Des étés Camembert, mémoire démoulée

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Aube

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Les mots pour le dire

« Déjà, la première de couverture. Avec cette jeune fille vintage et les animaux de la ferme qui avancent dans l’autre sens. Elle et eux enfermés dans le rond parfait d’une de ces boîtes tellement familières pour peu que nous ayons tété au biberon fromager. Elle m’a tapé dans l’œil, cette couverture, avec le petit bonhomme ombré tout en dessous. Comme une silhouette évocatrice de ce que Daniel Bourrion, l’auteur du livre, a retenu, j’imagine, de ce temps où il s’immergea dans la vie active. Oui, qu’est-ce qu’on se sent petit lorsque pour la première fois l’on sort du cocon-carcan familial pour se plonger dans la vague immense et effrayante et excitante du monde du travail. La couverture donc, signée Roxane Leconte, et puis le texte, nerveux, au tempo soutenu qui s’emballe et puis se pose, aux phrases rythmées de ces virgules en guise de point, mais non, les mots repartent et tournoient, de la maison à l’usine, de l’entrée au vestiaire, jusqu’à la chaîne de production. Parfois, reprendre son souffle car on se prend à souffrir avec le jeune saisonnier, le jeune travailleur de ces étés Camembert où s’apprend la vie qui n’est pas que dans les livres mais qui, pour le coup, s’y niche avec tout autant de distance que d’affection, tout autant de souffrance que de plaisir. L’ai dégusté, ce livre. Il m’a rappelé mes journées de manutentionnaire à trimballer sans savoir pourquoi des vannes en fonte d’un entrepôt à un autre, puis d’un entrepôt à un autre entrepôt. Cinq jours sur sept. Il a résonné jusque dans le passé de mon Pépé aux cent métiers, manœuvre, métayer, ouvrier agricole… mon grand-père exploité parmi les exploités. Sûr que ce livre, si joliment illustré page après page par Roxane Lecomte – on va résumer son travail à elle par les six lettres du mot talent -, lui aurait bigrement parlé, à mon Pépé. »

Des étés Camembert est publié chez Publie.net, dans la collection Temps réel

 

Ville de lumière – Gold

Un petit Prrri réussi

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On a souvent besoin d’un plus petit que soi… La tête vers le ciel, je me délecte toujours du ballet furtif des hirondelles. Il me remplit de joie. Surtout en ce moment. Elles sont plus nombreuses que les années passées. Vestige provisoire du temps du confinement ? Les enregistrer, ces demoiselles, pas compliqué. J’aimerais n’entendre qu’elles mais pas trop le choix. J’ai pris mon parti de capter aussi les divers sons de ma rue. Les travaux, la circulation, les passants, les autres oiseaux. Réécouter ensuite et repérer leurs fugaces Prrri Prrri Priii. Les photographier, c’est plus difficile. Hier, j’ai installé mon poste de guet sous une fenêtre et attendu l’instant, le cou un peu crispé à force. Failli me faire un torticolis. Désirais saisir la petite seconde de l’hirondelle. Son surgissement contre le nid lorsqu’elle déboule du haut du ciel pour nourrir ses jeunes. D’abord, je n’ai pas réagi assez vite. Hop, hop. Prrri Prrri Prrri. Présente au monde plus vite que son ombre la pitchounette. En à peine une seconde, la voilà qui était repartie. Prrri Prrii Prrri. Je déclenchais. En rafales. Mais sur les photos, rien de plus que la fenêtre, la corniche aux nids de boue brune et le ciel. Le temps de me moquer de mes réflexes très élastiques, je me suis souvenu que patience et longueur de temps… Quelques bonnes poignées de minutes plus tard, clic clac, j’avais réussi mon petit Prrri.

