C’est reparti pour un mois de bagne. Je sais que j’exagère. La colère est là. Rentrée. Elle nourrit des désirs d’explosion majuscule, de coups de boule, de grand ménage, de révolution, de justice, de partage, de chemins d’harmonie, de grand air. C’est à en perdre le fil de la langue. Donc le bagne, oui, pour dire ce que m’évoque cet absurde mois d’avril reconfiné mais pas tout à fait comme l’an dernier mais un peu différent quand même coincés mais pas autant mais avec couvre-feu pas un kilomètre de rayon pour promener mais dix mais pourquoi pas onze rien que les commerces essentiels ouverts mais cette fois-ci les librairies aussi mais les autres alors mais lesquels mais ils vont crever les fleuristes les coiffeurs les bars et les restaurants tandis que des riches se gavent en douce en privé à Paris nous voulons des noms pendant ce temps les étudiants font l’aumône pour manger et puis les vacances scolaires avancées mais encore du distanciel avant et après pour élèves et profs mais les examens alors ce vaccin alors mais lequel on traîne on rame on est à la ramasse mais ça viendra mais quand bordel le bout du tunnel arrive on ne le voit toujours pas alors arrêtez ! Comme dirait mon fils, ça saoule ! C’en est trop, oui, que nos vies mises en danger et privées de tant de libertés soient conditionnées aux décisions d’un seul homme. Insupportable ce carcan. Une sorte de bagne, oui. Aux murs invisibles mais on les sent et ça pèse. Il ne serait pas sot que nous pensions concrètement à en péter les murs de ce bagne pour en finir une bonne fois pour toutes avec ce monarque inconséquent, sa République avariée, violente et périmée, sa lamentable cour de ministres et parlementaires godillots et ses médias aux ordres qui nous préparent au duel des affreux.
La montagne avant le bagne. Pour se régénérer auprès de Mère Nature. Vital. Partir sur les sentiers où l’herbe et les arbres se parent encore du souvenir des froidures et des neiges. Marcher. Vers forêts et clairières. Vers cascades et ruisseaux. Respirer. Écouter.
Là-haut, où tout paraît plus beau, m’attendaient les bouleaux et leurs yeux étranges, leurs rides légères, leurs sourcils inquiets, leurs vulves amoureuses, leurs regards perdus, leurs cicatrices profondes, leurs hiéroglyphes ouverts à tous les sens, leur peau si douce et tendre, assortie à la virginité comme au deuil.
De retour au gîte, j’ai fait sonner la cloche en direction des cimes.
Toujours intérimaire, Joseph Ponthus. Plus que jamais occupé à vendre sa force de travail. Fini les lignes de bulots, de crevettes, de langoustines. Fini le tofu. Terminées les missions en conserverie. Ponthus change de costume. Le voici parmi les forçats de l’abattoir. C’est dans ce lieu cauchemardesque que se poursuit ma lecture à voix haute – entamée le 1er mars – de son roman À la ligne – Feuillets d’usine. Après les 30 premiers chapitres qui composent la première partie du livre, voici le 31ème, qui ouvre la seconde. Il est précédé de cette citation de Guillaume Apollinaire (lettre à Madeleine Pagès, 15 mars 1916) : » Pas de description possible. C’est inimaginable. Mais il fait beau. Je pense à toi. «
Chaque jour, une chanson de Charles Trenet, dont Joseph Ponthus était fan.
Rien de bien neuf avec la nouvelle saison. Je me suis installé devant le printemps naissant dans l’une de mes positions préférées, celle de l’auditeur réfugié sur son île numérique. Et tiens, d’abord, je suis resté fasciné par ces mains sur le Nagra. Elles appartiennent au sculpteur de sons Yann Paranthoën. Je les ai observées en regardant sur la plateforme Tenk le documentaire que lui consacra Pilar Arcila en 2007. Elles montèrent et ciselèrent tant et tant d’émissions et de documentaires, ces mains d’or. Ces mains d’artiste artisan. C’était au temps où la radio se faisait en bande et prenait encore le temps de se ficher de l’air du temps… Paranthoën était breton, fils de tailleur de pierre. Il fut comme un pape de la sculpture de sons, de la création radiophonique. Créatif est un mot minuscule pour qualifier le bonhomme, tant sa patte apporta au genre pendant des décennies. Tant son œuvre reste un patrimoine légué à tous les amoureux et passionnés d’histoires sonores. En écoutant Yann Paranthoën, je suis aussi resté fasciné par son timbre de voix. Doux, juvénile. Comme s’il s’était arrêté à la lisière de la contrée des adultes. Écoute-la à ton tour cette voix, raconter un petit peu de ce qui fut son art.
Samedi, pour me préparer en beauté à dormir soixante minutes de moins – le passage à l’heure d’hiver, avec ses jours qui rallongent, est toujours un moment de l’année que j’attends impatiemment, ce qui était bien moins le cas quand mes minots étaient petits – je suis allé au concert. Au concert ? Parfaitement. Oh, rien de clandestin, non. Très officiel ce concert. À visages découverts. Moussu T et les Jovents nous avaient donné rendez-vous sur Facebook depuis l’Espace Culturel Busserine à Marseille. Pas de public, évidemment. C’était leur premier concert depuis un an. Ils n’ont pas larmoyé sur leur sort, les collègues de La Ciotat, non. Ils ont juste rappelé que comme l’ensemble des artistes, ils désiraient être considérés, respectés. Et que cesse le mépris et l’abandon dans lequel ils sont laissés. Les applaudissements après chaque chanson nous ont manqué. Hélas pas de oaï ni de distribution de pastaga comme jadis aux concerts de Massilia, mais une totale régalade, par écran interposé. Allez, on s’écoute Mademoiselle Marseille.
Sinon, dans la série spectacle virtuel, il y a aussi ces quelques photos du Mont Fuji que je bade chaque jour. Monter un jour tout là-haut est l’un de mes plus grands rêves. Je crains de devoir patienter encore quelques années avant de le réaliser. Se satisfaire de le contempler et d’en partager toute la beauté, grâce au photographe japonais Hashimuki Makoto.
Ce visage planqué à même l’écorce Le devines-tu ? Que te raconte-t-il de la saison nouvelle Écartelée entre le désir de jouir Et le masque sale de la peur Ce venin qui flotte incognito Et ces journées d’ankylose Et ces soirs couverts de feu Ces nuits à écouter les cris monter de dehors.
Ce visage qui s’ose sur ce tronc T’évoque-t-il le vestige glacé d’un incendie Le désir furtif de silence Le simple renoncement, L’abdication, Le dépit ?
Ce regard qui frôle à peine la lumière Est-il celui d’une étudiante à bout de force D’un migrant chassé vers la frontière D’une rescapée des camps D’un moine en train de méditer D’une Communarde oubliée ?
Il faudra bien un jour que commence à s’éclairer en toi En nous Les fils embrouillés de toute cette folie.
Une coque de bateau comme un tableau. Tant de bleu, tant de coquillages devinés, d’écume gravée et de traces de sang rouillé aussi. Le sang des milliers de migrants morts en mer, des millions de poissons capturés. Rien ne s’efface nulle part de la saloperie du monde. Traces vivaces.
Mar y sol. Nettoyage de printemps. Refaire un semblant de beauté au vieux chalutier fatigué, avant de repartir gagner son pain comme on l’a toujours gagné. Popeye en rouge sur la proue. La vie comme un très vieux cartoon usé pas rigolo.
