Avant de m’en aller vers quelque jachère estivale, écrire ma profonde reconnaissance à Ema.
Une année que cette musicienne accepta, par la grâce d’une rencontre inattendue, de me guider vers la découverte du violoncelle.
Vers l’accomplissement d’un rêve de jeunesse.
Elle arriva un beau matin avec son Mirecourt, me le tendit puis l’installa contre moi.
Ensuite, elle plaça l’archet au creux de ma main et me laissa commencer à tenter de faire vibrer les cordes.
Une à une.
De la plus grave à la plus aigüe.
Elles sonnèrent un petit peu.
Jusque dans ma poitrine et dans mon ventre.
Ema sourit avec douceur.
Je fus bouleversé de cette confiance et de ce partage impromptu.
Cette émotion reste et restera gravée en moi.
Depuis cette petite heure de rêve, le violoncelle m’accompagne chaque jour.
Gratitude immense à Ema pour ce si beau cadeau de la vie.
Comme l’autre jour avec les hirondelles, il m’a fallu être très patient pour réussir à capter l’un des éclairs qui ont zébré le ciel de la ville. Cette photo a nourri en moi l’espoir de gros orages. Pas de ceux qui tuent mais de ceux qui me laissent tremblant derrière la vitre, en me souvenant des délicieux coups de tabac d’autrefois, l’été à la campagne, lorsque la maison vibrait et avec elle toute la rue, tout le village.
En ce dimanche d’élections municipales, j’écoute le Printemps de Vivaldi en pensant à Marseille, ma ville d’amour, et je me demande : Stop ou encore ? Les immeubles qui s’écroulent et qui tuent, Stop ou encore ? Les milliers de logements indignes, Stop ou encore ? Les élus marchands de sommeil, Stop ou encore ? Les écoles délabrées, Stop ou encore ? Les piscines en ruine, Stop ou encore ? La misère endémique, Stop ou encore ? Les quartiers populaires abandonnés, Stop ou encore ? Les rues privatisées, Stop ou encore ? Les transports en commun négligés, Stop ou encore ? Les pistes cyclables galvaudées, Stop ou encore ? La saleté et la pollution à gogo, Stop ou encore ? Les bibliothèques fermées, Stop ou encore ? La ségrégation sociale entretenue, Stop ou encore ? La bétonisation à outrance, Stop ou encore ? L’arrogance et le déni, Stop ou encore ? Marseille maltraitée, Stop ou encore ? Je réponds Stop ! Mille fois Stop ! Et je conjure les Marseillais d’aller en masse jusqu’aux urnes pour dire Stop ! Basta ! Pour qu’ils choisissent de tourner une bonne fois pour toutes la page sur un quart de siècle de désastre entretenu à petit feu. Pour qu’ils décident de faire prendre à leur ville, notre ville, le virage vers une vie plus douce, un quotidien plus apaisé, un futur plus serein, à échelle humaine, dans une cité plus durable et plus égalitaire. Le choix me semble limpide. C’est le choix de la dignité. Il est urgent de dire Stop à tous les chapacans, Stop au naufrage en cours et de pousser bien fort dans les urnes le son du Printemps de Vivaldi, pour accompagner jusqu’au Vieux-Port le Printemps Marseillais.
Le Printemps, Antonio Vivaldi – version pour trois violoncelles, signée Mau Castillo
De chacune de ses balades, Nicolas Esse donne à voir une photo, postée sur Twitter, avec deux seuls petits mots pour accompagner : à vélo. Aussitôt, me voilà en Suisse à ses côtés. Il y a souvent un lac, des coteaux, des champs de blé, des mélèzes, des collines et des montagnes avec encore de la neige au sommet. Nous sommes en terrain de beauté. Paisible. Nous montons et descendons. J’imagine l’effort et le plaisir. C’est délicieux. Il y a une dizaine de jours, je trouve ce texte sur son site : Le Tour de rien : Jusqu’à la mer. Tiens tiens, je me dis ! Il est allé jusqu’à la mer ! Pour prolonger le délice, le lire à voix haute.
