Pour boucler (ou presque) la boucle chinoise

 

Avant de boucler demain dans ce carnet mon voyage en Chine
une petite collection de sons de là-bas

à écouter, réécouter
découvrir redécouvrir à sa guise
les accompagne d’une galerie de photographies non encore publiées ici
comme un point presque final
à mes chroniques de Shanghai.

 

 

Sortir de Shanghai par le rail

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Jamais croisé autant de monde dans une gare que ce matin-là dans HongQiao Station il a de la gueule le TGV chinois tout blanc fuselé spacieux dedans propre et moderne sièges sur rangées de trois amovibles tu les tournes comme au Japon dans le Shinkansen en appuyant sur une petite pédale dans le sens de la marche lorsque le train parfois s’arrête et repart dans l’autre sens salues les demoiselles coiffées et vêtues de violet et blanc les employées à chignon de la compagnie des chemins de fer et lorsque le train démarre penses à François Bon en connaît un rayon en chemin-de-fer en écriture-vidéo le camarade écrivain-voyageur il filmerait lui aussi il écrirait et respirerait au rythme du décor qui défile comme lui tu filmes regardes Shanghai s’étirer et s’allonger comme tu ne l’avais pas imaginé jusqu’où tu te le demandes elle grandit sans cesse cette cité géante elle repousse ses limites même lorsque verdure arbres pelouse et champs te font croire que ça y est tu en sors elle se rappelle à ton souvenir je suis là avec mes hangars fabriques immeubles en bataillons rocades en construction embouteillages visibles Shanghai t’en met plein la figure direct labyrinthe toi tu en redemandes colles ton nez à la fenêtre et t’interroges les quartiers démolis qui défilent où donc sont passés celles et ceux qui y vivaient qui s’y aimaient y faisaient des enfants vers où ont-ils été naviguer pour trouver leur place au sein de cette araignée gigantesque quelle place pour chacune et chacun en une cité de vingt-huit millions d’âmes silence en toi car ne sais pas puis tu t’apaises peu à peu maintenant que tu sens la ville commencer à s’éloigner pour de bon au fur et à mesure que tu te rapproches de la montagne rêvée.

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Le balèti au cœur de Shanghai

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Il est encore tout frais
en sons et maintenant en images
cet enchantement au parc Zhōng Shān Gōng Yuán
ces dizaines de couples qui dansent et dansent
en un grand balèti improvisé au cœur de Shanghai.

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L’usine abandonnée de Moganshan

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La cheminée c’est elle que tu vois en premier lorsque déboules du sentier pendu glissant aperçois le village une fois passés les bambous elle se dresse au fond en bas derrière des toits bleus ciel elle pointe toute de brun colorée vers le ciel bouché de pluie et de gris et tu te prends à accélérer le pas pour t’approcher une usine chinoise une usine elle est petite celle-là à échelle humaine une fabrique vas demander à y entrer pour voir une seule cheminée mais point de fumée construite à deux pas d’un cours d’eau tu l’entends gronder pas trop fort il est petit mais quand même ça brasse bien toute cette eau avec la pluie qui ne cesse depuis ces heures sans discontinuer une route passe devant il suffit de traverser tu veux voir l’eau couler puis repars vers la cheminée aperçois un triporteur électrique bleu foncé passer sur la route en lâchant à travers un haut parleur une musique aïgue façon sirène tu reconnais l’air de Happy Birthday elle est en briques la cheminée comme celles de chez nous elle semble sortir de buissons verts adossée à un entrepôt aux murs blancs à la toiture de tuiles en vrac collé à un hangar où tu distingues en rouge passé de gros caractères peints sur le mur le nom de l’usine sans doute ou des slogans politiques peut-être mais ni point d’exclamation ni étoile ni faucille ni marteau tu n’en reconnais qu’un seul de caractère le premier à gauche tu l’aimes beaucoup facile à écrire quatre traits seulement 心 Xīn le cœur tracé au-dessus deux fenêtres aux verres brisés et à côté une remise comme à ciel ouvert enfin il manque un mur pas de porte des vestiges de planches moisies de chaises de ferraille entreposés jetés plutôt abandonnés tout comme l’usine à laquelle ils servaient et les travailleurs envolés plus de trace de leurs efforts de leur savoir-faire rien tu vas te renseigner tu veux savoir ce qui se fabriquait ici et jusqu’à quand personne pour te le dire le village est désert juste avant de remonter vers le sentier tu passes devant une petite maison aux murs blancs constellés de moisissure et de traces de boue la porte est grande ouverte un couple devant des étagères ils vendent des biscuits de la bière et des canettes de soda pas de lumière dedans qui va donc s’arrêter pour acheter tu aperçois une table à gauche masquée par une cloison un tapis de jeu dessus ils jouent à deux à quoi aux cartes sur le pas de la porte tu demandes à l’homme de sortir et montres la cheminée là-bas mais tu ne sais pas l’interroger davantage il ne comprend pas ce que tu cherches alors tu fais des gestes marteau muscles et tu dis travail travail 工作 Gōngzuò et là il te montre les bambous entassés autour des maisons tu comprends qu’ils travaillaient le bambou avant oui mais depuis quand l’usine est délaissée et les ouvriers partis vers ailleurs ça tu ne sauras pas enfin pas cette fois il faudra revenir et peut-être que lorsque tu retourneras approcher cette cheminée elle n’existera plus et l’usine avec elle aura été totalement détruite et le terrain aménagé pour la construction de résidence ou d’hôtel qui sait.

Les jeunes passants de Moganshan

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De là-bas il te revient en mémoire vive encore tant et tant de sons comme ces voix qui passent joyeusement dans la rue d’en dessous tu t’en souviens si bien les entends remonter vers ta terrasse où te tiens debout les yeux happés par les caresses du brouillard là sur la montagne juste en face tu désireras peindre ce tableau oui le sauras-tu oui tu tenteras le crescendo de leurs mots de leurs rires te surprend des enfants des adolescents écoliers collégiens cartable au dos ça arrive de ta gauche tandis que la pluie s’offre un répit il te semble des oiseaux se répondent un chien aboie et les minots montent vers où tu te demandes c’est sur les hauteurs du village pourtant hier en promenant n’a remarqué ni école ni collège tu ignores à quoi il pourrait ressembler ce lieu de montagne où ils apprennent à écrire à lire à compter la poésie aussi tu crois ils avancent une petite douzaine ils sont ignorent le drapeau rouge aux étoiles à main droite l’ont salué chaque lundi-matin regroupés dans leur cour comme dans chacune des écoles de Chine un peu éteint ce drapeau-là en as connu des plus épanouis à Shanghai la faute à la pluie sans doute l’humidité en plus pas de vent pour faire danser le drapeau à l’arrêt immobile les jeunes ne remarquent pas non-plus le vert tendre des plants en rayures rectilignes dans le petit jardin potager en contrebas tu ne les entends presque plus à présent ils disparaissent derrière les maisons en longeant la haie de bambous jeune elle paraît elle aussi toute fière au-dessus d’autres bambous à terre eux abattus plus de feuillage ils attendent de filer un jour vers leur seconde vie en échafaudages sur les chantiers le long des façades des petits bambous en restera-t-il un peu pour les cabanes des enfants après l’école tu l’espères.

Le vieux paysan de Moganshan

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Dans l’avion qui te ramène à la maison tu imagines survoler la montagne qui t’accueillit il y a deux semaines à peine mais non Papet dans l’autre sens tu pars vers le nord vers Pékin puis la Mongolie le désert de Gobi ensuite l’avion dessine une courbe vers la Russie et Moganshan loin à présent si loin derrière comme un doux rêve approché oui touché des yeux et de la peau sous la pluie mais derrière pourtant tu ré-entends les gouttes tapoter le sentier les ruelles les buissons et la terre de Chine tu ré-entends le vieux paysan au chapeau pointu bêcher patiemment son lopin non-loin d’un ruisseau désirais tant le vivre ce moment t’y replonges à présent en imaginant tout ce qu’il est en train d’imaginer récolter ici en plongeant sa bêche dans la terre penser à semer l’hiver passé la neige fondue puis venir chaque jour regarder pousser les plantes jusqu’aux premières cueillettes tu voudrais lui demander le nom des légumes espérés mais ne sais pas dire les mots te manquent il faudra continuer d’apprendre Papet alors tu te tais et écoute l’homme racler la terre mouillée loin de Shanghai loin de l’avion qui accroît chaque seconde un peu plus la distance qui te sépare de ce village de montagne où tu reviendras un jour peut-être écouter la vie comme elle bat ici et parler avec les gens d’ici.