Retrouver le sud de notre sud, donc. Aglagla. Bien bien froide, Madame Méditerranée toute bleue que chante si joliment Massilia Sound System. Aglagla ? Tant pis. Ce bain, je me le rêvais depuis plus de deux mois. Prendre le temps d’y entrer dans cette mer . La laisser mordre chaque millimètre de gambette et sentir qu’au fil des minutes, de bas en haut, le corps s’accoutume, se fait de plus en plus relax. Ensuite, se lancer. Plonger. Brasser sous la mer sans lambiner. Sentir les tempes se serrer et l’étau se dissiper une fois la tête sortie de l’eau. Reprendre souffle et y retourner. Jusqu’à trembler, chairdepouler, sortir et contempler. Humer. Joie. Sourire.
Plus tard, en bâtissant et décorant de petits châteaux de sable, accueillir le souvenir des baignades de fin d’hiver avec les copains à Marseille. Il n’y avait pas de sable là où nous allions. Rien que des rochers. Nous y grelottions et nous sentions si vivants. Retrouver ces sensations. Le petit moulin de l’enfance ne cesse de tourner.
La beauté, toujours et toujours la rechercher. La dénicher. La partager. Camille Thomas privée de scène mais en tournée dans les musées. Une merveille de merveille. Laisser venir à soi comme une furtive larme de joie.
L’elisir d’amore : Una furtiva lagrima – Donizetti, par Camille Thomas
Dix ans jour pour jour ont passé depuis le 11 mars 2011 et le terrible tsunami qui endeuilla le nord-est du Japon. La ville de Kamaishi pleura près de 900 morts et des milliers de disparus. Deux ans plus tard, en mai 2013, de retour d’un voyage là-bas, j’ai décidé d’écrire En attendant la pluie, un conte dédié à toutes les personnes que j’y ai rencontrées et qui m’ont bouleversé. Ce petit livre publié aux Éditions Parole est bilingue, en français et en japonais. Il mescle deux langues, deux sonorités, deux cultures. En voici les premières phrases, lues par moi même et par Momomi Machida, qui a traduit le livre.
En hommage aux gens de Kamaishi, si dignes et si courageux, j’avais à l’époque avec mes deux jeunes enfants Zoé et Marius, récité et enregistré quelques haïkus des grands maîtres japonais. Leurs voix ont bien changé depuis mais je me souviens de notre émotion commune ce-jour-là.
Vestiges du tsunami au bord du Pacifique
Au centre de prévention des risques transformé en mausolée
Ce n’est pas encore le temps des cerises mais tenter d’en dénicher les prémisses au rythme des promenades quotidiennes et au hasard des sentiers. Sourire à la pitchounette abeille en plein labeur. La première croisée depuis des mois. Hibernent-elles comme les ours et les tortues et les marmottes, les fabuleuses filles d’Aristée, comme les appelle Maurice Maeterlinck dans son livre La vie des abeilles ? Je mesure une nouvelle fois mon inculture devant les cadeaux de la nature. Pour ne pas en rester là, je me suis me procuré le livre publié chez Publie.net En plus j’adore l’illustration de la couverture, œuvre de Roxane Lecomte.
La Commune. Continue-t-elle de faire son miel ? Oui, assurément. Elle reste toujours vivante pour qui sait ne pas oublier. Louise Michel (photo ci-dessous). Les barricades. Le Mur des Fédérés. Un siècle et demi que se levèrent à Paris des insurgé.e.s, des communueux et des communeuses qui désiraient imaginer et construire un monde où règneraient la dignité, la justice sociale, l’émancipation et l’égalité. Une kyrielle de livres et d’émissions évoquent cette fulgurante page de notre histoire commune. Dans le Monde Diplomatique de ce mois-ci, l’historienne Mathilde Larrère évoque comment graffitis et affiches participent depuis 150 ans à la revendication d’une mémoire de l’insurrection. L’article La Commune prend les murs s’écoute ici :
Faire ses gammes. Flûte et violoncelle même travail. Répéter et répéter encore. Le mieux est l’ennemi du bien, sauf en musique. Cette flûte qui joue et rejoue ses gammes, émane-t-elle d’une dame ou d’un monsieur ? Mystère…
Parmi ses merveilles, des poissons, des crabes, des poulpes, des pêcheurs, des Bigoudènes, des scènes de la vie quotidienne en Bretagne, au Japon, en Amérique. Et puis ce Vieux-Port avec Bonne-Mère qui m’enchante.
Je proposerai bientôt – quelque part sur le net – un voyage cent pour cent sonore au Panier, le quartier de ma prime enfance à Marseille. Ce sera une histoire d’amour et de partage. Nous remonterons le temps auprès de femmes dont les voix se sont tues mais qui n’ont pas fini de raconter ce Marseille populaire de jadis. Chantier en cours. En attendant la concrétisation de ce projet, retourner en Bretagne chaque jour et poursuivre la lecture à voix haute du roman À la ligne, Feuillets d’usine, en mémoire de Joseph Ponthus.
Papa, un an déjà. Joseph Ponthus et Philippe Jaccottet, ces jours derniers. Les vagues retrouvées cette semaine à Biarritz charriaient un parfum élégiaque. Les respirer profond, ces vagues. S’imprégner de leur souffle de bête éternelle.
Faire place aux livres et aux mots. Les lire à haute voix. Ouvrir la cage aux poèmes.
Et des nuages très haut dans l’air bleu qui sont des boucles de glace la buée de la voix que l’on écoute à jamais tue
et puis
Peu importe le commencement du monde maintenant c’est un arbre immense dont je touche le bois navré Et la lumière à travers lui brille de larmes
Philippe Jaccottet
Retrouver le fil du chemin. Se réjouir de l’éclat du mimosa, comme un clin d’œil à l’éphémère. Savoir que la pâleur affleurera bientôt. Puis ce sera la fin. Découvrir quelques timides violettes. Se rapprocher des arbres impatients de printemps.
Je n’ai jamais rencontré Joseph Ponthus autrement qu’à travers son roman À la ligne, dédié à son amoureuse d’épouse et aux prolétaires de tous les pays. Je ne le rencontrerai jamais puisqu’il vient de disparaître, âgé à peine de 42 ans. J’aurais apprécié d’échanger avec lui à propos de la condition ouvrière, de Marx, d’Apollinaire, de Freud et de ses dix années de travail social comme éducateur spécialisé à Nanterre, moi qui le fut aussi pendant des années, à Marseille. J’aurais tant aimé lui dire en face toute mon affection, lui témoigner mon admiration pour son parcours et pour ce grand livre. Il me faut donc me résoudre à tenter de conjurer le silence qui nous tient irrémédiablement éloignés. Donner voix à son texte. Jour après jour, je lirai à voix haute, enregistrerai et publierai ici chacun des 66 chapitres du roman de Joseph Ponthus. Puisse-t-il y entendre un humble hommage à son humanité, son courage et son talent.
Joseph Ponthus était un fan absolu de Charles Trenet. Il l’évoque dans son livre. Alors, laissons chanter l’artiste !
Je chante – Charles Trenet – Printemps de Bourges 1987
Une île sur la lointaine mer petite. Elle nous attend, au sud de la terre où finit la France, là-haut à gauche sur la carte. Plein nord-ouest. Plus qu’un bon quart de journée à rouler vers elle, à l’imaginer trempée de pluie et secouée de rafales, comme souvent en terre bretonne. Je me souviens d’un jour de tempête sur Brest, il y a quelques années mais je n’oublie point de me méfier des clichés. À l’arrivée sur l’île, les gouttes sont timides et le vent bien présent oui, mais pas de quoi faire voltiger les casquettes et claquer fort les haubans. L’air offre une improbable douceur. Un petit bateau blanc et bleu foncé en bout de quai. Le temps de caler mon violoncelle à l’abri des embruns et le voyage commence vers la perle de la mer petite. Prenons place dehors, côté poupe. Une demoiselle en pantalon de ciré et bonnet rayé contrôle les billets. Une îlienne à chapeau se délasse à tribord. Un monsieur à la barbe rousse tire sur son court cigare. Le sillage d’écume trace une frise argent, comme un mascaret fuyant. Le courant freine le bateau. Il finit par se faufiler jusqu’à la cale du Port Blanc. En trois minutes, même pas, nous voici rendus sur l’Île-aux-Moines. Izenah en langue bretonne.
