Shanghai est un toutou

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Ils sont fous de leurs chiens les Shanghaiens
presque autant que de leurs enfants
leur parlent et les pomponnent en souriant les promènent patiemment les dorlotent avec tendresse leur achètent des laisses à grelots des petits manteaux à pois des beaux colliers flashy et même des chaussons rikiki pour protéger du froid ou du mouillé leurs petits petons
ici aussi le touchant l’amusant et le ridicule se conjuguent au présent

fini le temps où les animaux de compagnie étaient bannis car associés à la bourgeoisie honnie
désormais la toutoumania et son juteux marché sont rois
à Shanghai un million de chiens côtoierait les 28 millions d’humains.

Shanghai est un deuil

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De l’autre côté de la rue où tu marches au soleil une jeune femme hurle sa douleur la photo d’un homme enserrée dans un cadre qu’elle tient contre son cœur
aux dix couronnes de fleurs posées non loin tu comprends que la mort d’un être cher a surgi dans sa vie
elle ne l’accepte pas et elle le crie
peut-être a-t-elle perdu un frère un compagnon ou un promis
peut-être était-il tombé malade de trop et trop fumer ou de respirer l’air pollué de la ville
peut-être fut-il tué au travail sur l’un des milliers de chantiers de démolition qui rayent de la carte de la ville au fil des mois les vestiges du Shanghai d’avant pour construire du neuf du géant et du qui rapporte de l’argent
peut-être cet homme était-il coursier fracassé sur son scooter dans la lutte quotidienne pour les yuans que se mènent sept jours sur sept les livreurs
tu ne sais mais la jeune femme oui elle n’accepte pas alors elle crie
derrière elle ceinturon de tissu blanc à la taille une femme plus âgée essuie ses larmes et parle fort la maman du défunt sans doute
entourée de quelques amis ou de voisins un petit cadeau enveloppé de rouge à la main
et puis ces roses et ces œillets sur ces hautes couronnes verticales en osier elles sentent si bon ces fleurs caressées de larges rubans blancs calligraphiés de mémoire de deuil de mots de réconfort de prières de pensées pour le disparu et pour celles qui lui survivent
soudain la jeune femme ne crie plus son chagrin montre un car stationné un peu plus loin et avance la première pour le rejoindre la photo du défunt baignée de ciel
tous y monteront et rejoindront le cimetière sous le soleil de février.

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Shanghai est un sourire tendre

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Au détour d’une rue encore une rencontre fugace pleine de grâce
une petite poupée en rose et sa maman
précieux cadeau le reçois pleinement

tā hen piàoliang 她 很 漂亮
la chance et le plaisir de pouvoir dire à la dame que sa fille est très jolie
puis d’accueillir le sourire tendre et fier adressé à la pitchounette

un peu plus tôt ailleurs dans la ville une autre apparition
un bébé à bavoir et chaussures Mickey promène et te dévisage
hen piaoliang lui aussi tu le dis
en te baissant à hauteur du minot tu perçois aussitôt tant de fierté et de gentillesse dans le sourire du grand frère.

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Shanghai est une île parfumée

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Vieilles ou jeunes ces dames se pomponnent en groupe
depuis l’école maternelle sont habituées à partager
rendez-vous au salon s’allongent et se détendent s’offrent une pause beauté comme sur une île parfumée loin du continent bruyant et sale et pollué prennent soin de leur peau
nettoyage masque gommage balayage crémage huiles essentielles massage crânien
confient leurs visages aux doigts experts des demoiselles
parlent haut comme souvent les dames de Shanghai puis font silence un moment s’abandonnent paupières closes retombent en enfance se rêvent peut-être princesses ou reines de Chine
certaines prolongeront ensuite chez le coiffeur voisin pour une couleur ou un brushing éclair et ensuite qui sait dans l’une des petites boutiques où d’autres demoiselles proposent de refaire une beauté aux ongles et aux mains

ce mardi s’ouvre à Canton une foire dédiée aux pros de l’esthétique et des produits cosmétiques
en Chine le secteur du soin personnel se porte comme un charme.