Shanghai est un petit matin d’adieu

cielbleu

Un dernier réveil ici avant l’automne prochain Papet le jour pointe vers cinq heures trente les oiseaux te sortent du lit files sur la terrasse écouter ce coin de ville qui s’agite après le calme de la nuit as dormi la fenêtre entrouverte pour ne rien louper des premiers frémissements du jour nouveau le flot de circulation déjà perceptible les premiers avions décollent le tien c’est pour ce soir tard repartir oui quelques tourterelles se répondent sur les arbres repartir vers ton amoureuse Papet Shanghai est un adieu Shanghai est un au-revoir pas si loin finalement pas si loin non repartir revenir ainsi coule ta vie c’est le sel qui te nourrit depuis toujours tu n’en changerais pas tu veux qu’elle dure encore longtemps cette vie avec des matins peuplés d’oiseaux où que tu te réveilles et de l’amour à partager où que tu respires.

Shanghai est un concert de saxos

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Es retourné au parc Fuxing respirer une dernière fois parmi la foule vivante et attachante danseurs amoureux enfants joyeux vieillards fatigués mamans à bébés dompteurs de cerfs volants copines à frisbees gardiens à casquettes solitaires endormis joueurs de mah-jong mangeurs d’insectes marchands de ballons tapeurs de carton jardiniers appliqués ados boutonneux adeptes du tai chi couples muets mendiants exténués t’es empli de leur énergie et les as salué de l’intérieur juste avant la sortie t’es arrêté un instant happé par un concert de saxophones trois joueurs un assis sur son banc face à sa partition un peu hésitant dans son jeu les deux autres debout un peu plus loin sans notes davantage dans la maîtrise de leurs instruments ai imaginé Jean-Marc ton ami guitariste improviser avec eux ça aurait de la gueule aussi ce concert-là puis as repris le métro retrouver Noémie Dawei et les pitchouns pour une dernière soirée tous ensemble.

Shanghai est un tattoo partout

JiaJia

Comme un tattoo sur la peau de la ville partout avalanche de caractères de toutes tailles géants s’affichent sur façades projetés sur buildings masse immense devantures journaux taxis dazibaos métro tu t’y noies mais gardes la tête hors du flot mots images te fascinent te happent tombes sous le charme dans la ville sans fin marquée à l’encre rouge noire blanche or élargie repoussée vers sa périphérie ses bords jamais ne peux les toucher tant ils s’éloignent de toi au fur et à mesure que tu marches circules même lorsque tu crois arriver au bout de la ville elle te rappelle illico que sa fin sa limite sa pause c’est pas demain la veille et ces tattoos partout te repères quand même un peu depuis le temps c’est mince comme balise mais tu as l’impression d’être un peu d’ici maintenant de toutes façons un peu Chinois tu dois être à force de caresser comme un buvard ce qui s’y écrit et dit par exemple dans l’ancienne Concession française tu retournes voir JiaJia ta tatoueuse voyageuse descendue depuis son Nord natal tenter sa chance ici tellement heureux Papet du Bouddha gravé de ses mains sur ta peau l’an passé pas beaucoup changé la demoiselle à peine un peu de calme en plus et d’innocence en moins sur le visage vingt-trois ans seulement posée comme une éternelle élève devant sa frise appliquée et sereine tu lui parles de ton désir de poursuivre sur le chemin entamé elle te suit de ses yeux timides le chemin choisi elle connaît tes bras ses bras comme tableau cahier carnet parchemin stèle à ciel ouvert l’an prochain sera partie étudier au Japon l’artiste sans cesse apprendre elle t’a dit découvrir de nouveaux styles de nouvelles techniques voies inconnues à emprunter nouvelles connections avec cet art calligraphie sur les peaux rêves tourments noms mots personnages symboles à dessiner puis inscrire profond à l’encre au creux des corps et des âmes un peu plus de deux mois et JiaJia quitte Shanghai alors une heure de plus nous tiendra éloignés sept heures de décalage puis huit jusqu’au retour de l’heure d’été autant dire une éternité.

Shanghai est un restaurant ouvrier

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Ce restau tu tombes dessus un jour de pluie marches depuis une bonne heure malgré les gouttes observer le quartier t’immerger ses bruits ses cris ses allées et venues dans tous sens prises dans la grisaille les rues se ressemblent encore davantage un peu embrumé tu avances au ralenti commences à être trempé pluie tiède fond de l’air tiède la faim aussi besoin de manger de te poser longes les murs prends de grosses gouttes sur la casquette frôles le battant d’une porte métallique verte à main droite une remise un hall de maison il fait garage à vélos à peine éclairé une planche sur deux tréteaux au fond à gauche et une douzaine de saladiers en fer blanc dessus avec chacun un plat dedans au mur une armoire électrique une quinzaine de compteurs des planches et une bicyclette rouillée remisées d’un côté de la table deux vélos de l’autre le patron chemisette blanche manches courtes propose de te servir dans une barquette tu choisis salade cuite tofu sauce tomate et vermicelles soja frits il montre la viande non merci pas de viande non presque plus envie en Chine comme en France et puis penses tout le temps à la souffrance des animaux te sens coupable de plus en plus rare que tu en manges voudrais arrêter totalement y arriveras bientôt Papet il te tend une autre barquette le riz fumant déborde tu t’assieds à côté d’un jeune ouvrier penché sur son repas d’autres mangent debout bol et baguettes en mains certains ont fini ils fument vestes de pluie bottes crottées de boue chaussures de chantier raclement de gorge ça crache dehors sur le trottoir tu te régales malgré le bruit du crachat et de la circulation le patron te propose de l’eau il t’apporte un verre d’eau chaude meilleur pour la santé les Chinois te donnent toujours de l’eau chaude ouvriers en pause leur propose ta place ils refusent en agitant la main le sol est trempé gare en sortant de pas glisser la femme du patron arrive dans ton dos d’une pièce qui doit être la cuisine n’en es pas sûr elle jette un torchon mouillé sur la table où tu finis de te lever la faim plotch il fait le torchon plus de riz dans ta barquette collant à souhait remplace le pain le riz ici tentes de discuter un peu avec le patron mais tu ne comprends pas trop sans doute son accent de Shanghai lui dis que c’était très bon Hen Hao Chi 很好吃 il te remercie en tirant sur sa cigarette dix yuans il te demande même pas deux euros pour se régaler et repartir rassasié vers ton rendez-vous avec Jia Jia ta tatoueuse.

Shanghai est un petit cœur

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La lumière baisse sur la ville te poses un peu sur un banc au bord du fleuve l’esplanade désertée à présent un tout jeune garçon approche en courant il montre le fleuve en criant à sa maman lasse elle semble peut-être la réveille-t-il plusieurs fois dans la nuit elle ne lui sourit pas avance la tête basse perdue dans ses pensées seule au monde le petit la regarde elle regarde le fleuve il saute et saute lui comme monté sur ressorts elle lui lance attention Xiao Xin 小心 littéralement Petit Cœur Xiao Xin facile à prononcer avec un ch tout doux dans le palais au début de chaque mot Xiao Xin facile à écrire facile à retenir le chinois est si touchant parfois petit cœur mon fils petit cœur il y a le fleuve juste en bas danger toi tu as aperçu un peu plus tôt la glaise brunâtre constellée de mégots de branchages d’herbes noires tomber là dedans pas tentant marée basse c’était sans doute comme le cœur de la maman le fleuve si tu le remontes tu verras la mer mon fils la mer oui avec des bateaux à prendre si sommes las des battements non-stop de cette ville si n’ai plus le cœur de m’accrocher mon fils je t’emmènerai oui irons voir ailleurs où coulent d’autres vies pas ce soir non trop tard bien sûr mon cœur mais bientôt oui tu aimeras j’en suis sûre te réveiller au bord de la mer regarder naviguer les bateaux là-bas à l’horizon vers l’Amérique toi Papet tu remontes vers le parc vas retraverser le fleuve longes les platebandes une chanson jolie s’échappe d’un baffle camouflé par une fausse pierre ne sais si elle plaira à la maman la chanson ni même si elle l’entendra lorsque elle quittera le fleuve son fils endormi dans les bras.