 

Allegro du Concerto pour 2 violoncelles en sol mineur RV. 531 d’Antonio Vivaldi, par Ophélie Gaillard et l’Orchestre Pulcinella

Plus anonyme tu meurs

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Les mots pour le dire

« Tu sais, plus anonyme on ne fait pas. Des journées, des mois, des années par dizaines que tu existes et pourtant tu n’es plus là. De ton éphémère passage ici bas, point de photo, point de murmure, point de souffle, point de sourire. Juste l’ondulation tremblée de ta peau d’ange et de tes cheveux clairs au creux de mon sang. Je n’oublie ni tes yeux éplorés ni le poids de nos larmes sèches. Je te sais depuis toujours tapi au cœur des écorces, bercé à fleur d’écume, dissous à flots de torrents, envolé à cris d’oiseaux, blotti parmi les cendres ou réfugié au cœur des nuages. Je t’y rejoindrai en silence lorsque sonnera l’heure. Plus anonyme tu meurs. »

 

 

Melody – Sheku Kanneh-Manson

Des Oloés, comme une friandise

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mi-temps : où lire où ne pas écrire

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Les mots pour le dire

« Alors, ce livre ? Des Oloés. Dis-moi un peu ! Ah, ce livre, ça te fait au début comme le paquet de bonbons Batna lorsque tu étais au cinéma et que tu attendais le film. Tu commençais par un, puis deux, puis trois, allez, un petit dernier et promis j’arrête, mais tu ne pouvais pas. Et tu continuais. Ad libitum. Les oloés racontés par Anne Savelli, ils m’ont fait tout pareil. Illico. À tel point que je me suis forcé assez vite de ralentir le rythme et de m’en réserver un pour chaque jour. Sinon, ma gourmandise de lecture m’aurait joué un mauvais tour. Aurait épuisé mon désir. Car ces oloés se dégustent, figure-toi. Oui. Comme une friandise. Ils s’observent. Se hument. Se caressent. Se questionnent. Il se relisent aussi in extenso, en quête d’une saveur nouvelle, d’une  nuance peut-être négligée au premier jet. C’est touchant et singulier cette façon d’être à l’affût de soi-même tout autant que du lieu d’où s’énonce l’histoire, à chaque fois. Comme un regard et une écoute en parallèle de soi. Une écriture en éveil, toujours. Sans repos ? Une attention extrême au décor, aux sons, aux objets, aux inconnus, aux souvenirs, à ce qui survient et qui accompagne lecture ou écriture. Qui en détourne et fait y revenir. Un regard inédit, je trouve, sur tout ce qui nous lie autour des mots écrits, et à écrire. Puis à relire et à partager à voix haute. »

Ce qui me séduit aussi dans cet ouvrage, c’est la proposition d’écriture qui accompagne presque chaque oloé. Pour accompagner le texte lu à voix haute, Anne Savelli suggère de faire le portrait d’un homme ou d’une femme qu’on croise régulièrement dans le même lieu, à qui on ne parle jamais, dont on ne sait rien d’autre que ce qu’on en devine, mais dont l’absence, si elle survenait, nous inquièterait. Tenté ? Assurément. Et toi ?
Tu auras compris que ce livre, je ne l’ai pas encore terminé. Vais prendre le temps de découvrir d’autres bonbons et notamment les oloés de quelques écrivain.e.s invité.e.s. à participer.

Onze à la douzaine

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Les mots pour le dire

« J’ai entendu onze coups. Onze. Plus qu’un seul et c’en sera fini de ce jour. Onze fois résonnent. Onze. En toi tu le prononces ce mot. Onze. C’est un son grave qu’il produit. Onze. Il y a aussi ce ze qui est joli. Si tu le répètes en accélérant tu te crois auprès d’une cigale. Si tu espaces le tempo tu aperçois une petite scie. Si tu la dis continuo cette petite syllabe, tu revois l’écriture du sommeil dans les bulles d’un BD. Ze c’est aussi ainsi que les tout jeunes enfants se nomment quand ils parlent d’eux-mêmes. Les grands disent défaut de langue. Les grands passent à côté du charme parfois. Les grands ne jouent plus souvent avec le je. Onze. Onze. Onze coups de cloche au-dessus de la ville. Plus qu’un seul et c’en sera fini de ce jour à la douzaine. »