Shanghai est une illusion

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Joie ce matin en sortant du sommeil un filet de lumière vive filtre à travers les rideaux tu les ouvres laisses entrer en grand l’air vif dans la maison accueilli par le bleu du ciel
plus salué l’azur depuis ton arrivée à Shanghai il y a dix jours
la promesse d’un beau dimanche la tentation d’une promenade au parc caresser les arbres parler aux gens admirer les danseurs
et là maintenant dehors comme une mélodie de printemps sur les branches quelques oiseaux célèbrent ce miracle

l’un des premiers gestes appris ici activer l’application Airvisual pour suivre à la trace la pollution sur la ville
aujourd’hui c’est du mauve qui s’affiche indice 203 très mauvais un cocktail de monoxyde de carbone de dioxyde de soufre de dioxyde d’azote et surtout de particules PM2.5 ces particules fines absorbées dans le sang lorsqu’on respire
santé attention danger
dans les maisons purificateur d’air recommandé éviter les activités de plein air conseillé

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chaque hiver la Chine étouffe sous ce couvercle effrayant ici le charbon continue de faire tourner les usines les centrales électriques et comme la circulation automobile ne connaît pas de sensible ralentissement tout comme le trafic des avions le beau temps qui surgit parfois sonne comme une illusion

sortir quand même oser malgré tout mettre le nez dehors et rejoindre le Parc Jing An dans le centre de la ville
constater en chemin que le ciel bleu a disparu évanoui dissous dans l’insidieux fog shanghaien.

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Shanghai est une apparition

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C’est l’heure de la promenade l’heure de colorer le jour qui baisse et teinte de gris sale les murs et les façades de la vieille cité
c’est l’heure de fendre le froid de l’air qui enserre les mains et les visages
l’heure de lâcher un instant les mamans à la tâche depuis l’aube les laisser respirer se retrouver se raconter leur journée tandis que les papas restés au chaud jouent au go ou aux cartes et fument en parlant fort
c’est l’heure de tenter une course fragile de tapoter le sol de ses petits pieds roses et d’imaginer le printemps
c’est l’heure de la promesse de jours débarrassés de la laideur et de la violence du monde

c’est l’heure de l’apparition
la saisir comme on accueille un oiseau de passage
en douceur
et le laisser s’envoler comme une précieuse seconde arrachée au cadran rouillé de l’éternité.

Shanghai est un petit feu

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Tu tombes en pleine rue sur un petit feu peut-être un brasero tout rond et déjà bien rouillé surplombé d’un bidon noir
tu demandes au Monsieur si c’est pour préparer le thé qu’il l’a allumé il ne te répond pas ne te sourit pas te dévisage comme pour te faire comprendre que tu le déranges
il a raison tu le gênes c’est peut-être un rituel précieux une cérémonie en plein air cette sortie de son logis pour lancer son feu et chauffer son eau dans le bidon alors tu t’éloignes
peut-être aussi as-tu mal prononcé le thé chá et ce faisant en te trompant as-tu lancé un mot méchant ou pas beau alors que ce chá qui s’énonce en remontant la voix joyeusement est une merveille de mot

tu voudrais revenir le lui dire comme il faut mais trop tard le Monsieur a disparu derrière l’épaisse fumée alors tu te consoles en t’appliquant à répéter à voix haute huō qui s’écrit et signifie le feu très facile à écrire et drôlement joli aussi dans son extrême dénuement.

Shanghai est une sieste

Peut-être ses nuits sont elles trop courtes ou perturbées par les pleurs d’un bébé
ou par les gémissements des amants qui se mêlent en secret de l’autre côté de la cloison de sa maison l’obscurité venue
peut-être s’est-il levé trop tôt pour aller s’approvisionner au grand marché de gros à l’autre bout de la ville
peut-être est-il las de voir les clients déserter sa boutique et ses morceaux de cadavres de volaille et lui préférer les étals de légumes frais
peut-être

il est deux heures de l’après-midi
le marchand de poulets s’adonne à sa sieste
il a baissé la casquette sur ses yeux qui depuis l’enfance en ont peut-être déjà bien trop vu.