Cette langue, comment sonne-t-elle sur ses terres ? Impatience de l’entendre raconter des histoires de marins, de cabotage, de pêche et de fortunes de mer. Tenter de dénicher dans les ruelles du bourg et sur les chemins côtiers un possible écho vivant de ce parler qui sonne doux et âpre, rude et suave, rocailleux et aiguisé, à mes oreilles de Provençal. Au bout de la Pointe de Brouel, rencontrer Noël, la soixantaine barbue et moustachue, l’œil rusé de corsaire, près de dix années dans la Royale à arborer le drapeau breton sur sa tenue de matelot et à purger des semaines de trou. L’écouter raconter que la langue de ses ancêtres, il la comprend couci-couça mais ne la parle pas. Personne ici ne la parle plus à cause des Français. À l’école de la République, les élèves se faisaient taper sur les doigts lorsqu’ils parlaient la langue de leurs parents et grands-parents. Du coup, la transmission s’est tarie. Ma Mémé Zoé vécut cette injustice-là dans son Haut-Var natal. Ne pas rester sur la tristesse du constat. Se tourner vers les trésors silencieux offerts par Izenah. Tous parlent la langue de la lumière et de la mer.
L’Île aux Moines est la plus grande île du Golfe de Morbihan. Ce caillou de navigateurs et de pêcheurs n’a jamais accueilli de monastère. Elle tient son nom de la croix qu’elle dessine sur les flots lorsqu’on la regarde du ciel. Depuis la terre, c’est un désir de marche et de respiration qu’elle fait naître, cette croix biscornue. Avancer du père au fils et du Saint-Esprit jusqu’à amen. L’île nourrit aussi une envie d’approcher le langage des oiseaux.
Quitter l’île et emporter dans sa besace quelques mots découverts au fil de lectures. Brig, brigantin, senault, chasse-marée, lougre. Ce sont des bateaux. Ormeau, praire, patelle, vernis, poucepied. Ce sont des coquillages. Et puis six mots bretons : mor bihan, mer petite. Bro gozh ma zadoù. Vieux pays de mes pères. C’est ainsi que se nomme l’hymne national de la Bretagne.
Bro gozh ma zadoù – Alan Stivell, Gilles Servat, Tri Yann, Louis Capart, Soldat Louis, Renaud Detressan, Gwennyn, Clarisse Lavanant, Rozenn Talec & Cécile Corbel
Le nez en l’air comme toujours. Prendre de la hauteur, loin du spectacle pesant d’ici-bas. Lancer le regard ailleurs, vers où se se profilent d’autres rêves possibles. En montagne, vers Gavarnie, il y a de quoi se les dessiner ces autres contrées, au-delà des cimes. Lambiner là-haut, au-dessus des bouleaux, des hêtres, des pins à crochets et des mélèzes.
Profiter de la voie laissée libre à l’avancée, puis constater que le voyage est bien éphémère, rattrapés que sommes par la traîne des jets intercontinentaux et l’inquiétante chaleur de février qui trimballe avec elle le souvenir des glaciers disparus. Revenir sur terre. Au ras des cairns, au fil des écorces et de la neige de début janvier encore en résidence mais lourde d’humidité.
Trouver une trace, soudain. Un isard sans doute descendu dans cette clairière. Peut-être est-il venu s’abreuver au Gave de Pau qui prend naissance ici. Vivace et chantant, le jeune homme glacé. Bien davantage que jadis à cette époque, lorsque les neiges ne se mettaient pas à rendre l’âme au milieu de l’hiver.
Tourner le dos à l’amont. Serpenter dans les vallées. Redescendre. Croiser un berger et sa bergère auprès de leur troupeau de brebis. Juste le temps de se saluer qu’ils ont déjà disparu.
Elles sont de retour, les grues sauvages. À peine parties se réchauffer au sud du sud que les revoilà, en vol d’écrivaines sur les pages du ciel, tantôt grises, tantôt bleues tendre. Ne pas traîner pour en saisir la trace. Elles avancent sur un tempo si décidé les demoiselles, que leurs minuscules messages apparaissent aussi vite qu’ils s’effacent. Le temps du souffle d’un soupir, le concert monocorde de leurs cris et de leur calligraphie s’est évanoui.
De retour à la maison, se connecter sur Radio Garden et filer jusqu’au Japon. Près de 4 heures du matin là-bas. Rechercher la station la plus proche du Mont Fuji. Trouver Odawara FM, en mode radio de nuit. Se laisser embarquer. Pop japonaise et jazz à foison. Souple. Prendre le temps d’en savourer chaque mesure.
Depuis mardi dernier, je suis retourné plusieurs fois sur mon île numérique. Pas de raison de se priver quand ça fait du bien. C’est un lieu accueillant. Sans doute ressemble-t-il aux espaces bienveillants et paisibles choisis par les participant.e.s à l’aventure lancée par Anne Savelli et Joachim Séné. Peu de web, donc. Juste ce qu’il faut pour se sentir libre. Pas de news. Une pincée de Twitter pour partager deux trois photos et cliquer sur quelques liens.* Téléphone à distance. Dès le saut du lit. Livre à portée de main. Aussi souvent que possible : Le tambour de Günter Grass. Ordinateur en sommeil. Tablette en fonction horloge, sauf pour la musique. Désir d’écouter et réécouter la Pavane travaillée avec l’ensemble de violoncelles auquel je prends part un samedi sur deux.
Pavane – Jordi Savall et ses musiciens à La Capella Reial De Catalunya.
Belle qui tient ma vie
Captive dans tes yeux
Qui m’a l’âme ravie
D’un sourire gracieux…
Tes beautés et ta grâce
Et tes divins propos
Ont échauffé la glace
Qui me gelait les os…
Ai eu besoin d’Internet pour découvrir l’auteur de ce poème célébrant l’amour courtois. Il s’appelait Thoinot Arbeau. L‘Orchésographie, son traité de danse, date de 1589. De son vrai nom Jean Tabourot, il était chanoine et savait joliment parler d’amour.
Je suis retourné saluer le phare de Biarritz. Bientôt deux siècles qu’il guide les navigateurs du haut de sa tour immaculée. Le cousin basque de mon Planier reste fermé à toute visite. Impossible d’escalader son escalier comme il y a quatre ans. Me contenter de marcher vers lui. Tenter d’abord de ne rien manquer du décor. À marée basse, depuis la Grande Plage, guetter le presque imperceptible reflux et laisser l’océan, seconde après seconde, rendre de l’espace au sable, jonché de colonies de cailloux, de tout petits galets et de bois flotté. Savoir que le phare ne perd pas une once du spectacle. Pour faire durer le plaisir, m’éloigner et rejoindre l’autre côté de la ville. Marcher jusqu’au rocher de la Vierge. M’attarder face aux croix sombres ancrées sur les rochers en contrebas. Évocation de naufrages, de fortunes de mer. Repartir vers le phare, tranquille et patient. Remonter vers le sommet de la pointe Saint-Martin, me cacher sous les roseaux paisibles, derrière les haies gorgées d’embruns et les maigres troncs des tamaris et jouer à cache-cache avec la haute tour de lumière. Arrivé à ses pieds, noter les deux dates gravées sur son ventre : 1831 en bas et 1832 tout en haut. Imaginer la peine et la sueur des hommes qui l’édifièrent semaine après semaine. Partager la joie et la fierté qui les accompagna lorsque les toutes premières lueurs furent offertes aux marins, un premier février de l’an 1834. Les gens de la mer durent patienter soixante-dix années avant que Fresnel et ses lentilles magiques prennent le relais. Autant de temps fut nécessaire pour que les hommes désertent le phare, chassés dehors par l’automatisation. Aujourd’hui, le spectacle de ses bras de lumière lancés vers le large est réservé aux seuls riverains. La faute à l’affreux couvre-feu. Peut-être revenir un de ces quatre matins, le plus tôt possible. Ne pas trop attendre car l’obscurité perd du temps de vie chaque jour davantage. Inexorablement. Bientôt, il sera trop tard pour retenir la nuit.