Shanghai est un fleuve vers le Pacifique

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Te souviens de ce dimanche le premier jour d’octobre traverses en ferry le Huangpu le fleuve au limon brun jaune deux yuans pour cinq minutes de voyage la caissière te donne un petit jeton bleu en plastique à remettre à l’employé à l’entrée de l’embarcadère regards vers l’autre rive plus large que le Rhône il te paraît le fleuve un parc de l’autre côté au pied des gratte-ciel t’installes sur le pont supérieur à l’arrière au grand air pas grand monde c’est rare il fait chaud les demoiselles en tenue légère les garçons en chemisettes tee-shirts drapeau chinois dans quelques mains ou poche arrière du pantalon premier octobre jour anniversaire de la République populaire soixante-huit ans ça fait une semaine de vacances pour tous ou presque tu te rends compte Papet les deux aéroports et les deux gares de Shanghai assaillis dès quatre heures du matin le ferry croise des péniches noires remontent vers la mer de l’Est un petit morceau de mer en bordure de Pacifique d’abord elles rejoindront le Yang Zi en français on l’appelle Yang-Tsé certaines chargées de charbon d’autres couvertes de larges bâches vertes du linge suspendu près de la cabine une chemise chaussettes culottes les mariniers voyagent avec femme et enfant tu imagines une vie à naviguer de fleuve en mer et de mer en fleuve pas d’école à bord peu importe la vie avance quand même ou bien tu laisses ton minot aux grands-parents souvent c’est ce qui se passe lorsqu’il faut aller chercher le travail à la grande ville quittes ta maison dis au-revoir à ton enfant revoir quand tu sais pas le grand-père et la grand-mère s’en occuperont d’ici à ton retour autant dire pendant des années à présent une secousse le ferry se cale contre le quai attaché à deux amarres deux cordages sales ont bien vécu s’effilochent un peu et la voie est libre à la descente inimaginable la foule massée le long du fleuve gigantesque ce flot humain qui se presse sur le Bund la plupart touristes de l’intérieur arrivés le matin de leur province il faut qu’ils la touchent des yeux la célèbre tour télé la Perle de l’Orient et ses quatre cent soixante huit mètres de haut pareil pour les buildings les ont vus à la télévision chez eux enfin ceux qui vivent dans les villes tu observes la marée humaine s’en dégage une impression de fatigue teintée d’insouciance de curiosité de naïveté nombreux visages tannés par le soleil chemises blanches oui pas de shorts et chaussures encore poussiéreuses le voyage vers la ville lumière en groupe le plus souvent suivez la guide et son fanion bleu ou rouge inaudibles les phrases criées pour expliquer raconter le panorama bouteilles de soda sucettes aux couleurs vives brochettes de fruits cornets de glace pistolets à bulles de savon pour les petits de nombreux jeunes couples avec bébés la grand-mère souvent dans leur foulée à surveiller le petit tandis que les parents s’arriment à leur portable le remarques souvent au restaurant aussi ne se parlent pas captivés par leurs écrans et la mémé qui gère le pitchoun le fleuve on y pose aussi contre les rambardes les barrières théâtre de selfies et de doigts en v brandis devant le photographe quelques joggers ils ont de quoi s’entrainer pendant qu’aux terrasses des cafés branchés ça bavarde en fumant autour d’un café crâne rasé collier à grosses boules en bois ou chaîne en or qui brille et Mercos garée à côté l’heure avance le soir approche tu vas retraverser le fleuve à l’embarcadère une poignée d’ouvriers patientent bicyclette en mains cigarette aux lèvres casque de chantier jaune brillant sur la tête pas de dimanche pour eux cette semaine encore et l’anniv’ de la République populaire n’ont pas eu le temps de le célébrer.

Shanghai est un vendeur à la sauvette

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Tu tentes de sortir de la ville pédales le long de HuQingPingGongLu t’en écartes vers des friches grises et beiges les aperçois à main droite la route en montagnes russes virage en épingle descente douce puis montée un peu moins ta bicyclette pèse un âne mort Papet autre chose que ton vélo de route pour grimper les cols des Pyrénées tournes les jambes allez encore encore du jus allez suis la dame qui vient de te dépasser sur son scooter électrique rose bonbon avec des personnages de dessin animé dessus trop facile pour elle essoufflé arrives au sommet de la côte te parvient le son d’un haut-parleur une voix répète des mots comprends pas ça ne sonne pas chinois t’approches un vendeur de raisin à la sauvette cagettes sur la remorque du tricycle il a installé un haut-parleur rouge sur son engin et son appel tourne en boucle peut-être du dialecte de Shanghai le haut-parleur tu le voyais plus gros une balance et hop emballé c’est pesé très peu de passage ici une église de pierres gris foncé au fond de l’autre côté du champ laissé en jachère à moins qu’il devienne sans tarder terrain de fric à venir pour promoteurs immobiliers mais qui voudra oser construire ici en bordure de rocade peu importe on mettra une paroi anti-bruit ne vous inquiétez pas en Chine tout se vend vous savez le haut-parleur tu le voyais plus gros le raisin noir est beau gros grains bien sucrés quelques passants s’arrêtent sortis tu ne sais d’où juste à droite une vendeuse de vêtements de pluie vient de poser son tricycle le jour commence à baisser la rue comme territoire de vente tu croises de tout dans la ville vendeurs et vendeuses de chemises caleçons boutons rubans culottes pastèques pamplemousses haricots verts coques de téléphone jouets à trois francs six sous petits pains fourrés à la viande épingles à linge balais brosses fleurs ornements mortuaires de toutes sortes la rue territoire de commerce pas besoin de patente tu t’installes et ça part de là pour les plus pauvres sans monnaie pour se payer un tricycle le trottoir comme devanture une vieille dame arbore ses poignées de courgettes le reste au sol dans la poussière épinards patates encore brunes de terre haricots dans un grand bol on ne sait jamais quelqu’un peut désirer en manger ce soir pas à l’abri d’une bonne surprise à Shanghai maintenant le crépuscule est là va rester encore un peu la dame espère encore le client qui lui fera un brin de yuans pour sa journée n’aura pas patienté pour rien l’obscurité avec rose doré à l’horizon au-dessus des arbres t’y enfonces il faut rentrer ce soir au dessert tu guetteras en secret le craquement du grain de raisin entre tes dents tandis que tournera dans ta tête la litanie lâchée par le petit haut-parleur rouge.

Shanghai est un mainate en cage

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Suis venu lui faire un petit coucou encore une fois avant de rentrer au pays il me dévisage de son petit œil brillant noir comme un bouton de poupée le mainate je n’ose pas lui caresser le bec pour lui dire au revoir me gratifie de sa voix nasillarde ne vois pas son bec s’ouvrir pourtant le son s’échappe de son être sa gorge je crois m’amuse de son Ni Hao Bonjour prononcé comme s’il était un robot m’attriste de cette cage qui l’emprisonne voudrais bien l’en libérer mais son patron ne comprendrait pas ici aussi le plaisir des hommes passe loin devant le bien-être des animaux me souviens de ce voyageur l’autre soir à la gare de Deqing tout fier de me montrer ses deux tortues ficelées serrées dans un filet rouge leurs petites pattes couleur crème bougeaient à peine en sursis pour quelques heures les pauvres bêtes son repas du soir sans doute mais dans ce pays où si souvent les humains ne vivent plus tout à fait comme des humains comment imaginer chez eux une once de compassion pour les animaux mis à part les chiens des gens aisés les caniches des riches là c’est pas pareil prunelle de leurs yeux ils gagatisent comme des merveilles ils les tiennent en laisse sinon c’est direction casserole assiette et je n’ose imaginer les élevages industriels de canards poulets les abattoirs encore moins tu me diras c’est comme chez nous Papet oui comme chez nous des cages en bien plus grand forcément sauf que chez nous les mainates ne disent pas ni Hao quand tu viens les saluer.

