Mes neuf portes passées

Neuf portes seront passées

Première participation à un atelier d’écriture
séduit par la proposition de François Bon sur son tiers-livre
tenté aussi par sa vidéo sur Youtube
à partir d ‘« Espèces d’espaces « de Georges Perec
passer neuf portes
« chaque porte, lorsqu’elle est décrite, donne un bref aperçu de ce sur quoi elle ouvre, contraignant le texte à ne pas être une succession de paragraphes décrivant chacun une porte, mais une seule traversée fictive de neuf micro-univers, provoquant ainsi l’imaginaire »
me suis lancé
ai pris plaisir à les raconter les neuf portes que voici
il m’en reste tant et tant à passer…

Aujourd’hui, tu vas enfin les approcher de près ; Pépé te l’a promis ; il fait beau, c’est l’été ; torse nu et sandalettes ; comme ça, après, tu pourras filer direct au jet, il t’a dit ; ta main dans la sienne, tu avances vers la porte qui laisse passer des grognements effrayants et des splatch splatch tonitruants ; elle est coupée à moitié par le haut cette porte sale bouclée par un loquet qui t’arrive au sommet du crâne ; Pépé le pousse vers la gauche ; tu colles ton épaule contre sa hanche et avances un pied vers le dedans ; les cochons s’arrêtent de grogner ; ils te dévisagent de leur yeux minuscules ; tu as envie de les toucher mais Pépé ne veut pas ; ne les imaginais pas si roses ; ça sent très mauvais, tu dis ; je ne sens plus rien depuis longtemps, il te répond ; Pépé a perdu l’odorat en soignant ses bêtes ;

En bois verni comme le ponton d’un bateau qui a navigué loin ; la porte de l’école est lourde, haute et épaisse et elle est jolie la concierge qui vient de te l’ouvrir ; tu as sonné car tu es en retard et tu transpires et tu voudrais l’embrasser sur la bouche ; oui, sur la bouche ; mais tu es trop timide ; dans le long couloir qui mène à la cour tu la sens te suivre jusque sous les platanes ; ses talons font tap tap tap ; mais non, elle s’est arrêtée pour bavarder avec une maîtresse ; tu te retournerais mais tu n’oses pas alors tu rejoins ta classe les mains tristes ; vides de ces mots que tu n’as pas sortis de ta bouche gourmande de baisers ;

Elle affleure la mer, la porte en gros fer forgé du garage à canoës ; le clapot lui berce les pieds ; lourde comme une porte de cachot, elle grince et semble à chaque fois refuser la casse ; l’abri où tu ranges coque et pagaie ressemble à une cellule avec anneaux fixés aux murs ; ont dû y retenir des chaînes de prisonniers, tu imagines ; pour accéder à ce dortoir à bateaux, pas de chemin terrestre ; il faut marcher dans l’eau depuis la rive ; une minute les pieds sur rochers du fond et algues ; mouillé jusqu’au milieu des mollets et attention aux oursins qui viennent parfois te narguer ; tu ignores qui a pu avoir l’idée de construire ce réduit encastré dans un gros rocher blanc où viennent se poser les gabians entre deux balades ; sur le toit qui chapeaute la roche, une ribambelle de tessons de bouteilles et de fil de fer barbelé ; de retour du large, lorsque tu as tourné la clé pour refermer, tu rentres à la nage et te donnes de l’élan en calant tes pieds sur les barreaux rouillés ; parfois, les orteils ripent sur des algues et tu bascules vers le fond ; tu ressors en saignant des doigts ; les suces ; sont salés ; cicatriseront vite ;

Tu monterais bien à bord de la locomotive mais tu n’en as pas le droit ; elle fume abondamment, paisible, en vieille habituée des voyages ; la porte qui domine le marchepied est entrouverte ; je crois bien que tu restes bouche bée lorsque le conducteur surgit de derrière et te prend dans ses bras ; il grimpe et t’emmène à bord de la machine, referme la porte et actionne le sifflet ; le train s’ébranle ; tu vois passer Marseille Saint-Charles sur un écriteau bleu outremer ; tu cries de joie et tu te réveilles en nage sur le quai ;