*Parmi mes clics de cette semaine, l’excellent billet de Radio Fañch dédié à un podcast merveilleux, Les Nuits du bout des ondes. Voyager parmi des trésors de la radio de nuit en suivant un guide prénommé Jean, chauffeur de taxi à Paris. Six épisodes à déguster au calme. Prendre le temps de laisser travailler la mémoire. Savourer la pleine remontée du plaisir en retrouvant des voix que l’on croyait à jamais perdues.
J’y serais bien resté une semaine entière sur cette île, mais quelques heures avant de m’y retrancher, j’avais promis à la traductrice en provençal de mes portraits de villageois de répondre au plus tard ce lundi à son mail (elle sollicitait des précisions sur quelques appellations paysannes des étoiles.) Du coup, je me suis reconnecté dimanche à internet, m’offrant ainsi un bonus d’une journée sur ce qui était prévu.
Mardi dernier vers vingt trois heures, juste après avoir capturé depuis Twitter – et classé dans l’application Notes de mon IPhone – cette photo d’Edward Ruscha – elle m’a plu parce j’ai imaginé un refuge tout là-haut, dans une contrée où les glaciers seraient encore épargnés par la folie destructrice des humains et où je pourrais m’installer – j’ai débranché d’internet ordinateur, tablette et smartphone. Me suis refusé de couper la fonction téléphone de ce dernier pour pouvoir rester joignable par mes proches. Comme chaque soir, j’ai lu. Longuement. Plus paisiblement que d’ordinaire car débarrassé de mon habituelle et récurrente tendance à m’arrêter sur tel ou tel passage du livre en cours, le transformer en citation à poster sur Twitter. Fut-ce difficile de me priver de ce partage ? Pas vraiment. Je me suis simplement interrogé sur ce que signifiait au fond ce besoin de renvoyer vers les autres – quels autres ? – quelques éclats de phrases, quelques pensées exprimées par tel ou tel auteur. Désir de se sentir lié aux autres – quels autres – ? Besoin d’être reconnu comme membre de la communauté des lecteurs ? Un peu des deux je crois. En tous cas, j’ai apprécié de me délester de cette sorte de tic, soulagé de me retrouver tout seul face à mon livre et de me dédier entièrement à sa lecture.
Pendant ces quatre jours sans internet, j’ai dévoré quelques livres sur mon île. Terminé « Marseille Festin », de Delphine Bretesché, conseillé par Anne Savelli. Lu quasiment d’une traite « De pierre et d’os » de Bérengère Cournut, l’histoire d’une jeune fille inuit soudainement livrée à elle-même dans l’immensité de la banquise. Repris la lecture de « Schubert, le promeneur solitaire », la biographie du maître du Lied. Avalé « Autoportrait » d’Édouard Levé reçu enfin par mon libraire – suis allé le saluer jeudi après le marché -. Découvert les étonnantes et parfois déroutantes facettes de la personnalité du peintre et photographe. J’aurais voulu en savoir un peu plus sur ce grand admirateur de Georges Perec et donc effectuer quelque recherche sur le web. Internet m’a manqué à ce moment-là. Idem lorsque j’ai souhaité prolonger la lecture de certains articles du Monde Diplomatique de février reçu mardi au courrier. Je me suis dit que ça pourrait attendre. Se couper du web exige d’être clair sur ses priorités et de se discipliner. J’apprécie l’infinie ouverture qu’il offre mais souvent, je me sens envahi par l’immédiateté et la souplesse qu’il permet. Pas d’île numérique sans limites à se poser, sans renoncements à assumer.
Sur mon île, dès le lever, j’ai apprécié de mettre à distance mes outils numériques. Le téléphone surtout. Je ne l’ai pas allumé au saut du lit, comme je le fais depuis tant et tant de temps. Ai écouté le rossignol chanter depuis le toit d’en face sans me précipiter – comme souvent – pour l’enregistrer avec le dictaphone intégré au smartphone. J’ai petit déjeuné sans lui. J’ai sans doute mangé mes tartines avec davantage de concentration. De plaisir ? N’ai pas ressenti le besoin de cliquer sur l’application météo pour me renseigner sur le temps du jour. Être coupé du flux de l’actualité ne m’a pas dérangé. J’ai goûté la quiétude liée au renoncement à l’appel de l’appareil, à sa voracité. Me suis trouvé plus disponible pour échanger avec ma femme et mon fils. L’absence de connexion ne m’a perturbé à aucun moment de la journée, sauf peut-être aux toilettes.
Lors de ma promenade quotidienne, peu m’a importé de mesurer combien de kilomètres j’avais parcouru et combien de calories j’avais perdu. Le téléphone est resté à la maison, mercredi excepté pour photographier ces pensées transies de pluie en face de la maison. Sinon, pas du tout eu envie de lier – comme si souvent – mon regard sur la ville et la nature à la possibilité de quelques clichés à partager plus tard sur les réseaux sociaux. J’ai juste désiré marcher et regarder, écouter, savourer. Rien que pour moi. Et la musique ? Comment l’écouter sans internet, puisque point d’Apple Music. Point de panique… j’ai fouiné dans la pile de mes vieux CD remisés au fond de l’une des étagères de la bibliothèque et le tour était joué ! À l’ancienne. Ce furent de bien agréables retrouvailles avec Thelonius Monk, IAM, Rostropovitch, Rubinstein, Horowitz, Tiken Jah Fakoly, Moussu T et Schubert.
À présent reconnecté, je sais que sur cette île ainsi découverte, je peux retourner quand je veux. Je n’attendrai pas cent sept ans. Dès que le désir naîtra en moi de faire un pas de côté, de reprendre le contrôle, de m’extraire du tourbillon et du tumulte webien, je m’y retirerai. Déjà, les effets – les bienfaits ? – de cette courte aventure sont palpables : depuis dimanche, je n’ai ni tweeté, ni retweeté, ni posté de photo sur les réseaux, je ne suis pas retourné sur Facebook. J’ai fait deux recherches sur Google (Edward Ruscha, Édouard Levé), répondu au mail de la traductrice de mes textes et échangé quelques messages avec Anne Savelli à propos de la suite de son projet – aux côtés de Joachim Séné – Nos Îles numériques auquel je suis heureux d’avoir participé. Parce que pendant quatre jours, je me suis senti plus libre.