Shanghai est un Eldorado de façade

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Débarquent ici chaque jour par millions ces jeunes en quête de travail plus rien ou presque dans leurs provinces plus rien à part les champs le travail de la terre rêvent d’autre chose que le quotidien de leurs parents de leurs grands-parents alors se rapprochent de la ville géante brillante mouvante dans l’espoir de trouver de quoi se vêtir se loger se nourrir vivre en somme avec ce qu’il reste une fois envoyés les yuans à la famille restée là-bas en arrivant à l’aéroport ou à la gare de Hongqiao ils se retrouvent souvent embauchés manœuvres sur un chantier casque et souliers de sécurité fournis parfois le coût retenu sur leur premier salaire dorment entassés dans l’un des préfabriqués blancs et bleus alignés tout près de l’immeuble en démolition ou en construction et si tu ne tiens pas la cadence dehors bon vent remplacé dans l’heure tu as d’autres plus chanceux plus instruits quelques notions d’anglais ils décrochent un boulot à l’accueil d’un restaurant à la caisse d’un magasin pour peu qu’ils aient un peu de maturité ou d’aplomb les voila au gardiennage d’un hôtel d’une résidence treillis noir casquette noire talkie walkie le salut militaire de rigueur compter ses heures tu n’y songes pas les dimanches aussi ça travaille se reposer ce jour-là exceptionnel il y a aussi ces livreurs à la tâche à l’abattage douze heures jour pénalisés au moindre retard la journée finie s’entassent à cinq dans trente mètres carrés au sous-sol d’immeubles mille yuans de loyer par tête cent cinquante euros c’est à prendre ou à laisser à cinq des lits superposés pour ces jeunes hommes tu te rends compte l’intimité absente impossible d’accueillir une copine ou bien s’organiser si tes colocataires sont sympas si tu sens un brin d’humanité dans vos rapports te laissent la piaule une heure juste un matelas une couverture pour reconstituer sa force de travail une vie de boulot rien que de boulot mais à la ville oui la ville lumière où paradent les Porsche les Rolls les Ferrari les Maserati les boutiques de luxe les cafés branchés les grands magasins gigantesques où tu n’achèteras rien juste tes yeux pour jeter un œil de loin et te dire que peut-être toi aussi un jour car tu n’y entres pas avec ta tenue de chantier collante de sueur maculée de poussière la ville oui mais sans loi qui protège le travailleur le petit n’empêche la ville où on te dit que si tu ne dors pas si tu ouvres bien les yeux et les oreilles tu restes à l’affût des opportunités qui peuvent se présenter on ne sait jamais l’argent peut être au rendez-vous un jour pour toi aussi mais tu sais que pour l’instant tu donnes beaucoup reçois peu enfin assez peu par exemple les vendeuses d’ordis téléphones tablettes Apple et concurrents avec présentoirs rutilants affiches alléchantes pour capter le client elles se font trois à quatre mille yuans le mois six cents euros à la louche même pas le prix d’un Iphone et encore elles sont confort par rapport à la main d’œuvre qui fabrique ces objets de notre désir un million d’employés dans des usines de la province du Henan sous-traitantes de la marque à la pomme au moins douze heures par jour sur la chaîne un management à la schlague et des suicides qui font tâche le patron taïwanais a fait installer des filets de protection au rez-de-chaussée se jetaient des étages les malheureux dix-neuf vingt ans au-delà du burn out tellement ça pressait de chaque côté tu as aussi celles et ceux qui décrochent n’en peuvent mais et se retrouvent à dormir dans les rues font la manche aux carrefours ou attendent sans bouger que les journées passent sous quelque auvent de boutique à l’écart des passants ou à l’abri des rocades des pénétrantes géantes qui surplombent le ras de la ville là où tu atterris lorsque l’horizon se bouche cette ville qui bat sans cesse au rythme du fric tellement fort que tu te demandes combien de temps ces jeunes vont endurer encore la vie dans cet Eldorado de façade sans broncher combien de temps encore avant que ça explose fort et que ça saigne en grand.

Shanghai est un jardin du repos

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Toujours attiré par les cimetières où que j’aille ils m’apaisent nourrissent mon imagination m’emplissent de questions de mélancolie et de compassion m’y sens humain quelquefois même davantage qu’en compagnie de nombre de vivants dans les jardins du repos comme certains disent ici le silence se goûte les tombes brillent et comme chez nous les oiseaux parlent aux disparus non-loin de chez Noémie dans une rue bordée de vieilles vendeuses de fleurs et de haricots en vrac à même le trottoir de chiens maigres et sales d’usines en sursis de boutiques biscornues d’un dépôt de déchets de restaurants de fortune mon vélo m’a conduit devant un large portail vert foncé à peine un peu plus sombre que le vert de l’islam portail ouvert apparemment pas gardé l’ai franchi au ralenti aperçu des statuettes blanches des angelots je crois me suis donc aventuré vers les tombes alignées à leurs pieds petites de taille égale et sur la plupart des médaillons ovales les photos des défunts en noir et blanc peu en couleur puis avancé dans les allées soignées ornées de bosquets d’arbustes d’arbres entretenus avec soin jusqu’aux carrés immenses de bâtiments aux toits couverts de tuiles du même vert que le portail réservés à l’accueil des cendres les urnes abritées derrière des dizaines de milliers de plaques noires du marbre peut-être alignées les unes sur les autres et les unes à côté des autres posées au cordeau plusieurs bâtiments des photos ovales là aussi quelques croix chrétiennes des coupelles pour offrandes ou pour bâtonnets d’encens quelques minuscules pots avec fleurs fraîches certains délaissés depuis combien de temps un ou deux bonsaï noyés dans la multitude vingt huit millions d’habitants à Shanghai combien de départs pour toujours et puis des dates inscrites en doré à côté des caractères dorés gravés eux aussi les noms et prénoms des morts tu crois bien le calme répandu partout comme une bulle silencieuse sur un océan de bruit de fond où tu te replonges en sortant quelques tours de roues et la rue s’offre à nouveau le crépuscule approche tu retournes près des tiens là où la vie bat fort où il n’est point encore l’heure de penser à la mort.

Shanghai est un homme-arbre

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Peu lui importe que le saxo s’applique à suivre le flow de la sono dans un petit kiosque à côté rien ne le dérange l’homme-arbre est concentré tu l’aperçois d’abord de dos en flânant près du pont des amoureux il semble se frotter le dos à l’écorce d’un arbre élancé planté là parmi des dizaines de variétés tu ne connais aucun de ces arbres ne sais en nommer aucun pauvre de toi en apprécies seulement la fraîcheur et la paix l’homme- arbre tu le vois en face à présent il fait corps avec le tronc les jambes écartées les pieds vissés au sol en recherche de force d’énergie montée de dedans la terre son regard est fixe tourné vers lui-même il s’écoute et écoute les pulsations lancées en lui par cet arbre qui l’accueille tu te revois auprès des chênes de chez toi lorsque tu montes au-dessus de la ville avec ton amoureuse et que ça fait tellement de bien de se sentir ensemble entourés d’arbres et d’oiseaux aussi tu les entends autour de l’homme-arbre qui poursuit sa quête silencieuse tandis que le saxo continue de lancer sa musique tu la fredonneras sans doute cette mélodie chinoise lorsque tu rentreras et toi aussi tu tenteras de ne faire qu’un avec les arbres qui t’entourent.