Souvent entrouverte la porte en contreplaqué couleur abricot de l’atelier de Pépé ; il a installé son royaume au fond du jardin aux platebandes, le domaine de Mémé ; tandis qu’elle pique et repique et plante et arrache et arrose, lui il bricole dans ce réduit au toit en tôle ondulée grisâtre ; chaque outil à sa place, déterminée par deux clous, sur toute la longueur du mur de droite ; à gauche, l’établi toujours impeccable ; en face, le coin des seaux remplis de bobines, de boulons et de toute une armada d’objets récupérés par Pépé au fil de ses escapades en ville ; l’atelier sent la sciure et la cigarette P4 ; c’est pour en chiper quelques unes planquées sur une étagère entre deux pots de peinture que tu passes la porte sur la pointe des pieds ; te retrouve nez à nez avec Pépé qui éclate de rire et te renvoie dehors d’un coup de pied aux fesses ;

Bloqué dans l’ascenseur, tu appelles à l’aide et personne ne répond ; la cabine s’est pourtant arrêtée au rez-de-chaussée ; le battant ne s’ouvre pas ; seul dedans tu es ; tu n’as pas repéré le bouton en plastique rouge pour donner l’alarme ; tentes de contrôler ton souffle, de respirer par le nez, de te calmer ; ensuite, tu réussis à débloquer cette porte sans trop savoir comment ; mais le rideau grillagé qui donne sur le palier ne coulisse pas ; te voilà dans le noir ; la minuterie de l’immeuble a fait clac ; lorsque tu rouvres les yeux, la voisine aux longues et fines jambes s’approche de l’ascenseur et vient t’ouvrir ; sans un mot, elle te sourit ; le souffle coupé, tu la remercies d’un bisou sur la joue ;

Les chants des moines sont encore recouverts, presque étouffés, par le vacarme des cigales tout autour de toi ; tu t’es aventuré vers l’ombre projetée sur les cailloux blancs qui cernent l’abbaye ; l’avais visitée plus jeune ; tu rêves de repasser le portail en plein cintre et de descendre à pas lents vers les voix ; n’oses cogner au bois lie de vin et restes planté là sous le soleil de mai jusqu’à ce qu’une dame s’approche et te dise que c’est fermé le lundi ; les chants ont disparu ; tu te contentes du crissement de tes pas sur le chemin du retour ;

Blanche et brillante s’ouvre la porte de la maternité ; tu viens d’arrêter de fumer ; pommes dans le sac au cas où ; pour patienter ; chemise propre ; tu crois, oui ; chemise claire avec peut-être des carreaux bleutés ; te revois avec tes clarks légères passer ce seuil qui sent la clinique et tu trembles comme un peureux ; devenir père ça fait peur ; oui ; ça vous fait bouger le ventre de dedans et accélérer le pouls ; oui ; sûr que lorsque tu entres, tu passes devant une horloge ronde qui fait tic tic tic mais tu ne te souviens pas de l’heure que donnent les aiguilles ; l’après-midi ; tu en es sûr ; ce sera un enfant de l’après-midi ;

À la sortie de l’église du village, le cercueil te frôle, noyé sous les bouquets de fleurs ; quelques centaines de mètres à marcher au ralenti derrière le corbillard et puis le curé ouvre la large porte vert olive du cimetière ; il pousse une targette cuivrée qui claque ; Mémé te la laissait manipuler lorsque tu l’accompagnais arroser les fleurs sur la tombe de sa pauvre mère ; tu te souviens de ses larmes et de ses signes de croix lorsqu’elle prenait congé ; elle pleurait aussi pendant la messe ; elle chantait en pleurant ; tu l’observais en train de prier tandis que le curé fermait les yeux ; là, on dirait un automate devant la foule qui renifle de chagrin ; toi, tu ne parviens pas à pleurer ; tu gardes tout dedans ; tu imagines l’intérieur du cercueil mais c’est difficile ; c’est le premier enterrement de ta vie et tu t’échappes aux côtés de deux mésanges charbonnières venues se poser près de la terre retournée.

Éric SCHULTHESS

Voyageuses

Fendent l’air en triangle
les grues cendrées
de retour vers le nord
parfois font demi-tour
puis repartent à l’endroit
ivres sans doute de tant d’oxygène
de tant de caresses aux nuages
les salue et les envie, ces voyageuses
frileuses et courageuses
côtoient les vents et les courants
ne redoutent que les aigles
épousent les saisons

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Ce monde

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Repartis les enfants
joues chaudes et douces
cheveux picotés de bruine
baisers vite envolés
le quai soudain délaissé
les rails muets
les yeux vides
le monde enfui

Sans savoir pourquoi
j’aime ce monde
où nous venons pour mourir

Natsume Sôseki (1867-1907)