Impromptus – Franz Peter Schubert – Alfred Brendel au piano
Choisir une île. S’échapper de la côte et du territoire connu. S’extraire de la routine des heures et partir vers le large. Embarquer. Laisser affleurer l’ivresse douce offerte par l’air marin et le léger roulis. Me souvenir de mon grand-père corse qui navigua toute sa vie entre Marseille et son île natale, calé dans la salle des machines. Sur le pont, écouter l’avancée du bateau. Longer les balises colorées de rouge et de vert. Deviner les montagnes blanches de neige, là-bas au loin. À même pas une demie-heure du port de Cannes, débarquer sur l’île Saint-Honorat, la plus petite des deux îles de Lérins. Mille cinq cents mètres de long sur quatre cents mètres de large, pas plus. Ce micro-territoire accueille des moines depuis l’an 410. Bénédictins d’abord. Cisterciens depuis 1867. La communauté d’aujourd’hui est réduite à une vingtaine de moines, âgés de trente à quatre-vingt dix ans. Retranchés dans leur cloître, leurs salles communes et leurs cellules, ils ont choisi de « se laisser façonner par Dieu ». À distance de notre monde, celui des non-reclus. Isolés derrière les murs de leur abbaye, ils sont invisibles, sauf lors de la messe quotidienne.
Dieu Saint – Louange du soir – Vêpres (Invitatoire) – Abbaye de Lerins – Matin du Monde (Chants des Abbayes Cisterciennes)
Arrivé trop tard sur l’île. Tu aurais aimé entendre leurs voix, leurs chants, leurs prières. Tu ne les approcheras pas. Il te faudra revenir après l’hiver pour les apercevoir travailler leurs vignobles. Alors, tu laisses aller tes pas sur le sentier qui fait le tour de l’île et tu écoutes la mer.
La mer, sans doute l’entendent-ils depuis leur monde. Sans doute apprécient-ils son chant. Sans doute leur permet-elle de se sentir encore plus proches de ce Dieu mystérieux auquel tu crois par intermittence, toi. Ce Dieu d’amour et créateur – paraît-il – que tu grondes de plus en plus souvent parce qu’il ne fait rien pour empêcher la saloperie du monde.
Nos îles numériques. Voilà quelques semaines que je rends visite à ce site imaginé par deux écrivains découverts et rencontrés sur le net, Anne Savelli et Joachim Séné. D’entrée, ils ont affiché la couleur : notre projet d’écriture utilise le web pour en cultiver la richesse et en contrer les effets néfastes. « Richesse et effets néfastes » résonnent en moi depuis si longtemps que j’ai choisi de participer à l’enquête qu’ils proposent, dédiée à nos rapports avec le numérique, à nos histoires de connexion, aux perturbations et aux bonheurs que le net engendre. Dans la dernière étape de leur enquête, Anne et Joachim proposent d’inventer ses lieux de refuge, de repos. Ils suggèrent aussi de se déconnecter d’internet – trois jours, une semaine ou un mois – et d’imaginer un lieu où vivre cette expérience – son île numérique – où se connecter à ses premières émotions, à ses premières sensations à l’écart du web. À l’écart du tumulte des clics, des scroll, des notifications et des réseaux sociaux. Allez, banco ! Je me laisse tenter. Dès demain, je me déconnecte du net. Pendant trois jours. Sans appréhension. Excité par le choix de ce petit voyage vers une île inconnue. Désireux de me laisser façonner par sa découverte, tel un moine de l’ordre des déconnectés. La semaine prochaine – à moins que je décide de prolonger l’aventure – je tenterai de raconter ici comment je l’aurai vécue. D’ici là, musique, avec un morceau dont j’ai commencé à étudier l’arrangement pour violoncelles, dans le petit orchestre auquel ma prof m’a invité de participer.
Sur les hauteurs de Cannes j’ai croisé un gabian paisible juché sur une murette et qui contemplait la ville. Il n’a pas bronché lorsque je me suis approché pour lui demander où il nichait, s’il avait des petits, s’il appréciait la vue depuis le Suquet. Il a juste esquissé quelques pas de côté quand il a vu que je cherchais à percer le mystère de son œil jaune assorti à son bec et ses pattes palmées. Puis il est allé se poser en contrebas sur un petit mur en briquettes bistres comme des tomettes. J’avais encore quelques questions à lui poser, alors je suis descendu vers lui sans me presser, en savourant la lumière vive de janvier au bord de la Méditerranée. Lorsque j’ai voulu prendre place à ses côtés, il s’est envolé. Je l’ai photographié. J’aurais bien aimé qu’il m’offre son rire acidulé, mais même pas. J’ai seulement entendu remonter de la ville des cris d’écoliers à la récré et une sirène de bateau de retour des Îles de Lérins. Un de ces quatre, il faudra que j’aille goûter au silence qui entoure les moines de l’Île Saint-Honorat. Les gabians y vivent nombreux paraît-il.
Un autre matin s’est levé sur les yachts alignés le long de la jetée Albert Édouard, derrière le Palais du Festival. Désertés pour la plupart. Vides de présence humaine, vigiles et agents d’entretien exceptés. Pavillons multicolores, odeur de fric, éclats de luxe, relents de paradis fiscaux. Silencieuse nausée rythmée par le frottement à peine exaspéré des cordes et des bouées sur les coques rutilantes en bord de quai. Culbute de mots et de rime pauvre dans ma tête. Voyage, sabotage, partage, ravage, dommage, abordage.
Mon écoute-podcast de la semaine. Des mots d’adieu à la radio. D’ultimes poèmes avant le départ vers la mort. L’émission L’Expérience sur France Culture les donne à découvrir : « Tombez, fleurs de cerisiers » : 1945, derniers mots de kamikazes japonais. Bouleversant voyage sonore autour des nombreuses lettres adressées à leurs familles, leurs enfants, leurs amis par de tout jeunes soldats, au dernier jour de leur courte vie, la veille de leur ultime mission à bord de leurs avions-suicide. Ces poèmes pour quitter le monde prolongent une tradition aristocratique et lettrée, pratiquée jadis par les moines et les samouraïs.
Envie de rester encore un peu au Japon, et de partager ces trois merveilles dénichées sur Twitter, signées Keizaburo Tejima (Les cygnes), Shiho Sakakibara (Le prunier et la mésange) et Kiyoshi Niiyama (Le temple sous la neige).
Le retour des engelures, de la goutte au nez, de l’écharpe épaisse et du bonnet. Le givre sur les feuilles, quelques flocons savourés comme des friandises. Et voilà le désir de Fuji qui renaît.
Ce rêve de monter jusqu’à son sommet se réveille aussi en été lorsque je pars marcher face aux Pyrénées. Mais voilà l’hiver venu et sans trop savoir pourquoi, le désir d’aller un jour tout là-haut se fait encore plus vivace. Chez mon libraire préféré, j’ai aggravé mon cas en dénichant le livre de Dazai Osamu, Cent vues du mont Fuji, dont l’un des récits est dédié à la mythique montagne japonaise. « Ce soir-là, le Fuji était magnifique. Vers dix heures, mes deux compagnons me laissèrent pour rentrer chez eux. Ne dormant pas, je sortis. J’avais gardé ma veste d’intérieur. La lune jetait un vif éclat sur le paysage nocturne. Merveilleux spectacle : sous les rayons de la lune, le Fuji, translucide, avec ses reflets bleutés. Était-ce un renard qui l’avait ensorcelé ? La montagne, bleue comme l’eau ruisselante. Éclat phosphorescent. Feux follets. Étincelles. Lucioles. Hautes herbes. Kuzuno-Ha. Je marchais tout droit dans la nuit. mais avec l’impression d’être sans jambes. Seul résonnait avec clarté le bruit de mes sandales. – dont on eût dit qu’elles ne m’appartenaient pas, que c’étaient des êtres totalement indépendants de moi. Je me retournai doucement et regardai le Fuji. Il était comme une flamme aux reflets bleus flottant dans le ciel. » Me languis d’aller le voir de près. De jour comme de nuit. Et pourquoi pas avec mon James sur le dos ?