Shanghai est un vendredi treize porte-bonheur

pudong

Inédit et béni ce vendredi treize vrai porte bonheur invité à rencontrer collégiennes et collégiens du Lycée français de Shanghai Campus de Pudong pour parler écriture blog histoire poésie autour de mes livres et d’abord de Marseille inconnue de la plupart de ces minots Marseille rouge sangs en mains le s final de sangs les intrigue pourquoi Monsieur pourquoi ce pluriel tu expliques la multitude des sangs qui coulent dans tes veines comme tant et tant de Marseillais la cité la plus vieille de France accueille des gens de partout du monde entier depuis plus de deux mille six cents ans c’est notre fierté première tu parles aussi respect des différences richesse des métissages l’ouverture sur la mer la chance que c’est l’Afrique non-loin parler de l’OM aussi bien sûr de la magie des calanques le scandale des piscines municipales fermées l’été par la municipalité la vie très dure dans les quartiers délaissés abandonnés la violence qui en découle le chômage de masse et puis se souvenir des canons tournés par Louis quatorze sur la ville rebelle et le rouge du titre le rouge de la lutte et du courage rouge sangs oui forcément le Japon ensuite En attendant la pluie le petit conte ton deuxième livre intrigués par le côté pile en français et face en japonais leur parles de Momomi qui l’a si joliment traduit du tsunami sur la côte est le onze mars deux mille onze de la ville de Kamaishi meurtrie et de ces gamins en photo au milieu du livre auxquels il est dédié ils ont dessiné la pluie leurs dessins côtoient des haïkus de grands maîtres japonais Alphonse Richard enfin le dernier né de la famille le premier Dignois tué à la Grande Guerre et là les visages se ferment encore quand tu évoques la tragédie qui ouvrit le siècle passé le destin brisé de tant de jeunes hommes la vie foutue de parents d’amoureuses aux promis tombés si loin des villages natals Alphonse qui tombe le quatorze août quatorze et le souvenir de ta grand-mère à jamais endeuillée son chéri ne revint jamais à Bauduen la souffrance du peuple allemand aussi comment la passer sous silence les yeux des collégiens ne lâchent pas les tiens et tu ressens à quel point ils te comprennent la guerre est une monstruosité dans chaque camp et enfin un moment de pur enchantement auprès d’élèves de cinquième en cours de français avec Antoine leur prof passionné aux yeux malicieux son désir de les voir écrire eux aussi les écrivains ne sont pas les seuls à pouvoir écrire tu leur as dit en préambule oser il faut aller vers ce plaisir écrire lorsque ça palpite en soi lorsque le désir de faire sonner les mots tape à la porte enchantement oui lorsque tu leur proposes d’écrire un haïku trois thèmes au choix la lune l’été la nature et bien sûr la consigne des dix-sept syllabes à respecter si possible avant qu’ils prennent le stylo tu leur en lis quelques uns Issa Basho Sōseki l’évanescence des choses comment la dire comment l’écrire oui c’est possible poésie fugace et la ruche se met à palpiter en douceur puis des Monsieur Monsieur jaillissent des doigts se lèvent tu te rapproches de chacune et de chacun quelques syllabes en trop quelques mots à ôter parfois aussi tu suggères tu mets sur la voie tu transmets transmettre enchantement te souviens de ton premier cours d’allemand les premiers mots transmis par Monsieur Maurer à la fine moustache noire Bär ours Himmel ciel Vögel oiseau ces mots écrits vivants sur le cahier les prononcer à voix basse transmettre oui enchantement car la récolte est belle le miel savoureux les enfants ont laissé parler leur cœur et tu bénis ce vendredi treize en rentrant dans la nuit de Shanghai écouter avec Noémie les petits bijoux que voici

La nature m’émerveille
le monde m’enchante
comme la brise du vent

Hugo

Quand le sang coule
dans les rues de la lune
il est temps d’agir

Victor

Sous la lumière
blanche et humide
les animaux festoient

Stan’

Les animaux sont
émerveillés devant moi
et tombent en amour

Théo

Le soir je regarde la lune
brillante et vaste
comme l’amour

Oscar

J’adore la nature, la verdure
elle abrite la vie
que je chéris

Clément

Le portail s’ouvre
le grand portail de l’été
grande fête dans les rues

Marie

Malheur et terreur règnent
dans les abysses profonds
avec les démons

Flavie

Les astres célestes
brillent dans les yeux
de l’enfant émerveillé

Marie

Belle mère nature
pousse en silence
dans toute sa prestance

Prune

La lune astre du ciel
éclaire la terre
de sa brillance

Baptiste

Ce monde m’effraie
ce monde m’émerveille
c’est mon univers

Lili

L’obscurité règne
elle me tend la main
et je pars avec elle

Chloé

et grand merci à l’équipe pédagogique pour l’accueil chaleureux et l’extrême gentillesse Anne-Laure Fournier Sylvie Fondeville Antoine Decossas les professeurs Élise Doux Guillaume Tournier les documentalistes Stephan Anfrie le proviseur adjoint.

Shanghai est un retour

retour

Maintenant que tu redescends vers la vallée dans la voiture qui te ramène à la gare de Deqing assis devant à côté du chauffeur dont tu comprends à peine un demi mot dire au revoir à la montagne à l’heure où commence à se colorier de gris le paysage cette montagne qui se pare au fil des minutes des chauds habits du souvenir la pluie dès le petit jour tu l’as écoutée tapoter les toits cette nuit elle t’a bercé comme à la maison lorsque l’automne s’installe la pluie encore ce matin alors que tu petit-déjeunes de quelques crêpes sucrées un œuf dur un peu de raisin et un thé brûlant dans un grand verre les feuilles flottent et tournoient vers le fond c’est joli cette danse des feuilles joli comme le caractère de thé en chinois 茶 Chǎ se prononce tcha comme tcha du tcha tcha tcha en descendant la voix puis la remontant allez un petit café du soluble et au lait c’est bon aussi et tu descends découvrir le bas du village marcher vers les petits jardins aux parcelles soignées un vieil homme au chapeau pointu bêche sa parcelle tu vas le saluer il te salue aussi en souriant il lui manque plein de dents tu n’oses le déranger avec des questions que tu ne sais pas bien poser du tout puis longes un gros ruisseau bordé de passerelles un petit héron blanc s’envole les pattes frêles bien jointes c’est touchant il a pris peur le bruit de tes pas croises quelques poules et leur coq tout trempés aperçois un bâtiment avec une énorme étoile rouge en haut de sa façade mais pas de faucille ni de marteau demande tant bien que mal ton chemin vers le temple bouddhiste Tianquian tu veux à tout prix le voir tu te sens toujours si bien sur les lieux de prière et de recueillement mets du temps pour le trouver sur les hauteurs du village enfin le voilà coincé entre deux arbres géants il te semble désaffecté ce temple lorsque tu grimpes les marches de pierre juste un toit de cinq six mètres de long posé sur une charpente couleur châtaigne il est bordé de deux murs aux parois jaunes quatre lanternes rouges et rien de plus pas beaucoup de place pour prier peut-être rares sont les gens du village qui croient encore en Bouddha tu ne sais pas en fait pourtant un peu plus haut délaissé près des feuillages un autel comme une petite pagode l’intérieur est constellé de tiges d’encens brûlé une forêt rouge miniature quand est-on venu se recueillir ici pour la dernière fois tu retournes sous le temple et ferme les yeux et pense aux disparus qui en toi vivent encore si intensément pries à ta façon comme toujours à leur repos et leur paix puis repars vers les futaies de bambou et les maisons aux jardins en désordre trempés certains envahis de planches de briques de gravats une rose rose dépasse d’un grillage les pétales en larmes et à présent c’est le retour qui te happe tu es dans le temps présent fonçons vers la ville le chauffeur roule très très vite tu lui fais comprendre que tu as le temps pour ton train qui te ramène à Shanghai il lève un peu le pied mais pas longtemps te montre les champs de thé Chǎ Chǎ tu le comprends il te dit qu’il aime bien en boire de ce thé de montagne la nuit s’installe sur la route la campagne défile maintenant et bientôt les premiers quartiers de Deqing tu traverses la ville très sombre et te voilà en gare devant un immense panneau lumineux où cohabitent horaires des trains des deux côtés et au milieu clip vidéo de propagande pour le gouvernement et publicités pour parfums et voitures tout ça défile et s’enchaîne en boucle personne ne semble regarder indifférents les voyageurs ils en subissent sans doute beaucoup des clips et des pubs à longueur de journée c’est comme en France même lassitude de ce matraquage pour les marques et pour le pouvoir même si chez nous la propagande est plus masquée bref un hall à fuir volontiers lorsque arrive l’heure de ton train un long couloir mène sur le quai peu éclairé très long lui aussi comme le train qui déboule phares jaunes percent la nuit dans moins de deux heures Shanghai les petits dormiront bien sûr il y a école demain tu attendras samedi Papet pour leur montrer tout heureux tes photos de la montagne du train à grande vitesse et leur faire écouter la musique de la pluie et le chant des grillons dans la forêt.