Lance-toi

Vieux pont rouillé
ouvre grand tous tes yeux
au ballet de la rivière
n’en perds pas une goutte
savoure la fraîcheur qui glisse entre tes jambes
rappelle-toi comme s’agitaient tes nervures
lorsque rails te parcouraient
lorsque vapeur t’inondait
avec claquements et sifflets
n’oublie pas les bleus tachés des cheminots
souviens-toi des gamins aux casquettes
les agitaient en riant au passage des trains
laisse-toi caresser par l’eau vive
imagine les chemins qui conduisent à la mer
emprunte-les sans redouter le pointu des galets
ne crains pas les goulets
ne tremble pas dans les tourbillons
lance-toi vers l’aval
offre-toi aux descentes
arrime-toi aux couleurs de la rive
ose t’abandonner aux senteurs du large

Épuisé(e)s

Remington

Épuisée
abandonnée depuis des lustres
ne me souviens plus où l’ai croisée
ignore quels doigts elle accueillit
combien de pages elle noircit
quels mots elle rythma
n’entendrai jamais le clac clac de ses pattes
imagine sa fin après sa fin
fourguée chez un ferrailleur
délaissée dans un entrepôt
muette au fond d’un musée
échouée au large parmi les épaves
ou adoptée par un poète aux yeux épuisés

Pris de vitesse

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Se dorait tranquille
pattes écartées
paupières closes
s’abreuvait d’un bol de soleil
après tant de froidure
tant de gouttes par seaux
se prélassait comme un pacha
rien que pour lui les tuiles
l’embarras du choix

m’a pris de vitesse
ai déclenché trop tard
enfui le petit lézard

Fugace

Par la fenêtre de ma chambre
s’approche l’invisible flot
des récits tus
des merveilles ignorées
des paroles niées
des rêves déchirés de silence
j’ai beau me hisser vers la lune
rien d’autre ne flotte dans la nuit
que la trace d’un espoir fugace
s’enfuira dès le jour revenu

L’air du temps

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Dépité le vieux pont de chemin de fer
plus aucun train n’y roule
rails démontés
voie déclassée
destinations oubliées
vapeurs évanouies
vibrations éteintes
élans au point mort
locos à la casse

sur ses flancs
le pont abandonné
ose annoncer la couleur
de l’air du temps

 

Not dark yet – Bob Dylan

Survie

 

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Au gel tourner le dos
croire à l’appel des flots
pensées de survie

défier les mers hostiles
nier tous les dangers
barques de fortune

renoncer à sa terre
partir vers le lointain
hisser haut l’espoir

attendre l’embellie
vivre l’indifférence
échouer seul

High Hopes – Pink Floyd

 

Sans retenue

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Ouvre tes bras
toi qui ne crains ni les mains ni la lame
de celui qui t’accouche
balancée comme une danseuse
aux seins offerts
laisse affleurer les regards sur ton ventre
ne durcis pas ta peau
laisse tinter en elle les crocs des affamés
exauce leur désir sans retenue
ose accueillir leurs baisers et leurs mots
ouvre ta chair aux langues de partage
refuse les nuits d’encre rayées de famine
ouvre tes bras aux caresses de chaque jour

Peupliers

peupliers

Peupliers poudrés d’or
que lancent
vos prières vers la lune ?
les entends mais ne les comprends pas
parlerais bien le langage des arbres
il bruisse, grince, craque et gémit parfois
s’agenouiller pour écouter
au pied, là, juste au pied des troncs
puis
se tordre le cou vers les cimes
puis
clore paupières
puis
renifler les écorces
y laisser danser les paumes
guetter encore la montée des psaumes
éprouver ma petitesse

Bill Evans & Chet Baker – Alone Together

Concha

Se glisser vers ton ventre
Concha ronde
s’avancer jusqu’à tes ourlets
deviner l’horizon
n’y croisent plus les pêcheurs de baleine
savaient s’enfuir si loin eux aussi
te saisir par l’écume
t’emporter vers les vagues géantes
se mêler à ton vacarme
savourer tes embruns
faire silence
Concha
et recommencer