Shanghai est un étalage

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Elles apparaissent dès que cesse la pluie aussi imprévisibles que les gouttes qui les précèdent
sortent de je ne sais où s’installent en bord de trottoir et déballent leurs légumes radis blancs petits choux salades amères fèves carottes patates et autres merveilles
patientes elles attendent qu’un passant s’arrête ou qu’un vélomoteur stoppe net attiré par l’étalage
parfois réussissent placer une botte par ci un sachet par là
restent bredouilles parfois mais pas ce soir
pour quelques yuans ai acheté de belles salades et poignées de petites carottes
délicieuses furent sautées à l’ail.

Shanghai est un ballet

TaichiShanghai

À l’écart des passants
sous les arbres mouillés
le ballet des anciens
perdus dans leurs pensées
les corps au ralenti
rien ne peut les distraire
de leur danse ancestrale
que l’on nomme Tai Chi
belle et douce énergie
la paix les enveloppe
ils reviendront demain
et dans mille ans aussi.

Shanghai est un balayeur

MonsieurWang

Pendant que les enfants jouent Monsieur Wang veille à la propreté de la rue piétonne
sans se presser
tu imagines qu’il a toujours fait ça
balayeur dans le quartier de Gubei
il chemine à petits pas et serpente parmi les bancs et les promeneurs

tu t’approches et le salues
il te répond d’un sourire et pose un instant son grand balai au manche en bambou
bientôt soixante ans deux enfants grands déjà il te l’explique avec le plat de sa main à hauteur de ses yeux
tu n’oses lui demander s’il est heureux
tu voudrais mais tu hésites
et puis tu te lances parce qu’il est souriant Monsieur Wang
tu te souviens du mot 高兴 gāoxìng content ça peut signifier heureux
tu le lui dis et il te sourit ce qui veut dire oui
puis il te montre son immeuble là-haut un peu plus loin

Monsieur Wang n’a pas froid en ce début de printemps chinois
il marche beaucoup en poussant son chariot à poussières et détritus
tu aimerais qu’il te raconte sa jeunesse sa Chine d’avant
s’il se souvient de ce temps-là mais tu ne sais pas les mots alors tu ne dis plus rien
et te contentes de ces minutes de partage en lui disant que toi aussi tu es heureux

il te salue et repart vers l’autre bout de la rue
sans un regard pour lui les cadres gominés promènent leurs caniches
les jeunes geeks s’accrochent à leurs smartphones
les garçons courent derrière leur ballon
les filles jouent au badminton avec leurs mamans
les papas baillent et fument
les vieilles dames déambulent et parlent fort en refaisant le monde
les vieux messieurs aussi

à présent les nuages recommencent à frôler et envelopper la cime des immeubles
et les premières gouttes de pluie se mettent à tomber sur le balai de Monsieur Wang.

 

Shanghai est insomnie

nuitshanghai

Tu tournes et vires au creux des draps
bordé de la nuit noire profonde muette
deux trois heures t’es assoupi pas plus
la pluie dehors le toc toc toc des gouttes sur la terrasse
pendant quelques secondes tu t’es demandé sur quel point du globe tu tournais
froide pluie arbres transis lueurs or à travers les ramures
as tenté de convoquer le noir au creux des paupières
en vain
alors puisqu’enfin t’es souvenu qu’ici la vie s’écrit autrement t’est apparu hésitant vivant démuni et délicat
le caractère 雨 avec son ciel au-dessus d’un nuage ouvert et ses quatre gouttes
la pluie yü
l’as écrit et réécrit sur ton cahier vert
doucement comme à l’école puis es retourné t’envelopper de noir et rêver aux miracles de la nuit.