Shanghai est un rêve de montagne

 

Je rêve souvent de montagne de campagne depuis quinze ans que je viens en Chine retrouver Noémie ma fille aînée au fil de son parcours Pékin Shenyang Shanghai je rêve souvent de champs cultivés de paysans d’arbres de forêts de sommets mystérieux à contempler en levant la tête aller marcher là-bas où la Chine se construit aussi à son rythme loin de la frénésie du gigantisme des grandes cités jusqu’à hier la faute à mon chinois bien trop maigre n’avais jamais osé me lancer vers ce rêve aujourd’hui je me réveille entouré de bambous dans un village perdu sous la bruine où l’on ne parle que chinois rêve éveillé d’abord très tôt hier-matin la gare de Honggiao géante à l’ouest de Shanghai déjà une aventure en soi direction le sud un peu après Hangzhou une heure et demie de TGV jusquà Deqing puis taxi vers les hauteurs de Moganshan la montagne est là petit crachin à l’arrivée poser le sac à l’auberge et sans tarder filer vers le sentier qui s’enfonce parmi les bambous un paysage tout en lumière blanche et grise comme sur ces estampes maintes et maintes fois contemplées avec ces merveilles de légendes écrites verticales indéchiffrables bien sûr mais tellement délicates mystérieuses imaginer le pinceau du peintre tracer chaque trait un ballet souple et réglé au millimètre près la passion de Chinois pour la calligraphie est palpable partout passent des heures à tracer un seul caractère reprennent tant que l’équilibre n’est pas parfait tu en as vu en écrire à l’eau sur les dalles de pierres des parcs à Shanghai et bavarder échanger sur tu ne sais quoi tu ne comprenais pas mais sans doute sur l’art d’écrire avec des promeneurs à l’arrêt soudain auprès de l’oeuvre éphémère là parmi les bambous tu frôles de la menthe sauvage en larges bouquets une abeille butine savais pas qu’elles appréciaient la menthe les demoiselles au costume noir et bouton d’or tu aperçois des pins un peu plus haut ils ont trouvé leur place dans le paysage eux aussi tu penses fort à ton amoureuse à nos promenades paisibles parmi les arbres de chez nous tu penses aussi à Laulo ton ami cher il en connaît beaucoup lui il sait les nommer tous ou presque les arbres leurs vertus aussi leurs bienfaits il initie les autres à l’univers des arbres et tu avances sous la bruine mèfi ça glisse un peu sur les pierres du sentier la boue aussi marcher sur les côtés dans l’herbe moelleuse tu te retournes et n’aperçois plus les maisons la saveur d’être loin tu montes les grillons t’accompagnent ne craignent pas la pluie ensuite la pente dans l’autre sens serpente à certains endroits des entassements de bambous gros et longs comme ça tu n’en as jamais vus les Chinois construisent leurs échafaudages avec impressionnant à droite une demeure qui ressemble à une bergerie ça sent la crotte de mouton un chien veille attaché à une chaîne rouillée il aboie tu passes en accélérant un peu et au virage suivant tu surplombes un village étalé au fond d’une petite vallée des champs à l’entrée personne dessus il pleut ils y étaient sans doute ce matin les paysans la terre a été travaillée traces fraîches une petite rivière sous un pont tu prends à droite vers les hauteurs désert ce village il te semble et puis non une vieille dame balaie devant la porte de sa remise deux hommes un peu plus haut montent une murette avec des briques et du ciment ils fument une famille de canards prend peur en t’apercevant ils accélèrent vers la rivière tu stoppes ne veux pas les effrayer finiront-ils dans une assiette ici le végétarisme est juste une utopie tellement carnivores les Chinois la route prend de la pente avant les dernières maisons un homme en bleu de travail et chapeau pointu un gros seau à la main tu le suis curieux je suis curieux je reste où va-t-il alors que la route monte vers la nature tu le rejoins le salue Nihao Nihao il est un peu surpris et me demande d’où je viens la France ah vous êtes Français puis il te montre l’intérieur de son seau bifurque vers la gauche et descend sur un minuscule sentier vers un grand poulailler en contrebas il va nourrir ses poules elles sont une bonne vingtaine il y a des canards aussi il est très attendu tu les entends caqueter puis tu écoutes la pluie tapoter les feuilles et l’herbe il remonte tu lui demandes s’il n’a pas pris d’oeufs il y a des œufs il te répond mais tu ne les vois pas dans son seau et là tu ne sais pas préciser ta question ton chinois est encore trop rudimentaire Papet alors comme tu as envie de continuer à parler tu lui demandes s’il travaille au village s’il est cultivateur Nóngmín tu as appris ce mot en même temps qu’ouvrier Gōngrén il te répond que oui il cultive la terre ici et puis tu ne sais pourquoi te vient le mot neige à l’esprit peut-être une pensée tendre transmise par Maman qui aimait tant la montagne enneigée Xuě neige Xǔe tellement doux à prononcer ce mot comme un chuchotement et puis le caractère est si joli 雪 tu veux savoir si l’hiver il en tombe beaucoup ici il te montre son genou en souriant Hěn Dūo beaucoup beaucoup elle arrive jusqu’à mon genou et en France aussi beaucoup de neige il te demande tu lui dis qu’en France nous avons deux grandes montagnes où il neige beaucoup aussi mais tu ne sais dire ni Alpes ni Pyrénées te faudra les apprendre ensuite repartir vers le village d’un pas lent continuer à parler il a soixante sept ans il s’appelle Jin une photo ensemble et il te dit au-revoir et rente chez lui en agitant sa main comme un enfant tu avances vers le bas du village t’arrêtes devant une usine désaffectée avec une cheminée en briques bistre et des hangars désertés des villageois y fabriquaient des produits alimentaires à base de bambou en Chine aussi on ferme des usines où donc sont partis tous les ouvriers qui travaillaient ici tu te demandes puis le jour commence à baisser tu ne veux pas te faire surprendre par la nuit qui tombe tôt ici à dix-sept heure trente et tu repars vers la forêt de bambou tout heureux de la rencontre avec ce paysan fugace moment mais beau tu en rêvais depuis si longtemps et c’est ce qui importe le plus avec l’amour à donner dans la vie de chacune et chacun aller vers où naviguent ses rêves.

Shanghai est un kiosque à musique

danseurs kiosque

Au Parc Fu Xing Gong Yuan à deux pas de la statue géante de Marx et Engels des allées ombragées mènent à une roseraie plantée du temps des colons français et  de l’autre côté à une immense pelouse où se croisent lanceurs de cerfs volants en quête de vent jeunes couples avec petits bébés les premiers pas l’enfant hésite titube avance tournoie accroché au doigt de sa maman copines prêtes pour un pique-nique on jette une nappe sur l’herbe et hop on partage les cacahuètes les petits sandwiches les biscuits les gros pamplemousses à éplucher avec les doigts puis à peler ôter cette peau épaisse tu es entouré de centaines de dialogues de rires de cris partout une atmosphère paisible et vivante pas dérangeante un peu à l’écart vers l’ombre qui avance sous les arbres un kiosque à musique d’où s’échappe le son syncopé d’une batterie roulements de caisse claire cymbales grosse caisse rien que ce rythme là répétitif lancé par un homme assis avec ses baguettes en mains il accompagne du regard un couple de danseurs d’une élégance folle elle cheveux courts ses longues jambes sur ballerines vermillon son tee-shirt imitation Dior ses lunettes de soleil aux verres larges et son pendentif en jade lui tout mince élancé chemise rose il est gracieux classieux ondule du bassin lève ses bras au ciel tu remarques au-dessus de ses mains deux poignets bleus comme les joueurs de tennis pour s’éponger le front il ressemble à un professeur de danse il la conseille avec douceur leurs sourires et ses paupières fermées à elle traduisent le plaisir partagé sensualité palpable malgré le tchac tchac tchac de la batterie ils s’en accommodent en Chine on apprend à s’adapter à accepter on garde son calme on partage et ils enchaînent les pas et les figures seuls au monde jusqu’au coup de fatigue du batteur puis le retour à la sono à des musiques moins monotones elle et lui les partageront encore avec leurs corps et leurs cœurs peut-être même jusqu’à la nuit et au-delà qui sait.

