Une lampe à musique pour Bouddha

Au Temple Fan Zan Si,
en majesté dans l’une des salles fraîches où viennent s’agenouiller ses fidèles
Bouddha se repose en musique
immobile sur son autel décoré de vraies et fausses fleurs

bouddha

à ses pieds, une lampe à la gloire de son nom

prononcer
et qui passe du bleu au rose et du blanc au vert
au rythme du chant émis par ses pétales

Impassible
Bouddha savoure sans doute cet hommage synthétique et coloré
avec peut-être un zeste de nostalgie de ce temps doré
où seules s’élevaient vers lui les voix humaines.

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Reine du faux

Depuis des années, la Chine traîne une réputation
de « paradis » du faux
ce qui n’est pas faux
fausses Rolex
faux sacs Vuitton
fausses chaussures Nike
faux clubs de golf
faux polos Lacoste
faux stylos Montblanc
faux maillots de Messi
fausses lunettes Rayban, etc…
réputation vérifiée jusqu’à cette insolite découverte
dans une rue comme il en existe des milliers à Shanghai
la Pyramide du Louvre copiée

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cherché les entrées du musée dans les immeubles alentour
ne les ai pas trouvées
voilà mes amis et amies parisien(ne)s rassuré(e)s.

L’oiseau artificiel

Un chantier permanent, cette ville
à chacun de mes voyages, depuis plus de dix ans
la périphérie se retrouve repoussée un peu plus loin
à tour de bras, Shanghai détruit, bâtit, érige, pousse le béton vers le ciel
et fait fleurir résidences géantes pour nouveaux riches

enconstruction

ici, dans la démesure, les agences immobilières jouent la carte séduction

residence

les intérieurs des maisons témoins à 200.000 euros sentent le luxe
transpirent le douillet clinquant dans chaque pièce

decorinterieur

dehors, parmi les arbres, perce un chant d’oiseau puissant et paisible
la nature semble survivre
le chercher du regard vers les branches
et découvrir sans tarder que ce chant et celui d’un oiseau artificiel
enfermé dans une cage cylindrique discrètement posée à l’écart des visiteurs

lorsque l’oiseau s’arrête, une autre musique prend le relais
le grincement du tricycle de pauvres gens
du matin au soir
de chantier en chantier
glanent et entassent planches et plastique
revendus au poids pour quelques dizaines de yuans.

glaneuse

 

Les mots en pleine face

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Patienter dans le métro de Shanghai face à des affiches choc
teintées de souffrance
deviner qu’elles parlent d’enfance
mais ne pas savoir déchiffrer leurs légendes
faire appel à ma fille, prof de chinois
et prendre les mots en pleine face

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Je tire tes vêtements mais tu ne me vois pas
Absorbés par leurs écrans, les Chinois ne se regardent plus.
L’ai constaté partout à Shanghai. Dans le métro, dans les rues, au restaurant.
Les adultes s’ignorent et les enfants n’ont souvent pas droit au moindre regard. Au moindre mot.

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Parfois l’attente est source de bonheur.
L’ombre de maman va-t-elle apparaître au bout du chemin ?
La campagne parle des enfants « délaissés », confiés à leurs grands-parents à la campagne pendant que leurs parents vont travailler à la ville. Ces enfants restent des mois voire des années sans les voir…

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Il est urgent que le sang cesse de couler à l’école
En Chine aussi le monde des humains perd la tête et le cœur.

Qu’il pleuve ou qu’il vente

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Comme vos sœurs et vos frères de l’Ouest
vous errez aux carrefours
qu’il pleuve ou qu’il vente
gamelle en main
allez au-devant des autos
longez la file
le ventre creusé de faim
le regard vidé
attendez le tintement espéré de la pièce
en vain souvent

lorsque la monnaie ne tombe pas
vous guettez le prochain arrêt
marchez comme une bête enfermée dans une cage
lasse de ces allers-retours de feu vert en feu rouge
lasse de cette chasse au yuan sans fin
condamnée à revenir ici demain
qu’il pleuve ou qu’il vente.

À peine un peu moins pauvres

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Chaque jour, ils parcourent en tous sens l’araignée géante
ses rues, ruelles, passages secrets, artères, chemins, culs de sac
lui raclent la peau et les os, de l’aube au profond de la nuit
s’accrochent à leurs pattes bruyantes et puantes
et récupèrent ce qui gène
ne sert plus
ce qui jonche les trottoirs et les arrière-cours
bois mort et cartons pliés
planches et poutres
sacs bourrés de feuilles jusqu’à la gueule
puis se traînent sur leurs tricycles rouillés
roues grincent jusqu’aux dépôts de quartiers
passent à la pesée
déchargent et repartent au contact de l’araignée
à peine un peu moins pauvres
à peine un peu plus légers .