Ce concerto en mi mineur d’Elgar, interprété par l’étoile filante Jacqueline du Pré au violoncelle (Daniel Barenboïm à la baguette de l’Orchestre Philharmonique de Londres en 1967), est l’une des œuvres préférées de la violoncelliste Claire Oppert, reçue par Chloë Cambreling sur France Culture et découverte en podcast cette semaine. Quelle découverte ! La musicienne a choisi d’orienter son art vers le soin et de devenir thérapeute musical. Elle a commencé à jouer d’abord auprès de jeunes autistes, puis auprès de femmes et d’hommes qui vivent dans des Ehpad, et puis dans des unités de soins palliatifs. La musique qui soigne, qui apaise, parce qu’elle parle à l’intelligence du cœur. Parce qu’elle a la capacité d’aller chercher à l’intérieur de chacun ce qui est encore intact et source de joie.
Une apparition dans le port de Cannes. Ce cygne en face du vieux quartier du Suquet. Affamé, le pauvre. Il s’est approché lorsqu’il m’a aperçu sur le quai. N’ai eu rien d’autre à lui offrir que mon émerveillement. L’ai salué et lui ai confié un autre de mes rêves, tiens, tout aussi vivace que celui du Fuji : réussir à jouer un jour sur mon James ce morceau-là :
Le Cygne de Saint-Saëns – Yo-Yo Ma, violoncelle et Kathryn Stott, piano
Se sentir un peu ours sur les bords. Ou marmotte. Tortue aussi. Penser l’hibernation tout en promenant. Deviner soudain les petites taches noires sur la partition embrouillée des nuages. Imaginer une destination à ces nuées d’oiseaux. Près de l’océan, là-bas.
De retour, retrouver James, mon cher violoncelle. Une bonne heure. Comme chaque jour. Réviser les morceaux déjà appris : L’Ave Verum de Mozart, la petite berceuse de Brahms (Wiegenlied opus 49, N°4) et puis Das Blümchen Wunderhold de Beethoven. Pour la première fois, réussir à jouer ce petit lied sans crisper les lèvres, en cherchant le plus de relâchement possible dans les bras, les doigts et notamment main droite, celle qui tient l’archet. Sentir James vibrer contre ma poitrine et le haut de mes cuisses. Plaisir physique. Mesurer les progrès à toutes petites touches. Peut-être ce mois-ci, la découverte de la quatrième position. Vraiment hâte, mais… apprendre le cello, c’est une école de patience et d’humilité.
Non-loin du poêle, prendre le temps d’écrire. Retravailler Mireille la Trompettaïre et Aimé le cantonnier avant d’envoyer les deux textes à Céline pour traduction en provençal. Lire dans le semainier d’Anne Savelli « trouver enfin un éditeur ou une éditrice pour Volte-face, mon livre sur Marilyn Monroe ». Bauduennois.e.s anonymes et Norma Jean Baker, même combat… Continuer de fuir les news – télé, radio – , lire dans Le Monde Diplomatique un article passionnant consacré à la résurgence de l’antisémitisme en Allemagne et aux politiques de mémoire instrumentalisées par l’anticommunisme. (https://www.monde-diplomatique.fr/2021/01/COMBE/62660 ) Et puis retrouver avec bonheur, en podcast, Paul Auster, invité de la Masterclasse d’Arnaud Laporte, sur France Culture. « Je crois qu’il faut beaucoup lire et beaucoup vivre pour écrire », confie-t-il. Ça me plaît bien. Vivant je me sens, malgré le mode hibernation. Et lecteur vorace aussi, de jour comme de nuit. Ce n’est pas Herr Edgar Hilsenrath qui dira le contraire.
2020 est derrière. Une année à oublier, je lis ça de ci de là. Comme si la mémoire était affaire de volonté. De choix. De tri. D’enfouissement. Elles s’accumulent, mes années et je n’oublierai pas plus celle-ci que les autres. Alors, je rembobine. 2020 donc. Sur le papier, ça faisait joli ces deux 20 collés serrés. Ça évoquait le 20 sur 20. La note ultime. Le top niveau de l’excellence. Voyons voir…
Janvier. Papa chute le 2 en promenant Choupette. Ensuite, peur de sortir. Puis goût de vivre qui s’évanouit tel une bougie à bout de souffle. Il s’en ira rejoindre le Grand Tout le 22 février. Pour toujours et à jamais. À peine un peu plus d’un mois après son 89ème anniversaire. Paul James Schulthess repose au Jardin du souvenir. Misha Maisky joua Bach et accompagna ses cendres au pied de l’arbre. Nous l’écoutâmes religieusement. Dernières volontés respectées. Parti en paix, le vieil Instituteur de la République.
Écrire. Le carnet noir se remplit de phrases. D’histoires courtes. Elle se passent toutes à Bauduen, le village natal de ma grand-mère maternelle. Ce sont des portraits de villageoises et villageois du temps de ma jeunesse. Chacun sera traduit en provençal, la langue que parlait Mémé à la maison mais interdite à l’école. À qui parleront-elles, ces histoires ? L’ignorer. Est-il important de le savoir ? Écrire pour soi d’abord, mais peut-être se mettre en quête d’un éditeur en 2021. Rêver d’un livre illustré.
Février. Les premiers mimosas de l’année. La fleur préférée de Papa, né à Nice. Éternuer en approchant le nez de ses boutons parfumés. Déplorer qu’elle soit si fugace.
Mars. Découvrir en promenant une tombe en bord de mer, sur une île lointaine. Quelle belle vie pour le futur !
Nous voilà confinés. Se souvenir du phare miniature auprès des flots. Pour éclairer quels chemins ? Guider vers quels ports ? Vers quelles rencontres ? Vers quelles tempêtes ? Se souvenir de Yann Paranthoën au Phare des Roches Douvres. Magique, le documentaire.
Avril. Donne-nous aujourd’hui nos fleurs de chaque jour. Arbres chéris, c’est tellement beau de penser aux abeilles.
Mai. Les rides sur le front de Papa jeune. Ne les ai jamais remarquées. D’où puisait-il sa fatigue ? Instituteur. Syndicaliste. Militant communiste. Tant de réunions et tant de trajets en Solex le soir après l’école. À son retour, j’entendais les graviers crisser dans l’allée. Le pas plus lourd qu’à l’aller. Il y croyait aux lendemains qu’il imaginait. Sans doute ne dormait-il pas assez.
Juin. Choupette prend le soleil auprès de ma sœur. Elle rêve, j’en suis sûr. Là-haut ou là-bas ou nulle part, Papa et Maman dorment tranquilles. Choupette, j’aimerais te caresser un peu comme avant et te gronder aussi lorsque tu aboies pour un oui ou pour un non et que tu me casses les oreilles.
Juillet. Retrouver les petits-fils. Ils sont si beaux. Rajeunir soudain d’une année. Mais oui. Savoir que désormais ils ne seront plus aussi loin de ma maison. Déguster cette offrande de la vie.
Août. Le seul concert de l’année. Gautier Capuçon à vingt mètres de nos chaises. Se pincer. Un cadeau offert et partagé avec Marie-Laurence, ma professeur de violoncelle. Sublime soirée. Les mots si gentils du maestro, lorsqu’il m’accueille dans sa loge. Si encourageants et chaleureux qu’ils me portent chaque fois que je prends James, le cello offert par Papa. James fut son second prénom. Mon cello joue aussi pour lui.