Qu’est donc devenu Ousmane Dieng ? Je l’avais rencontré au Sénégal il y a quelques années. C’était à Mbour, le port où il avait commencé à travailler comme marin-pêcheur à l’âge de 9 ans. Quelques années plus tard, Ousmane avait quitté sa pirogue pour tenter l’aventure de la lutte professionnelle. Dans l’arène. Pour les trophées et les liasses de francs CFA. Grâce à la lutte sénégalaise, Ousmane, alias Michael Jordan, était devenu un homme respecté de tous dans sa ville. Au fil du temps, les sponsors et les combats s’étaient fait rares. Ousmane avait continué malgré tout à encadrer les jeunes lutteurs. Je ne sais aujourd’hui s’il a continué à leur transmettre sa passion ou s’il est retourné gagner sa vie en mer. J’aimerais beaucoup avoir de ses nouvelles.
Parfois, c’est vers les chemins de montagne que j’aimerais filer. Je prendrais mon bâton et accompagnerais les vaches et leurs pâtres en estive. Lorsque après des semaines il leur faudrait redescendre, j’écouterais leurs sonnailles s’échapper vers la vallée. Je resterais là-haut et grimperais jusqu’à la trace des glaciers évanouis, ces territoires disparus si joliment racontés par Élisée Reclus.
Le Glacier – Élisée Reclus (Histoire d’une montagne – 1875)
« L’été venu, lorsque la nuit me happe et m’enveloppe de ses échos, je monte parfois dans mon carrosse de mémoire et je convoque les grenouilles qui saluent derrière le portail rouillé. Je rejoins leurs débats et leurs ébats. Je me demande si leurs têtards sont de la fête. Immergé à leurs côtés, je deviens algue, amibe, racine de roseau, nénuphar. Remonté à la surface, je flotte parmi les graines échappées des fleurs. Je dérive dans l’onde des poissons rouges. Je frôle les herbes courbées sur mon passage. Je m’abreuve de pollen égaré. Je respire le peu de fraîcheur qui s’attarde. Je tremble lorsque se pointe la lune. Je sais qu’elle éclaire encore ce pauvre monde où explosent les thermomètres, où meurent les glaciers, où s’amasse la misère, où s’éternise la violence, où se délabre la justice, où s’effrite l’espérance. Soudain, les grenouilles se taisent. J’écoute le silence et je reste coi. »
1er mouvement du Concerto pour violoncelle en mi mineur d’Edward Elgar, par Jacqueline Du Pré et le Philarmonique de Londres, dirigé par Daniel Barenboim.
« Déjà, la première de couverture. Avec cette jeune fille vintage et les animaux de la ferme qui avancent dans l’autre sens. Elle et eux enfermés dans le rond parfait d’une de ces boîtes tellement familières pour peu que nous ayons tété au biberon fromager. Elle m’a tapé dans l’œil, cette couverture, avec le petit bonhomme ombré tout en dessous. Comme une silhouette évocatrice de ce que Daniel Bourrion, l’auteur du livre, a retenu, j’imagine, de ce temps où il s’immergea dans la vie active. Oui, qu’est-ce qu’on se sent petit lorsque pour la première fois l’on sort du cocon-carcan familial pour se plonger dans la vague immense et effrayante et excitante du monde du travail. La couverture donc, signée Roxane Leconte, et puis le texte, nerveux, au tempo soutenu qui s’emballe et puis se pose, aux phrases rythmées de ces virgules en guise de point, mais non, les mots repartent et tournoient, de la maison à l’usine, de l’entrée au vestiaire, jusqu’à la chaîne de production. Parfois, reprendre son souffle car on se prend à souffrir avec le jeune saisonnier, le jeune travailleur de ces étés Camembert où s’apprend la vie qui n’est pas que dans les livres mais qui, pour le coup, s’y niche avec tout autant de distance que d’affection, tout autant de souffrance que de plaisir. L’ai dégusté, ce livre. Il m’a rappelé mes journées de manutentionnaire à trimballer sans savoir pourquoi des vannes en fonte d’un entrepôt à un autre, puis d’un entrepôt à un autre entrepôt. Cinq jours sur sept. Il a résonné jusque dans le passé de mon Pépé aux cent métiers, manœuvre, métayer, ouvrier agricole… mon grand-père exploité parmi les exploités. Sûr que ce livre, si joliment illustré page après page par Roxane Lecomte – on va résumer son travail à elle par les six lettres du mot talent -, lui aurait bigrement parlé, à mon Pépé. »