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Nos voix pour Aslı Erdoğan

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Parce que Aslı Erdoğan est romancière
parce qu’il m’est insupportable que ce mot rime avec prisonnière
parce qu’il lui serait si doux, si précieux, si légitime de pouvoir vivre et travailler à l’air libre
parce que son écriture recèle une force et une poésie terribles
à faire sauter tous les verrous

parce que Aslı Erdoğan, menacée de prison à vien’est point seule dans les geôles du pouvoir turc
parce que, qui sait, nous pourrions nous aussi
ici aussi
nous retrouver un jour prisonniers, prisonnières politiques

parce que je désire que sa voix résonne encore longtemps haut et loin et partout
j’ai contribué, parmi d’autres, à la page que lui dédient Anne Savelli, Mathilde Roux, Joachim Séné, Pierre Cohen-Hadria, sur leur site L’aiR Nu

en lisant à voix haute un extrait de son dernier livre Le bâtiment de pierre

Puissent nos voix parvenir jusqu’à sa cellule de la prison pour femmes de Bakirköy et surtout contribuer à l’aider à retrouver sans tarder la liberté .

* Chaque matin à 8 heures, le magazine Diakritik met en ligne un texte par jour, jusqu’à la libération d’Aslı Erdoğan, avec le titre On n’enfermera pas sa voix.

* Une pétition circule demandant la libération immédiate d’Aslı Erdoğan. Vous pouvez la signer ici.

.

Bouddha appréciera

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Patiemment
elles lavent, briquent et astiquent
statues stucs et dorures
surveillées de près par les gardiens géants et sévères
du temple Fa Zang Si

pas un regard, pas un sourire reçu des rares fidèles
indifférents
détachés
perchés autre part
comme insensibles à la présence de ces deux femmes

elles, travaillent et murmurent à peine, entre elles, pudiques, ailleurs elles aussi
j’entends des paroles que je ne comprends pas
seul le raclement de l’échelle sur le sol lisse déchire ce petit ruisseau de mots

flotte dans l’air une odeur de lessive, d’encens et de fleurs fraîches
en silence, Bouddha appréciera .

Le musicien aveugle

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Depuis ton retour de là-bas
chaque jour
tu te réveilles en fredonnant
la ritournelle aigre et triste
lancée sur son erhu par le musicien aveugle
assis à deux pas de la station de métro Jia Shan Lu

un ancien soldat sans doute
veste à galons, treillis gris et sandalettes d’été
deux bouches d’égouts comme décor
bicyclettes vieilles pour seuls gardes du corps

le visage penché vers tu ne sais quels souvenirs
vers quelles douleurs ?
tu l’ignores
il peine à faire danser ses doigts noirs et son archet géant
tendu vers aucun autre désir
tu le sais
que celui de mettre un peu moins d’obscurité
entre le monde et sa souffrance

tu voudrais qu’il chante mais non il ne chante pas
tu reconnais cet air sans voix déjà entendu à Pékin ou ici
alors, tu t’approches, et n’oses le fredonner
de peur que cesse le cri de cet homme

à ses pieds
un bidon métallique
aucune pièce n’y tinte
malgré le cœur blanc peint à la hâte sur son flanc .

Osmanthus, Guì Huā

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Osmanthus, ma belle et délicate
tu emplissais l’air de la ville
depuis tes branches ornées de ce jaune fragile
tendues au-dessus du sol encore tiède des jardins et des parcs
resplendissais en grappes petites
presque cachées à l’abri de larges feuilles
brillantes comme le désir de voir s’éterniser l’automne

Osmanthus
Guì Huā
en boucle réciter la douce musique de ton nom
langues mêlées
savourer le son latin et le chinois
humer du bout des doigts ton parfum citronné
paupières closes
et me réveiller à tes pieds.

Écrire odorant

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Quitter Shanghai sous la pluie
et en l’espace d’un demi jour
te voilà de retour
là où il fait froid
le nez bouché
même sans clore les yeux, tu laisses te rejoindre les visages et les paroles
les couleurs et les sons qui peignaient tes journées
garder aussi chaque odeur vivace
tenter de
garder les parfums qui flottaient dans l’air
essayer de
les parfums de là où tu fus tout ce temps
là qui est déjà là-bas
et qu’aucun clic sur aucune touche ne pourra ressusciter
ni aucune photo
se résoudre à l’impasse
tu voudrais tant pourtant
pauvre voyageur
tu rêves d’une écriture parfumée, de pages qui hument, de livre aux senteurs teintées de ce lointain

se contenter d’une liste de mots :

coriandre, grésil, peinture fraîche, feuillages pourris, raviolis fumants, poubelles égarées, gaz d’échappement, friture d’insectes, huile de vidange, roses des ruelles, fumier épandu, cloaques abandonnés, café au lait, canard laqué, toilettes publiques, merde, pisse, lessive en plein air, coquettes demoiselles, brochettes de chenilles, terre retournée, encens à l’entrée des temples, vieux pieds, vieux pets, menthe sauvage, tas de gravier, macadam mouillé, poissons séchés, tabac froid, carcasses à mouches, poulets en cages, maïs grillé, écrevisses au piment, étals de fruits, crayon taillé, encre de Chine, thé noir fumant, couronnes de jasmin, bol de riz blanc, osmanthus …

renifler encore, profond, sans qu’une seule seconde ton nez se débouche
accepter l’impossibilité d’écrire odorant .