Septembre. Un an de plus au compteur. Soixante-six. Ça calme. La mer ne m’en veut pas. Elle m’accueille toujours. Tant d’anniversaires à fêter ce mois-ci. Partir partager la Méditerranée. En Espagne et à Cannes.
Octobre. Re-confiner. Se retrancher du dehors. La vie de tant et tant de gens en ruines. Ne point les oublier. Ne jamais pardonner aux massacreurs des hôpitaux.
Novembre. Remonter à vélo. Retrouver le vieux copain italien. Se bouger. Tourner les jambes. Faire monter le cœur. Remplir l’attestation. Ravaler sa colère. Respirer encore et encore. Aller saluer les brebis. Savourer.
Décembre. Voir Venise et hurler. Accepter le jaillissement des insultes adressées au vieux monde qui brime, exploite et opprime. Ce vieux monde soumis aux lois de l’argent. Aux profits des gros. Au mépris du plus grand nombre. Se promettre de ne pas en rester là. De résister coûte que coûte aux casseurs de vies et aux briseurs de rêve. Ça commence ce matin.
Ludovico Einaudi – Una mattina – Gautier Capuçon au violoncelle & piano
Si lointains, si proches sommes. Leitmotiv de ces jours derniers, d’où que nous ayons osé contempler la lune et ses escapades, de la cime des pins jusqu’à la mer, du fond des campagnes jusqu’au creux des villes. Lointains, les horizons partagés. Proches, les espérances murmurées les yeux dans les yeux ou devant l’éternel vide du ciel. Bientôt évanouies les notes joyeuses de la fête. Tenter de mesurer la distance qui nous sépare encore et toujours de nos rêves de justice et de paix.
L’hiver se faufile en douce entre deux éclats de lumière. Sois la bienvenue, saison du ralentissement ! Il paraît que tes oripeaux de froidure vivifient le sang tout autant qu’ils le glacent face à la « saloperie du monde », comme l’écrivait Jean-Claude Izzo. Jusqu’à l’an nouveau, continuer de serrer les dents, ravaler sa colère, faire le dos rond. Ensuite, il sera grand temps de songer à réchauffer nos âmes.
Gymnopédie 1 de Erik Satie – Gautier Capuçon, violoncelle – Orchestration de Jérôme Ducros
Entamer l’hiver nouveau auprès des oiseaux, près de la mer et du long étang où quelques pêcheurs tuent leurs heures, ignorés des canards et des poules d’eau. M’extirper des espaces de la ville où suintent la claustrophobie et la phobie tout court. Mesurer mon incapacité à nommer les êtres qui volètent et s’agitent autour des barques. Me contenter de suivre leur ballet et de savourer l’acidité de leurs petits cris. Ne comprendre rien de rien à un langage vivifie l’humilité, nourrit l’imagination, excite la curiosité.
« Pourquoi les oiseaux chantent » Dévorer cette petite merveille de livre – recommandé par mon libraire – et en ressortir sans voix devant le profond mystère de la création. Noter que les oiseaux chantent parce qu’ils s’aiment, se haïssent et voyagent. Retenir que pendant la Grande Guerre, Jacques Delamain tint son Journal d’un ornithologue. Extrait : « Les Moineaux piaillent, pendant que le bruit des 75 déchire l’air. Le Rossignol de muraille fait entendre sa note triste. Un 77 allemand tombe à une cinquantaine de mètres du bureau. Un Merle chante dans le lointain. Une Hypolaïs polyglotte chante sous le départ des coups de 90. Je remarque pourtant qu’une interruption de deux ou trois secondes a lieu aussitôt après la détonation, mais pas toujours. Par contre, une Fauvette des jardins ne suspend pas sa petite strophe commencée sous un coup de 90… » Delamain offre une initiale majuscule à chacun des oiseaux observés. Respect.
Le premier soleil d’hiver étire les secondes et lance quelques poignées de lumière en plus. Oser un bain de mer. Nager sans compter les minutes. Interroger un souvenir lointain : mes cheveux dans la mer. Le confronter au présent : mon crâne nu entenaillé d’eau frisquette. Tirer la langue au temps qui file, aux saisons qui défilent et replonger sans retenue. Face à l’horizon, tenter de visualiser le rallongement des jours vers le printemps. Déjà.
Garçon Souris : – Il paraît qu’on s’en va aujourd’hui…
Fille Souris : – On s’en va où ?
G. – On se lève et hop !
F. – Comment ça, hop ?
G. – Le magasin rouvre, quoi !
F. – On redevient essentiels ?
G. – Il paraît que oui
F. – Et le virus alors ?
G. – Tout pareil
F. – Tout pareil quoi ?
G. – Il est toujours là
F. – Rien ne change alors ?
G. – Si, Noël approche !
F.- On va revoir le soleil alors ?
G. – Peut-être
F. – Pas sûr ?
G. – Il faudra se faire acheter !
F. – Et si personne ne veut de nous ?
G. – Nous resterons cloîtrés au pays des jouets
F. – On est bien quand même ici sur nos petits fauteuils
G. – Mouais… ça manque de vie, tu ne trouves pas ?
F. – La vie, c’est donc dehors que ça se passe ?
G.- La vraie vie, ce n’est pas dedans
F. – La vraie vie, c’est au-dedans de soi aussi
G. – Oui, oui. Mais pas de dedans de soi sans le dehors
F. – Tu philosophes maintenant ?
G. – Depuis le printemps, j’ai appris ; nous avons eu le temps de réfléchir, non ?
F. – Donc là, toi tu dis Youpi Tralala ?
G. – Je dis Ouf, surtout !
F. – Ouf, tu sais, c’est fou à l’envers…
G. – Oui, oui, c’est fou ! À l’image de nos vies…
Oui Oui au Pays des Jouets – Générique
Contribution #25 J’accueille aujourd’hui les photos et les mots de Delphine. Mille mercis !
Sur les hauteurs de Foix. De là-haut, rien n’a changé…
En suspension, hors du temps, retrouver la foi, miracle de la nature.
Rien n’a changé.
Un jour, un jour – Jean Ferrat chante Aragon
Remerciements chaleureux à Claude, Dany, Mimi, Dominique, Éric, Josie, Chantal S. C. , Anne, Noémie, Christine, Zoé, Chantal H. , Romain, Georges, Joss, Momomi, Toshiko, Paule, Annick, Franck, Mireille, Patricia et Delphine pour leur amicale participation au feuilleton, en photos et en mots. Ce fut un grand plaisir de lecture et de partage.
Oui, ils nous bastonnent. Oui, ils nous passent à tabac. Oui, ils nous contraignent. Oui, ils nous humilient. Oui, ils nous serrent la vis. Oui, ils n’ont pas de figure. Oui, ils nous pompent l’air. Oui, ils se croient tout permis. Oui, ils nous épouvantent. Oui, la casse va être terrible. Oui, nous nous souviendrons que nous avons eu peur. Oui, nous avons honte. Oui, nous sommes en colère. Oui, nous gardons la foi. Oui, la vie retrouvera un visage paisible. Oui, un jour, ça finira par passer. Oui, la route se dégagera bientôt. Oui, nous nous reprendrons à chanter et semer ensemble. Non, nous n’oublierons pas. Non, nous ne pardonnerons pas.
Esperanza – Ryon
Contribution #24 J’accueille aujourd’hui les photos et les mots de Patricia. Grand merci.