Shanghai est un moment de grâce

danseurs

Tu entres dans Zhōng Shān Gōng Yuán l’un des parcs publics de la ville non-loin de l’ancienne concession française une musique t’appelle derrière les barrières de pierre tu les franchis et là apparaissent des dizaines de couples de danseurs hommes et femmes femmes et femmes hommes et hommes seuls ou seules aussi pour certain.e.s les yeux accordés au rythme et les corps à l’unisson la plupart ne sont plus tout jeunes ils se sourient certains les corps s’écoutent ils s’appliquent avec légèreté la musique s’échappe de sonos portatives posées au bord de la piste improvisée beaucoup de monde autour pour regarder partager ce moment de grâce chacun et chacun.e est venu.e comme il.elle est personne pour se moquer personne pour montrer du doigt tel ou telle maladroit.e non le plaisir d’être ensemble avant tout et d’apprécier le ballet tu perçois chez certains danseurs un voile de nostalgie dans le regard leur jeunesse est loin maintenant mais y avait-il autant de grâce lorsqu’ils dansaient ensemble avant sans cette fragilité d’aujourd’hui qui te bouleverse, Papet, toi qui n’a jamais su danser jamais osé tant tu avais peur d’être ridicule sauf quand la musique était lente et que les slows s’enchaînaient et là tu savourais quelques minutes de grâce auprès des filles aux cheveux qui sentaient si bon.

 

Shanghai est un chantier permanent

Connaissent pas le dimanche ici même hier en clôture de la semaine de congé annuel pour fêter l’anniversaire de la Révolution casser détruire démolir faire disparaître rayer de la carte puis déblayer entasser ramasser charger aller jeter tu ne sais où c’est pareil de chantier en chantier même en plein cœur de la ville tu tombes sur des casques bleus ou jaunes et une pelleteuse en pleine action racle remplit déverse dans un camion au pied d’un immeuble massacré défiguré il ne faisait plus l’affaire peut-être une faillite le magasin qu’il abritait et sur la façade d’à côté trois caractères que tu connais 大上海 grand Shanghai ça veut dire et juste un peu au-dessus à droite Dream in Shanghai Rêver à Shanghai oui rêver c’était un établissement de karaoké c’est bien du rêve qu’il vendait et plus dans les arrière-salles moyennant quelques billets de cent yuans auprès de jeunes animatrices c’est comme ça qu’on les appelle il n’a pas duré plus de cinq ans le business ici les affaires vont vite très vite il suffit que la rentabilité baisse un peu que le karaoké baisse un tantinet de mode pour que ça ferme et que ça reparte sous un autre visage après démolition bien sûr et travail sept jours sur sept sur les centaines de chantiers de la ville tu es ouvrier tu n’as pas le choix si tu craques si tu en as plus qu’assez tu dis stop et dehors d’accord tu en as dix au moins par site qui piaffent d’impatience à la porte et dans la demie-heure tu es remplacé et toi tu n’as plus que tes yeux pour pleurer tu te retrouves dans la rue une main devant une main derrière et bien souvent sans le salaire de tes jours travaillés.

Shanghai est un livreur en sursis

livreur

Ils sillonnent la ville sept jours sur sept sur leurs scooters à toute allure te frôlent quand tu traverses la rue près de l’école ils ne te voient même pas le regard penché vers leur téléphone mobile consulté à tout va l’autre main sur le guidon chacun pour soi c’est la devise de ces livreurs embauchés pour une poignée de soja en Chine des gars ont flairé le filon créer une boîte sur le net lancer une application dédiée aux commandes et aux livraisons puis jeter sur la voie publique son équipe de jeunes téléphone en main chaque patron la sienne d’équipe les commandes se prennent et tombent comme à la criée aux poissons sauf que là tu dois gérer dans la fraction de seconde sur ton écran il faut être plus vif que les collègues enfin les concurrents pas de temps à perdre plus tu prends de commandes plus tu gagnes donc faut pas lambiner pour se lancer dehors une fois récupéré le scooter sur le parking de la boîte ça vibre dans la main et tu files récupérer la marchandise souvent c’est de la nourriture commandée à un restaurant puis tu fonces vers le client et quand il est livré quand tu as fini par trouver son adresse ça te bouffe un temps fou cette recherche retour en vitesse sur l’écran parfois ton patron te donne un polo aux couleurs de la société avec le casque assorti tu es un peu obligé de le porter mais souvent zéro casque sur la tête du livreur pas important il faut foncer du matin au soir et si ton scooter tombe en panne c’est pour ta poche les réparations débrouille-toi et compte pas sur un dédommagement une société a trouvé un nom porteur pour attirer le client Est-ce que tu as faim ? ça parle tout seul comme le chiffre terrible que tout le monde ignore bien sûr entre janvier et juin soixante douze livreurs ont trouvé la mort en travaillant dans les rues de Shanghai ça fait presque un mort tous les deux jours ça pèse quoi dans une ville de vingt huit millions d’habitants tu te le demandes avec effroi.

Shanghai est une statue de granit

statueenfantunique

Elle trône au beau milieu de la cité la statue juste en bas de l’aire de jeux pour les enfants un couple figé côte à côte sans doute un papa et une maman une fillette toute pitchoune debout sur la jambe gauche de la maman tous trois le regard porté vers un petit livre que le papa tient dans sa main comme un téléphone portable rien à voie en fait c’est du réalisme socialiste à la chinoise tu penses que c’est le Petit livre rouge de Mao qui leur donne cet air souriant mais tu en doutes un peu quand même tu t’approches de la statue en granit et te juches sur le socle pour regarder de près le livre toi aussi il ne ressemble pas au petit bouquin plastifié tout rouge que parfois des antiquaires veulent te revendre pour quelques dizaines de yuans du coup tu doutes tu t’interroges tu ne sais pas ce que le livre de pierre peut bien signifier alors tu vas tenter de discuter avec un monsieur qui promène son chien essayer tant bien que mal avec les moyens du bord avec les mots que tu connais tu lui demandes en lui montrant la statue et la main du papa livre Shū rouge Hóngse Mao Máo et le monsieur ne comprend pas tu répètes Máo plusieurs fois alors il te répond que non c’est pas le livre de Máo et tu comprends après quelques minutes de flou de phrases d’où ne ressort aucun mot de toi connu tu finis par saisir que la statue représente l’enfant unique la politique publique de contrôle des naissances mise en œuvre par la Chine jusqu’à récemment 2015 tu crois le monsieur te fait comprendre qu’avant c’était un seul enfant et aujourd’hui deux on a le droit pendant qu’il te parle et que tu écoutes ses mots prononcés avec douceur tu remarques une petite fille aux chaussures roses elle est montée au pied de la statue et joue avec son papa tandis que te parviennent les cris et les rires d’autres minots qui jouent un peu plus haut ici en Chine les enfants sont des trésors chéris par les gens les hommes et les femmes les badent les gâtent parfois trop leur parlent avec beaucoup de gentillesse se penchent vers eux comme devant de pures merveilles ça se remarque dans leurs regards ils ont les yeux qui brillent mais parfois s’échappe presque imperceptiblement d’un visage d’adulte la tristesse de n’avoir pu avoir d’enfant ou bien de n’avoir eu le droit d’en faire qu’un seul comme le glorifie la statue de granit cette once de tristesse tu la perçois dans le regard du monsieur au chien il a une fille il te dit et point d’autre enfant elle est grande maintenant sa fille elle travaille elle ne vit plus avec lui et il repart en te souriant avec son petit animal noir au bout de la laisse et toi tu sais en secret la chance immense que tu as d’être trois fois papa.

Shanghai est une ombre chinoise

ombrechinoise

Tu les aperçois de loin en retournant récupérer ton vélo tu les entends les quatre petits garçons accroupis par terre là sur le parking à l’abri des allées et venues des scooters ils discutent ensemble ils se parlent en riant ils partagent la tiédeur du soir en attendant grand frère grande sœur ou parent et lorsque tu approches ils semblent soudain séparés par moitié deux solitaires le plus petit te tourne le dos l’autre captivé par ses cartes à jouer et les deux autres s’amusent à créer des personnages en ombre chinoise avec leurs doigts ils se font doucement peur sous le lampadaire doré qui les éclaire puis lorsque tu es juste à côté d’eux ils s’agitent à nouveau tous ensemble tu ne comprends pas tu les as peut-être effrayés tu ne saisis aucun de leurs mots ce soir tu demanderas comment se dit ombre  en chinois tu y jouais aussi à te faire peur dans le noir et la lumière quand tu étais petit il y a bien longtemps le lapin c’était facile le loup aussi tu te souviens le cerf plus difficile tu n’y arrivais pas toujours et le dragon comme ceux des petits garçons tes doigts ne savaient pas l’inventer d’ailleurs tu ne savais même pas que ça existait.