Passer la Bidassoa

Passer la Bidassoa
rivière frontière aimée
à chaque fois mettre des milliers de kilomètres derrière soi
dure pourtant si peu de temps la traversée
à peine quitté le sol natal
hop
l’Espagne est là
sa langue roule
résonne dans le wagon
de plus en plus haut à chaque arrêt
vers Donostia ou Bilbao
l’oreille se tend
l’oreille se régale
je murmure à mon tour et roule les r
passer la Bidassoa
s’étirer de l’extrême sud à l’extrême nord
se souvenir de ceux qui durent fuir Franco
tout laisser derrière
par là que je transiterai sur le chemin de l’exil
lorsqu’ici ne pourrai plus endurer
rejets
absence de coeur
fermetures
murailles
petitesse
amoncellement de rudesse
abjections lancées à la face des étrangers
qui passèrent un jour rivière
ou mer
ou sentes de montagne
pour être accueillis ici
dans cette France qui fit rêver mon grand-père zurichois
répéter à voix haute accueil
le répéter ce mot avec tous les accents du monde
accueil accueil accueil
puis recueil dans le silence aussi
car
tant et tant d’écueils en nos temps de gerçures
de serrures dressées
de déshonneur
d’amnésie déglutie
passer la Bidassoa
te franchir encore sous le soleil
savoir que tu coules en douceur jusqu’à la mer
par là que m’enfuirai
à travers toi que rejoindrai le flot des exilés

Tu sais

MèreaveugleEgonSchiele.1914

Tu sais
sans cesse
les gens passaient
sifflotaient
le silence blessaient
le froid saisissait
tandis qu’elle seule
les mains gercées
les yeux percés
se taisait
berçait son bébé
son pouce suçait
elle seule sentait
ses jambes usées
son corps essoré

les gens passaient
s’avançaient
s’embrassaient
insouciants
sans dessus dessous
en suspens
sans lancer de pièce
comme ça
sans parler
sans regarder

un soir soudain
saisis de stupeur
certains l’aperçurent
esseulée dans le sombre
elle avait cessé de respirer
sur son sein
le bébé sanglotait

difficile
de verser ces secondes au passé
tu sais

Illustration : Mère aveugle, Egon Schiele 1914

Dans tes pas

tempête

Je te revois
buée et gouttes aux lunettes
frissonnais et riais sous l’averse
te moquais de mon crâne trempé
nous avancions par la pinède
les branches agitées de rafales
têtes en l’air
– les flaques, mèfi, tu lançais
n’y marchons plus
c’est donc ainsi

les pluies de février les buvions dans l’espérance
– regarde, les jours rallongent déjà, tu disais
grappillent des secondes sur l’obscurité
grignotent l’hiver
pourrons bientôt dîner dehors
tu y croyais toujours
fonçais, avançais toujours
toujours
tente de marcher dans tes pas
n’évite pas les flaques
trempé pour trempé désormais
c’est donc ainsi

Migrateur

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Puisqu’il faut rentrer
redescendre de la montagne
retourner sur le sol d’avant
non-pas cheminer à reculons
non
se placer dans l’autre sens
revenir dans les contrées laissées en friche
redessiner les contours effacés
laisser le ciel peser sur les silences et les cris d’ici

puisque l’heure sonne d’un nouvel abandon
chaque fois il le faut
oui
abandonner encore
toujours pareil
c’est
enfouir à nouveau le lien ténu avec la neige et la glace
gommer l’éclat des roches
rayer l’alphabet des écorces
écrire cette lumière et repartir

puisqu’il faut oser l’au-revoir
tourner le dos
quitter
couper
perdre

s’en remettre à présent aux calligrammes des migrateurs
redécouvrir leur grâce au-dessus des branches frêles
goûter les traces laissées aux pieds, aux doigts, au corps tout entier
puis, savoir se fondre dans les rêves de départ

Der Wanderer – Franz Schubert – chant : Dieter Fischer-Diskau – piano : Gerald Moore

Écorce

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Tant d’écrits secrets
vieux bouleau blanc des forêts
sur ton écorce

Poser le sac à tes pieds
t’embrasser
joue contre peau
caresse de plumes
guetter le coucou gris
songer à rentrer

Soudain, une cascade

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Avancer parmi les mélèzes et les pins à crochets
le souffle ample
le pas accroché au sentier
les sens aux aguets
longtemps cheminer vers le cœur de la forêt
dans le silence à peine rayé par le clac clac du bâton
jusqu’à ce murmure soudain
crescendo
la voix sûre d’une cascade
tombée d’entre le ciel et les roches
résister à l’appel de la baignade
trop glacé l’air de l’hiver
trop d’épaisseurs à ôter
alors, remplir la gourde
saluer la dame
puis repartir embrasser les bouleaux en contrebas