Shanghai est un cahier d’écriture

 

cahierécritureLe cahier vert t’attendait patient bien au chaud dans ton sac à dos de voyageur curieux
il savait les mots déjà écrits et laissés en repos
il les avait oubliés un peu comme pour offrir plus tard lorsque le désir rejaillirait la joie de la redécouverte

cadeau silencieux et précieux

les pages quadrillées attendaient tes mains et tes yeux émerveillés
tu te souviens tu nommes à nouveau tu hésites aussi et parfois ta mémoire te fait défaut
tu acceptes ton immense petitesse face à la masse des mots
puis tu te remets à faire danser le crayon sur le papier et oses sans tarder orner le silence de ces sons et de ces tons

en confiance

à présent certains mots te sourient comme jadis ils réapparaissent paisibles depuis les cachettes où ta mémoire les avait déposés
tu en découvres de nouveaux et tu mesures l’immense chance de nommer le monde autrement.

Shanghai est un pont blanc

legrandpontblanc

Le grand pont peint de blanc se dresse sur ta route rouges les caractères percent la brume froide marquent le chemin vers le cœur de Shanghai creusent le sillon vers l’ouest tandis que le Bouddha rit de tout son or

tu voudrais nommer ce pont cette voie vers ceux qui t’attendent beaux de tout leur amour mais tu ne sais dire que pont blanc limité car ignorant de presque tout

il te faudra retourner à l’étude retrouver la voie claire de l’encre trait par trait point par point réapprendre à nommer les choses et les êtres du monde à voix haute pas à pas et sentir battre ton sang chaque fois que tu entends sonner cette langue chuinter siffler vibrer glisser en douceur et en vigueur dans l’espace offert rues maisons parcs jardins

il te faudra redécouvrir la joie à peine tue des mots prononcés pour dire la pluie qui tombe le grand pays les gens gentils et puis compter jusqu’à dix psalmodie comptine comme l’enfant que jamais n’as cessé d’être étonné devant la beauté du monde et ses mystères

tu tenteras d’oublier sa misère sa violence sa laideur ne plus se souvenir des barbares tu gommeras leurs traces sur la feuille tu choisiras de cheminer ailleurs tu l’écriras sans te retourner trait par trait point par point

tu te transformeras en gouttes de pluie une à une tu chuteras sur l’herbe du jardin et verras se dresser le rouge écrit au-dessus de la route sur le pont majuscule blanc et géant comme un bras lancé vers toi pour t’accueillir.

Simone et ses doudous

simoneJ’ai aperçu Simone assise sur un banc du Quai du port, à deux pas de la mairie, assoupie au soleil de janvier, face aux bateaux et à la Bonne Mère, tout là-haut. Je n’ai pas voulu la déranger mais lorsque je me suis approché, elle s’est réveillée et nous avons un peu bavardé. Le regard perdu vers le sol, Simone m’a raconté ses après-midis.
Elle vient se poser ici chaque jour lorsqu’il ne pleut pas. À ses côtés, elle installe les doudous qu’elle tricote chez elle, dans le meublé qu’elle loue près de la Canebière. Simone aime les animaux. Elle tricote des doudous-chat, des doudous-chien, des doudous-serpent, des doudous-poupée aussi. Dix euros chacun elle les vend. Pour acheter sa laine, quelques légumes et quelques fruits.
Veuve depuis plus de vingt ans, sans enfant, Simone touche 602 euros de retraite et paye 520 euros de loyer chaque mois. Son propriétaire est gentil. Il lui permet de payer en plusieurs fois.
En ce moment, elle resterait volontiers dans son meublé car il fait froid sur Marseille. Mais elle se force un peu, même si elle sait que la recette sera maigre. À 85 ans, Simone attend un nouveau printemps avec impatience. Les après-midis sont plus longues, il fait plus chaud, et les promeneurs sont plus nombreux sur le Vieux-Port. Plus généreux aussi.