Shanghai est un glaneur de planches

glaneur

Toute la sainte journée à tourner en tricycle électrique sur les chantiers dénicher des planches usées inutilisables cassées des planchettes aussi des cloisons brisées des vestiges de parois qui séparaient qui dans les maisons qui isolaient qui de qui peut-être des enfants et des parents dormaient de chaque côté des grands-parents aussi qui sait ces planches procuraient à chacun un semblant d’intimité et aujourd’hui ils vivent où ces gens nombreux sont obligés de s’en aller on leur demande un beau jour de quitter leur logement sans traîner car ça construit à tour de bras ici des immeubles immenses avec bureaux des centres commerciaux aussi et pour construire d’abord il faut démolir les vieux lotissements en traversant certains quartiers il reste des montagnes de poussière et de gravats entassés tant et tant de planches à glaner puis à entasser le plus haut possible juste derrière le siège du tricycle comme une pyramide elles débordent sur les côtés elles sont ficelées à la six quatre deux tu te demandes comment elles ne s’écroulent pas lorsque le glaneur démarre son engin là il est électrique mais parfois tu en as vu sillonner la ville sans moteur le glaneur debout sur ses pédales rouillées appuyait comme au ralenti tellement c’était lourd parfois c’était une glaneuse ça grinçait là ça grince un peu aussi en freinant juste à l’entrée de la décharge comment il a fait pour freiner tu ne sais tu suis à vélo la cargaison sur un chemin plein de nids de poule et de boue d’abord la pesée à plein puis un copain aide à décharger en lançant les planches sur un tas qui grimpe elles claquent tu te demandes si elles passeront l’automne pluvieux si un jour cet hiver elles pourront encore réchauffer des hommes des femmes des enfants dans des maisons tant elles vont boire de pluie ces planches et lorsqu’il n’en reste aucune retour à la pesée à vide puis passer à la caisse et tendre la main à la dame qui tient les comptes son mari au tee-shirt violet te glisse quatre billets rouges de dix yuans en tout ça fait six euros pas plus dans la poche du jeune glaneur il repart la cigarette à l’oreille et en silence vers d’autres chantiers ce soir et demain encore il ne se couchera pas avec la faim.

Shanghai est une partie de cartes

Shanghai est une partie de cartes

Sept heures du soir presque désert le marché il pleut beaucoup dehors chaleur humide dedans au plafond les ventilateurs tournent à plein régime qu’importe la fatigue de la journée les commerçants espèrent encore quelques clients alors pour patienter un carton posé sur le bac à produits congelés et la partie de cartes commence pour quelques billets et de la menue monnaie un mano a mano avec deux spectateurs qui commentent en riant les cartes claquent tu ne sais jouer à ce jeu la dame au veston mauve pâle est en train de gagner il te semble parfois au bord des routes ils sont accroupis les joueurs de cartes ils crient fort les Chinois aiment aussi jouer à leurs dominos blancs aux caractères bleutés une parenthèse légère enfantine pimentée par les billets et les pièces qui circulent de main en main pas une fortune ils ne jouent pas leur vie ils ont gagné leur journée et ils s’amusent à voir les cartes pleuvoir à sentir le hasard et la malice se mêler à la moiteur de la fin de journée avant de fermer boutique à quelle heure tu ne sais pas ils recommenceront demain puis après-demain ainsi avance leur vie de commerçants dans ce marché de quartier qui ressemble à une maison difficile à quitter.

Shanghai est une poêlée d’épinards

Shanghaiepinatds

Te revoilà au marché couvert du quartier de Wei Jia Jiao venu acheter des pêches pour le plaisir de déguster leur chair blanche plaisir aussi de prononcer leur nom Taozi tu l’aimes ce mot c’est le premier mot de fruit que tu as appris Taozi Taozi tu le répètes comme un enfant en accentuant bien le a puis tu flânes dans l’allée de gauche derrière les marchands de légumes c’est un bazar discret aux étals colorés qui débordent de chaussures pantoufles ceinturons semelles bottes en caoutchouc culottes robes survêtements portefeuilles chaussons chaussettes rubans chargeurs de téléphone multi-prises blouses jupes robes brassières cartables bas soutiens-gorge vestes de chantier parapluie thermos cuvettes en plastique coques de protection de mobiles stylos crayons de couleurs tu manques de heurter une poêle posée par une dame sur une plaque électrique quelques filets d’huile et l’ail tranché commence à frire rejoint sans tarder par de belles poignées d’épinards frais elle te dit que c’est pour le repas du soir Wanfan ça se dit Wufan c’est le déjeuner elle sourit  en cuisinant la dame derrière elle son mari s’occupe d’émincer des carottes et de concombres sur une planche tandis que le fiston allongé sur un transat dans la boutique joue sur son téléphone le cartable rose et bleu posé sur une chaise tu te demandes s’ils dorment ici tous les trois tu n’aperçois pas de chambre pas de place pour des lits ils doivent rentrer chez eux après le repas lorsque le marché ferme enfin s’il ferme car en Chine parfois les commerces ne ferment jamais ça sent si bon dans l’allée tu connais la saveur délicieuse des légumes cuisinés ici il est dix huit heures ils dînent de bonne heure les Chinois dix huit heures c’est un peu tôt pour réveiller ta faim mais le parfum des épinards te donne envie d’en cuisiner tout bientôt pour les tiens.

Shanghai est un mendiant

mendiant

Voilà septembre derrière Papet sous le soleil chaud qui colle les habits à la peau dimanche premier octobre soixante-huit ans de République populaire de Chine soixante-huit bougies le premier à les souffler sous tes yeux ce mendiant édenté posé au premier carrefour il attend des pièces et il les désire de chacun de automobilistes qui s’arrête à sa hauteur il est accroupi et se relève avec difficulté puis avance comme au ralenti une gamelle en fer blanc brillant à la main et il sourit lorsque ses doigts se referment sur le billet que lui tend Noémie depuis quand demande-t-il ainsi l’aumône combien d’années Mao depuis son mausolée à Pékin sait-il que soixante-huit ans après son épopée des hommes et des femmes de cet Empire du milieu qu’il fit tant avancer sont échoués sur les rives d’une misère qui se tait abandonnés de tous saison après saison ici tu n’as jamais vu autant de voitures de luxe te passer devant les yeux sauf peut-être à Monte-Carlo et chaque année aux carrefours dans les recoins des piliers géants qui supposent un trafic routier affolant de bruit et de chacun pour soi des mendiants des sans-logis des sans-amour se posent et tendent la main le regard usé fatigué d’une tristesse sans mots qui fait peine dans ce pays où résonnent tant de rires la voiture redémarre vers d’autres carrefours demain il sera là encore tu le croiseras il y passera la journée et tu ne sais vers quel abri il s’enfuira la nuit tombée sur Shanghai soixante-huit ans après l’avènement de Mao.

Shanghai est un dragon roulant

Ce n’est pas encore le Nouvel An chinois non Papet pourtant un dragon géant approche du carrefour où tu attends de traverser c’est un camion déguisé en dragon avec une musique de cymbales et un air lancinant lâché par un haut-parleur et chanté par une demoiselle il te semble la voix est aiguë les paroles répétitives et le camion passe en se faufilant à droite des voitures qui bouchonnent puis s’éloigne vers les larges avenues qui se perdent à l’horizon de la ville tu as vu que personne ne porte attention à ce reptile sur roues à la gueule féroce dotée de crocs effrayants avec une large banderole bleue en guise de corps et des drapeaux multicolores pour former sa queue tu ne comprends pas ce qui est écrit dessus si au moins la banderole était rouge avec des caractères dorés une faucille et un marteau tu pourrais imaginer une déambulation de propagande mais là non tu ne peux l’associer ni au dragon céleste, ni au dragon spirituel, ni au dragon gardien des trésors, ni au dragon jaune ni encore au dragon terrestre tu découvres grâce à Noémie en rentrant à la maison que ce camion sonore est en fait un dragon très terrestre un camion publicitaire qui annonce l’ouverture prochaine d’un restaurant bon ça ne fait pas vraiment rêver alors tu te consoles en apprenant un nouveau mot chinois Lóng 龙 dragon les Chinois y croient beaucoup aux dragons ils les devinent et les observent parfois en levant les yeux au ciel et en regardant la danse des nuages.