brûlant.
Si je ne te retenais pas, mon Jo, tu serais capable d’aller te frotter aux bleus des mécaniciens.
Je te laisse leur offrir nos airs préférés, à ces horlogers de la mer, malgré le vacarme.
Un jour, hypnotisé par les vibrations, tu t’es retrouvé happé vers l’hélice d’un moteur de cargo.
Dieu sait comment, je t’ai sauvé in extremis.
Je t’aurais pilé.
Depuis, même si je t’entends ronchonner, j’abrège les visites.
Je ne suis rassuré que lorsque nous sommes de retour au grand air.
Toi, tu ne rêves que de redescendre plonger auprès des hommes de l’art.
Ces hommes que l’on abandonne aujourd’hui dans le plus assourdissant des silences.
Encore quelques minutes et tu disparaîtras derrière les blocs blancs de la digue.
Je prie pour que tu sois recueilli avant la nuit.
Les doberman me saisissent à la gorge.
Ils me broient les chevilles.
Je cherche à hurler ton nom, mon Jo, mais je n’ai plus de voix.
En m’écroulant dans le bassin de radoub, je me souviens : tout à l’heure, un gros flic à lunettes m’a lancé
– vous vous prenez pour Rostropovitch ?