On a souvent besoin d’un plus petit que soi… La tête vers le ciel, je me délecte toujours du ballet furtif des hirondelles. Il me remplit de joie. Surtout en ce moment. Elles sont plus nombreuses que les années passées. Vestige provisoire du temps du confinement ? Les enregistrer, ces demoiselles, pas compliqué. J’aimerais n’entendre qu’elles mais pas trop le choix. J’ai pris mon parti de capter aussi les divers sons de ma rue. Les travaux, la circulation, les passants, les autres oiseaux. Réécouter ensuite et repérer leurs fugaces Prrri Prrri Priii. Les photographier, c’est plus difficile. Hier, j’ai installé mon poste de guet sous une fenêtre et attendu l’instant, le cou un peu crispé à force. Failli me faire un torticolis. Désirais saisir la petite seconde de l’hirondelle. Son surgissement contre le nid lorsqu’elle déboule du haut du ciel pour nourrir ses jeunes. D’abord, je n’ai pas réagi assez vite. Hop, hop. Prrri Prrri Prrri. Présente au monde plus vite que son ombre la pitchounette. En à peine une seconde, la voilà qui était repartie. Prrri Prrii Prrri. Je déclenchais. En rafales. Mais sur les photos, rien de plus que la fenêtre, la corniche aux nids de boue brune et le ciel. Le temps de me moquer de mes réflexes très élastiques, je me suis souvenu que patience et longueur de temps… Quelques bonnes poignées de minutes plus tard, clic clac, j’avais réussi mon petit Prrri.
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Allegro du Concerto pour 2 violoncelles en sol mineur RV. 531 d’Antonio Vivaldi, par Ophélie Gaillard et l’Orchestre Pulcinella
« Tu sais, plus anonyme on ne fait pas. Des journées, des mois, des années par dizaines que tu existes et pourtant tu n’es plus là. De ton éphémère passage ici bas, point de photo, point de murmure, point de souffle, point de sourire. Juste l’ondulation tremblée de ta peau d’ange et de tes cheveux clairs au creux de mon sang. Je n’oublie ni tes yeux éplorés ni le poids de nos larmes sèches. Je te sais depuis toujours tapi au cœur des écorces, bercé à fleur d’écume, dissous à flots de torrents, envolé à cris d’oiseaux, blotti parmi les cendres ou réfugié au cœur des nuages. Je t’y rejoindrai en silence lorsque sonnera l’heure. Plus anonyme tu meurs. »
« Alors, ce livre ? Des Oloés. Dis-moi un peu ! Ah, ce livre, ça te fait au début comme le paquet de bonbons Batna lorsque tu étais au cinéma et que tu attendais le film. Tu commençais par un, puis deux, puis trois, allez, un petit dernier et promis j’arrête, mais tu ne pouvais pas. Et tu continuais. Ad libitum. Les oloés racontés par Anne Savelli, ils m’ont fait tout pareil. Illico. À tel point que je me suis forcé assez vite de ralentir le rythme et de m’en réserver un pour chaque jour. Sinon, ma gourmandise de lecture m’aurait joué un mauvais tour. Aurait épuisé mon désir. Car ces oloés se dégustent, figure-toi. Oui. Comme une friandise. Ils s’observent. Se hument. Se caressent. Se questionnent. Il se relisent aussi in extenso, en quête d’une saveur nouvelle, d’une nuance peut-être négligée au premier jet. C’est touchant et singulier cette façon d’être à l’affût de soi-même tout autant que du lieu d’où s’énonce l’histoire, à chaque fois. Comme un regard et une écoute en parallèle de soi. Une écriture en éveil, toujours. Sans repos ? Une attention extrême au décor, aux sons, aux objets, aux inconnus, aux souvenirs, à ce qui survient et qui accompagne lecture ou écriture. Qui en détourne et fait y revenir. Un regard inédit, je trouve, sur tout ce qui nous lie autour des mots écrits, et à écrire. Puis à relire et à partager à voix haute. »
Ce qui me séduit aussi dans cet ouvrage, c’est la proposition d’écriture qui accompagne presque chaque oloé. Pour accompagner le texte lu à voix haute, Anne Savelli suggère de faire le portrait d’un homme ou d’une femme qu’on croise régulièrement dans le même lieu, à qui on ne parle jamais, dont on ne sait rien d’autre que ce qu’on en devine, mais dont l’absence, si elle survenait, nous inquièterait. Tenté ? Assurément. Et toi ?
