Photo numéro huit.
Déclencher avant qu’il ne soit trop tard. Mais où sont passées les baraques en bois peint que nous surnommions les trois cabanons ? Volatilisées en pleine poussière. J’ai beau m’écraser la face contre le viseur – pommette et arcade au beurre noir – je ne devine que quelques touches de couleur à travers les ramures. Pas d’avantage. Vermillon pour l’abri à outils, jaune d’or pour le hangar à graines et bleu ciel pour la maison des fleurs. Vestiges opaques et presque virtuels d’un peuple de pépiniéristes artistes.
Une fois l’an, les jardiniers d’Angelo repeignent les murs de leurs demeures. Pour célébrer le retour de l’été. Les pigments sont broyés et mélangés dans de grandes cuves en bois d’olivier, au pied des échafaudages. Les enfants grimpent jusqu’au sommet des façades et y composent leurs frises en regardant la mer. Juché sur ces gigantesques échasses, je me suis souvent pris pour Giotto. Tout jeune, c’est la maison des fleurs que j’ai choisi de repeindre. Juste pour le plaisir de passer ma journée dans le bleu ciel. C’était ma couleur préférée. J’adorais les mots mystérieux qu’égrenait ma grand-mère en feuilletant le registre des ventes : aristoloche, joubarbe, fraxinelle, pied d’alouette ou zinnia. Toutes ces fleurs trouvaient preneurs jusqu’aux antipodes. Aujourd’hui, le bleu ciel m’indiffère et plus personne ne me guide parmi ces merveilles.
Photo numéro sept.
Un obstacle, soudain, à mes talons. Je trébuche et me retourne de justesse pour éviter la chute. Je viens de me cogner à un amas de pierres grises. Construit au centre du domaine, l’oratoire à la Vierge n’a pas résisté aux vibrations infernales des caterpillars. Il s’est écroulé face contre terre et la croix qui ornait le sommet a disparu sous les gravats. Je n’aurai pas eu le temps d’y prier une dernière fois. Vite, fouiller dans les décombres. Je m’écorche le bout des doigts à creuser comme un chien. De mes poings qui enserrent les pierres ne s’échappent que des fragments d’argile cuite brun-rose, sans doute le corps de Jésus. Aucune trace des yeux étonnés qui happaient les miens chaque fois que la peur me conduisait auprès de la niche sacrée. Les paysans d’Angelo l’érigèrent face à la mer, pour remercier Marie d’avoir épargné leurs jardins lors de la grande tempête de mil huit cent trente. J’aurais tant aimé l’embrasser encore, ce visage poupon et lui parler de ces sauvages qui ravagent notre terre. Lui dire qu’ils me font horreur. Lui demander de me donner le courage de tenir jusqu’au bout.
(à suivre)
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