Honte, colère, compassion et poésie

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L’Afrique m’accompagne souvent ces temps-ci. Avec ses calvaires essaimés à longueur de siècles, je navigue à ses côtés depuis les rivages de Gorée jusqu’aux ports esclavagistes, vers les sinistres rivages de l’homme blanc. Série en cours. Insupportable. J’ai suivi par séquences les marches pour la justice. En Amérique et dans notre vieille Europe. George Floyd, Adama Traoré, et tant d’autres… Je n’oublie pas Zineb Redouane. J’ai regardé par bribes – en me forçant beaucoup parce que la télé et la radio filmée, c’est de plus en plus insupportable – ces débats autour du racisme et de ses ravages, entre autres au sein de la police. J’ai observé le visage de Rokhaya Diallo, oh combien digne et patiente et lumineuse face à la face grise de ses contradicteurs, ceux qui éditorialisent faute d’aller sur le terrain et qui ne disent pas qu’ils le sont, racistes. Ils ne peuvent pas, ils n’osent pas, mais ils baissent les yeux, ils s’empêtrent dans leurs tirades empreintes de mauvaise foi, en niant ce qui pourtant est patent : dans notre douce France, devant notre police ou dans un bureau d’embauche, mieux vaut afficher du blanc sur le visage que du noir ou du beige ou du jaune. Depuis l’enfance, jamais ouvert la porte à une once de ce que recouvre ce mot, racisme, sa laideur, son insupportable faciès. Mes parents m’ont appris la beauté de toutes les teintes de peau de nous autres humains. Que chacune se vaut et se respecte. Que le même sang tout rouge coule dedans nos veines. Qu’il n’existe qu’une seule race, la race humaine. L’ai transmise à mes enfants, cette exigence de vérité. De mes parents je tiens aussi la conscience de ce que fut l’esclavagisme et le colonialisme. De ce qui continue à nous empoisonner la vie. Des énièmes injustices qui viennent rebondir de colère dans les rues d’Amérique comme de chez nous, et qui nourrissent les cortèges d’aujourd’hui, je perçois toute la violence infligée aux victimes et à leurs familles qui réclament justice et la fin de l’impunité. C’est une vive douleur. Il me faut alors dire ma honte d’homme blanc, ma colère et ma compassion. * Marcher avec elles et avec eux par la pensée et repartir vers le continent noir, vers le Sénégal aimé, puis vers le Cameroun où écrit Serge Marcel Roche. Là-bas, je me plonge à nouveau dans les couleurs de sa poésie mélancolique. Je file à Yaoundé retrouver Éros Sambóko et lui parler à voix haute à travers les mots de son créateur. Des mots de fraternité.

 

Les mots pour le dire

« L’ampoule à blanc est le soleil d’une géographie du sang, bien que l’on voit à peine les rivières bleues d’opale courir sous la peau des cuisses. Je regarde au plafond les taches qui sont des îles. Le matin, lui, s’allonge contre moi, pas l’autre et ses abois de chiens, un qui sait unir la fraîcheur du citron et l’odeur des aisselles. Le tronc violet du bougainvillée, ses ramures pépiantes, avec les spasmes d’un sommeil léger. Donc aussi contre lui je pense que ce qui je est en ailleurs de la toute-puissance du monde. J’entends son bruit, jusque dans l’ordinaire des voix, la sale rumeur de l’ordre, mais je ne suis pas là. Les taches qui sont des Îles. Serge Marcel Roche. »

*Pour prolonger, regards croisés d’Angela Davis et d’Assa Traoré, dans la belle revue Ballast.

Photo @SergeMarcelRoche