Tu auras compris que ce livre, je ne l’ai pas encore terminé. Vais prendre le temps de découvrir d’autres bonbons et notamment les oloés de quelques écrivain.e.s invité.e.s. à participer.
« J’ai entendu onze coups. Onze. Plus qu’un seul et c’en sera fini de ce jour. Onze fois résonnent. Onze. En toi tu le prononces ce mot. Onze. C’est un son grave qu’il produit. Onze. Il y a aussi ce ze qui est joli. Si tu le répètes en accélérant tu te crois auprès d’une cigale. Si tu espaces le tempo tu aperçois une petite scie. Si tu la dis continuo cette petite syllabe, tu revois l’écriture du sommeil dans les bulles d’un BD. Ze c’est aussi ainsi que les tout jeunes enfants se nomment quand ils parlent d’eux-mêmes. Les grands disent défaut de langue. Les grands passent à côté du charme parfois. Les grands ne jouent plus souvent avec le je. Onze. Onze. Onze coups de cloche au-dessus de la ville. Plus qu’un seul et c’en sera fini de ce jour à la douzaine. »
L’Afrique m’accompagne souvent ces temps-ci. Avec ses calvaires essaimés à longueur de siècles, je navigue à ses côtés depuis les rivages de Gorée jusqu’aux ports esclavagistes, vers les sinistres rivages de l’homme blanc. Série en cours. Insupportable. J’ai suivi par séquences les marches pour la justice. En Amérique et dans notre vieille Europe. George Floyd, Adama Traoré, et tant d’autres… Je n’oublie pas Zineb Redouane. J’ai regardé par bribes – en me forçant beaucoup parce que la télé et la radio filmée, c’est de plus en plus insupportable – ces débats autour du racisme et de ses ravages, entre autres au sein de la police. J’ai observé le visage de Rokhaya Diallo, oh combien digne et patiente et lumineuse face à la face grise de ses contradicteurs, ceux qui éditorialisent faute d’aller sur le terrain et qui ne disent pas qu’ils le sont, racistes. Ils ne peuvent pas, ils n’osent pas, mais ils baissent les yeux, ils s’empêtrent dans leurs tirades empreintes de mauvaise foi, en niant ce qui pourtant est patent : dans notre douce France, devant notre police ou dans un bureau d’embauche, mieux vaut afficher du blanc sur le visage que du noir ou du beige ou du jaune. Depuis l’enfance, jamais ouvert la porte à une once de ce que recouvre ce mot, racisme, sa laideur, son insupportable faciès. Mes parents m’ont appris la beauté de toutes les teintes de peau de nous autres humains. Que chacune se vaut et se respecte. Que le même sang tout rouge coule dedans nos veines. Qu’il n’existe qu’une seule race, la race humaine. L’ai transmise à mes enfants, cette exigence de vérité. De mes parents je tiens aussi la conscience de ce que fut l’esclavagisme et le colonialisme. De ce qui continue à nous empoisonner la vie. Des énièmes injustices qui viennent rebondir de colère dans les rues d’Amérique comme de chez nous, et qui nourrissent les cortèges d’aujourd’hui, je perçois toute la violence infligée aux victimes et à leurs familles qui réclament justice et la fin de l’impunité. C’est une vive douleur. Il me faut alors dire ma honte d’homme blanc, ma colère et ma compassion. * Marcher avec elles et avec eux par la pensée et repartir vers le continent noir, vers le Sénégal aimé, puis vers le Cameroun où écrit Serge Marcel Roche. Là-bas, je me plonge à nouveau dans les couleurs de sa poésie mélancolique. Je file à Yaoundé retrouver Éros Sambóko et lui parler à voix haute à travers les mots de son créateur. Des mots de fraternité.
Les mots pour le dire
« L’ampoule à blanc est le soleil d’une géographie du sang, bien que l’on voit à peine les rivières bleues d’opale courir sous la peau des cuisses. Je regarde au plafond les taches qui sont des îles. Le matin, lui, s’allonge contre moi, pas l’autre et ses abois de chiens, un qui sait unir la fraîcheur du citron et l’odeur des aisselles. Le tronc violet du bougainvillée, ses ramures pépiantes, avec les spasmes d’un sommeil léger. Donc aussi contre lui je pense que ce qui je est en ailleurs de la toute-puissance du monde. J’entends son bruit, jusque dans l’ordinaire des voix, la sale rumeur de l’ordre, mais je ne suis pas là. Les taches qui sont des Îles. Serge Marcel Roche. »
Un coup de poing, oui. En pleine face. En plein cœur. Sonné suis resté tout au long de la lecture de ce livre de Georges Hyvernaud, La peau et les os. Écrire sur la guerre, l’enfermement, la condition de prisonnier. Mettre des mots sur ce qui reste d’humain lorsque tout ce qui fait dénominateur commun s’est dissous dans l’horrible grammaire des jours de peur, de survie, de puanteur, de merde et de mort. Magistrale. Si puissante. Limite insoutenable, l’écriture de Georges Hyvernaud. Ne le connaissais pas avant de découvrir cet article sur la revue en ligne Diacritik. Jean-Pierre Cescosse l’entamait ainsi : « Ce serait bien que tout le monde se mette à lire Georges Hyvernaud. Puis se taise un petit bout de temps. »
D’Hyvernaud, après La peau et les os, j’ai entamé la lecture de Le wagon à vaches. Bientôt, mon libraire me préviendra qu’il a reçu les deux autres qu’ai commandés. D’ici là, me taire un petit bout de temps ? Juste un tout petit bout, alors.
Il pleut fort sur les toits. Rester dedans à s’emplir de violoncelle baroque au cœur d’une église. Se demander si tu oseras un jour y jouer toi aussi. Et dans combien d’années. Laisser le rêve s’installer et puis t’évader en un coup d’archet vers le vénérable pont Eiffel. Réentendre des voix au soleil du dimanche, accrochées à sa robe rouille et noire offerte au gave d’Oloron. Imaginer les trains passer ici autrefois. La vue sur l’eau depuis la fenêtre. Se souvenir que le chemin de fer n’est presque plus que mémoire ici bas. À présent, les jeunes se donnent rendez-vous au pont dès qu’arrivent les beaux jours. Enthousiastes et courageux, ils s’élancent vers le courant depuis l’ouvrage vieux de cent trente-six ans. Il y a de la hauteur à cet endroit. Guetter les sourires et le zeste de peur qui se faufile en douceur sur les visages. Lui tirer la langue et la conjurer en criant jusqu’au plouf final.
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Toccata V pour violoncelle seul – Francesco Paolo Supriano, par Guillermo Turina
Si tu entends la mer au-delà, franchis la frontière. Si tu oublies son parfum, recrée-le. Si tu crois qu’elle n’existe plus, invente-la. Si tu te souviens des obstacles, avance. Si tu sais le chemin, ne fais pas demi-tour. Si tu n’y parviens pas, regarde plus haut. Si tu remercies le ciel, n’oublie pas la terre. Si tu as peur du vide, écoute les oiseaux. Si tu désires la paix, accueille la. Si tu rêves de silence, offre le.
« Elle était restée muette depuis que Maman s’en était allée vers l’autre monde. Plus de cinq années remisée sur une étagère au fond d’un placard. Rien que du silence autour de son corps tout blanc. Plus de mains pour le saisir. Plus de doigts pour lancer l’ouvrage. Plus un souffle. Plus un mot. Inanimée, la machine. Et puis Mathilde est arrivée avec un désir de coudre doux comme un baiser offert aux fils du passé. La machine l’attendait. Les bobines de fil aussi. Par dizaines. Multicolores. Rangées avec soin par les mains expertes de Maman couturière. Soudain, le silence s’est rompu. Dame machine s’est remise à parler, à chanter, à créer. Une douce renaissance. Une caresse joyeuse lancée sur les flots du présent. »
C’est parti hier-matin au petit déjeuner, avec ce qui ressemblait à un jeu d’écriture. Une invitation sur Twitter à raconter sa propre peau. En ajoutant le mot-clic #infraperec Clin d’œil-hommage à Georges Perec, auteur de L’infra-ordinaire et qui écrivait ceci à propos de son livre : « Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien. […] Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? […] »
Gorgées de thé. Petite fraîcheur dans la salle à manger. De ma peau, ne voyais que celle de mes mains et de mes avant-bras. L’ai interrogée. – Vas-y, elle m’a répondu. Raconte-moi ! Alors j’ai écrit ceci : Ma peau se sent bien dans sa peau. Hâlée aux gambettes et aux bras, plus claire ailleurs, elle est un recueil de mémoire et d’enchantements, aux avant-bras; à l’encre de Chine. Ailleurs, ma peau est frileuse et commence à se distendre, à frisoter. Le souffle des ans.
La journée a avancé et m’est venu le désir d’écrire la liste des phrases qui viennent, comme ça, à partir et autour des quatre lettres de peau. En imaginer d’autres aussi. Histoire de poursuivre le jeu. Avec comme seule « contrainte » utiliser ces quatre lettres p. e. a. u. Et pourquoi pas y ajouter le x pour quelques pluriels.
Les mots pour le dire
« J’aime écrire des peauaimes. Les peaux mortes vivent longtemps. Nous chantions Armstrong je ne suis pas noir, je suis blanc de peau. De toutes façons, lui, il est toujours à fleur de peau. Notre professeur d’histoire nous raconta l’extermination des Peaux Rouges. Dans la cour de l’école, nous disions il a la peau lisse au cul et nous rigolions. Arrête un peu avec tes blagues de peau tâche. Je me souviens de mes pantalons en peau de pêche. Touche pas à mon peaute ! Raciste, la peaulice ? C’est plus que peaux cibles. Impeaurtant de ne pas l’oublier. À l’impeaussible nul n’est tenu. J’ai déniché le peau aux roses. Au pied de la maison il y a plein de peaux de fleurs. Mémé collectionnait les peaux de nianiourt. Elle faisait de la soupe de peautiron. Y trempions du pain d’épeautre. Peau d’âne, un livre lu il y a si longtemps. Les oiseaux qui ont du peau échappent aux à peaux. Ce qui les posent sont des peauvres types. Dis-moi, il est long, le fleuve Peautomaque ? Et le Peau, son copain italien ? Boycottons Zemmour, Onfray, Buisson, Brunet, ces insuppeaurtables impeausteurs. Sipouplé si tié pas joli reste peauli. Ah oui, je fus quelques années durant exonéré d’impeaux. Le mot apeaustasie n’est pas joli joli. Saurais-tu nommer les douze apeautres ? Mon ami Pierrot, ouvre-moi la peaurte. Au Stade, nous aimons chanter peau peau lo peau peau peau peau ! Parfois, nous chantons Beth cèu de Peau. Toujours le rythme dans la peau. J’aimerais bien un jour aller au Peaurtugal. La galinette m’a peausé un lapin. Peauvre de moi, synonyme de peuchère. Quelle épeauque épique ! Tu y crois, toi, à la peaussibilité d’un Paradis. Peaurque no ? »
Frontière de lumière. Ouvre-la. Ne laisse pas l’issue absente. Caresse l’or offert. Conserve en ta mémoire la fragilité de la semence. Mesure le temps nécessaire à la pousse. Bénis la sueur. Chéris le fruit. Contemple l’œuvre. Bannis le saccage. Frontière de lumière, laisse passer la paix.
Ce fut un orage majuscule. Hier, à peine sorti de chez le libraire, avec en main Des Oloés, le livre d’Anne Savelli tant attendu, gros grains, éclairs et tonnerre m’ont cueilli et accompagné jusqu’à la maison. Il s’est un petit peu trempé, l’ouvrage. L’ai protégé en vitesse du tissu de mon boubou orangé, mais les gouttes de pluie tiède ont baptisé sa couverture. Une fois rentré, l’ai essuyée avec le premier bout de tissu rencontré, mon Bleu de Chine laissé sur un fauteuil. Ensuite, pour poursuivre la cérémonie de baptême, je suis monté à la chambre enregistrer l’orage qui avançait sur la ville et avait commencé à tremper le parquet. Voici gravé le souvenir vivace de ce porte-bonheur.
Il s’ébrouait près des herbes hautes lorsque je l’ai surpris, le grand cygne au plumage blanc neige. Solitaire. Le port altier. Il croisait au ras de la rive. Je l’ai salué. Il m’a dévisagé un court instant est s’en est allé. D’abord à contre courant, puis vers l’aval. Sans se retourner. Alors j’ai fredonné le Cygne de Camille Saint-Saëns. Quand je serai grand, j’apprendrai à la jouer sur mon violoncelle cette merveille de mélodie, extraite du Carnaval des animaux.
Plus de deux mois sans se voir, sans se parler autrement qu’au téléphone, sans rire ensemble. Arrive un jour beau où tout ceci devient lassant à force. Survient un jour béni où s’effacent les semaines de manque, où se gomme la distance pour se diluer dans un flot paisible d’instants à partager. Pour les savourer en beauté, avons choisi de randonner ensemble. Chacune et chacun sur son vélo équipé de la fée électricité. Ce fut une merveille de promenade en Hautes-Pyrénées. D’abord sur une voie verte, un ancien chemin de fer réhabilité, du côté de la Vallée des Gaves. Puis plus haut. Un peu plus haut. Tellement offerte à la splendeur qui nous entourait, cette escapade, que nous l’inscrivons dans le carnet des jours heureux. Au-dessus de nos silhouettes casquées, Le Cabaliros, le Viscos, le Hautacam. S’il vous plaît. Nous y revoir et nous réentendre pédaler, tranquilles, accompagnés par la paix de ces sommets.
L’air sent les foins et l’herbe coupée. Les maisons retrouvent du sourire aux façades. Les petits graviers crissent sous les roues. Un arrêt pour attendre les autres. La gourde sortie du sac à dos. Par là-haut, oui. Tu verras la vue qu’on a. Sentir la fraîcheur aux mollets aux passages à l’ombre. La route monte et tu lis Col d’Aubisque que tu gravis trois fois autrefois. Parlerons de Bahamontes plus haut. Toujours plus haut, l’Aigle de Tolède. Un virage et de l’herbe à hauteur de genou. Ici, c’est à main gauche. Le petit chemin mène à la chapelle. Dieu vous le rendra écrit sur la pierre blanche. Déguster le sandwich à l’omelette. Quelques noix de cajou. Un milan déploie ses ailes vers la vallée. Sa queue est échancrée. Une couleuvre se tortille à l’ombre d’une murette. Regarde, là-bas, le Pic du Midi. Des fontaines vivaces partout près des places. Refaire le plein des gourdes. Une bibliothèque de rue en face de l’arrêt de bus. Le soin accordé aux fleurs. Accueillir leurs couleurs. Mon Dieu, ce jaune pâle des roses. Les iris presque mauves. Les oiseaux ponctuent ton ascension. Voitures rares. L’entrée dans Gez-Argelès. Le village natal de Vincent. Une grande maison à la façade blanche. Plus loin en redescendant, la châtaigneraie aux kilos de cèpes en automne. Le champ pentu pour jouer au foot. Une enfance en regardant les cimes. L’école encore ouverte. Plus bas, fermées les mines de plomb et de zinc. Depuis des lustres. Allons voir ce petit lac, oui. Passage étroit. Avancer encore. Bientôt la redescente. Les freins font hiiii hiiii hiii. Jamais trop apprécié les descentes. Slalom comme au ski en soignant les courbes. Ouvrir le genou dans les virages comme Hinault. Retrouver le Gave de Pau et se poser pour déjeuner. Les tomates croque-sel. La tortilla. Le petit verre de rosé.
La promesse de se retrouver bientôt pour repartir ensemble.
Avant de se quitter, écouter Vincent chanter Bèth cèu de Pau.