Il renferme bien des secrets, le lac où baigne mon village. Bien des souvenirs aussi. Du temps où nous vivions dans l’insouciance. Comme en apesanteur, dans cette Haute-Provence baignée des dieux. Mais l’accord parfait de ce ciel et de cette eau nous donne confiance en des jours plus souriants, plus paisibles, plus joyeux, plus légers. Comme au temps d’avant…
Comme un soudain désir de mer, de flots, d’embruns, de vagues qui tapent, d’écume qui danse, de palmes et de tuba, de nage vers le large, d’yeux qui piquent, de rochers salés, de crabes qui pincent, d’algues qui glissent, d’arapèdes qui s’accrochent, de poissons qui promènent, de coquillages qui coupent, de bateaux qui croisent, de gabians qui crient, de soleil qui cuit, d’horizon qui se dégage. Désir, ô désir, calme-toi, mon ami ! Tempère-toi si tu le peux ! D’ici, la mer t’attend hélas bien au-delà des vingt kilomètres autorisés. Alors, prends le large autrement. Évade-toi sur d’autres voies et poursuis ton inlassable et pénible marche sur les sentiers de la patience…
Well You Needn’t – Thelonius Monk (Live à Paris 1961)
Contribution #23 Accueillons aujourd’hui les photos et le texte adressés par Mireille. Mille fois merci !
Malgré cette période difficile, je voudrais être optimiste car je me sens privilégiée tous les matins lorsque j’arpente toutes ces jolies petites rues du Roucas et que j’aperçois cette belle Méditerranée si bleue si calme et solitaire sans les bateaux. Je recharge mon esprit de positif et je reprends espoir. Alors je voulais partager ce moment de bonheur avec ceux qui n’ont pas cette chance. Bonne journée à vous tous !
Le Moment. C’est un bien joli nom pour une librairie indépendante. Laure et Olivier, les libraires de la commune où je vis l’ont choisi. Avant le re-confinement, il m’aurait fallu l’écrire au pluriel parce que j’y passais du temps au Moment. Régulièrement. C’était essentiel de venir y flâner, échanger avec eux, s’entendre suggérer une lecture, conseiller un auteur, partager un coup de cœur, se laisser tenter et souvent acheter illico. Essentiel, oui. Depuis début novembre, ces moments se sont fait forcément moins nombreux et surtout très fugaces. Il a fallu se résoudre au clique et collecte. À chaque fois, entrer pour payer, prendre le(s) livre(s) puis ressortir dare-dare. Très frustrant pour eux comme pour moi. Mais bon, pas question de se couper les uns des autres. Le lien n’est pas rompu et c’est déjà ça. La pile de mes livres commandés par téléphone puis collectés s’est agrandie et ça n’est pas fini. Provisions pour l’hiver et les mois de claustration supplémentaires qui se profilent. Essentiel aussi de bien prendre la mesure de ce que l’adjectif non-essentiel – nos gouvernants n’ont quand même pas osé imposer d’en fabriquer des étiquettes en grosses lettres à coller sur les vitrines – a pu et peut encore provoquer comme colère, dégoût, sentiment d’injustice et d’humiliation chez Laure et Olivier tout comme chez tous les commerçants * contraints de rester fermés depuis toutes ces semaines, sauf pour le clic and collect. Et même si les librairies et autres commerces – à l’exception des restaurants et des bars – pourront rouvrir ce samedi 28 novembre, il est essentiel de ne pas oublier qui sont les responsables de cet abandon majuscule. Pas de pardon pour ces saboteurs de la culture et de notre vivre ensemble, qui permettent sans état d’âme dans le même temps à Amazon de continuer à étendre son réseau en France.
Essentielles – Ibrahim Maalouf
* Quitte à être mis à poil par le gouvernement, on a choisi de le faire nous-même !
Olivier s’est associé aux commerçant.e.s et artisans solidaires – qualifié.e.s de non-essentiel.le.s – qui ont choisi de protester et de résister aussi en photo, lors d’une séance de pose qui décoiffe. Sauras-tu le reconnaître ?
Ressortir le vélo. Besoin de tourner les jambes, même condamné à rester loin de la montagne escaladée jadis mais aujourd’hui interdite. Me vêtir chaudement car ça commence à pincer. Tirer sur les cuisses quand ça monte un peu. Grimacer. Respirer plus vite. Plus fort. Souffler. Retrouver la bonne trajectoire vers le bas de la pente. Réentendre le petit clic clic clic métallique du pédalier en roue libre. Savourer le tout léger frottement de la chaîne sur les pignons en ajoutant quelques dents. Aller saluer en vitesse mes copines les brebis. Leur lancer quelques bêêêêêê. Sourire de leur indifférence. Me remettre en selle. Pédaler souple. Savourer l’air frais sur les joues. Revisiter le Ventoux et l’Izoard, par flashes teintés de plaisir et de souffrance. Me rappeler les si précieux mots de Franck et de son papa qui me portèrent un jour avec amitié jusqu’en haut de l’Aubisque et du Tourmalet. Un coup d’œil sur la montre. Me résoudre à m’arrêter au bout d’une heure. Maudire les interdits absurdes. Envoyer au diable les faiseurs de lois liberticides. Lancer ciao bello ! à mon vieux Bianchi en le remisant. Me languir de la prochaine sortie. Rêver à une randonnée tout là-haut avec mon ami. Accueillir sa photo et ses mots, pour la contribution #22 Mille fois mercis, Franckie !
» Ce n’était rien qu’un peu de miel, mais il m’avait chauffé le corps, et dans mon âme il brûle encore à la manière d’un grand soleil. » Ne serait-ce qu’un instant, revenir dans le temps…
Depuis quelques jours, me voilà plongé dans le roman fleuve d’Herman Melville et accompagné de Moby Dick presque partout. Longer de larges demeures aux murs tout blancs, elle apparaît en plein soleil. Entendre le vent s’engouffrer dans une ruelle, la voilà qui se met à souffler. Devant ce jet d’eau, tout en haut d’un boulevard au visage charmant et paisible comme celui de l’océan avant le surgissement de la blanche baleine géante, Moby Dick n’en finit pas de respirer par son évent. Au stade de ma lecture, le monstre n’est pas encore apparu mais je sais qu’il ne tardera pas. Je me languis de le découvrir. Pour l’heure, je navigue paisiblement sur un baleinier, juché au poste de vigie et je savoure le voyage :
« Les trois hauts mâts dont occupés constamment du lever au coucher du soleil, les gabiers de l’équipage y prenant poste à tour de rôle (comme à la barre), et s’y relevant de deux heures en deux heures. Sous les cieux sereins des tropiques, c’est chose extrêmement agréable que d’être de vigie ; non, non ! pour un esprit méditatif et rêveur, ce sont de pures et suprêmes délices. Vous êtes planté là-haut, à quelques cent pieds au-dessus des ponts où l’on entend plus rien, déambulant à travers l’océan comme si les mâts étaient pour vous d’immenses échasses ; cependant qu’à vos pieds, entre vos jambes mêmes dirait-on, naviguent dans les eaux les plus fabuleux monstres de la mer, exactement comme autrefois passaient les voiles des bateaux entre les bottes du célèbre Colosse de Rhodes. Vous êtes là, perdu dans l’infini de la houle incessante et le déferlement immense des vagues de la mer ; pas d’autre bruit que le souffle de ces eaux. Le navire en extase se berce avec indolence et lenteur ; des alizés, les somnolentes brises vous caressent ; tout en vous se fond et s’évanouit en langueur. C’est que vous êtes la plupart du temps, dans cette vie de baleinier du Sud, dans une sublime ignorance de tous les évènements : pas de nouvelles à apprendre ; nulle gazette à lire ; nul article sensationnel avec des titres à tout casser pour des banalités, qui vous entraîne en des excitations indues… »
Another Day In Paradise – Phil Collins
Contribution #20 Ce sont les photos et les mots de Toshiko, adressés depuis Kamaishi au Japon, que nous accueillons aujourd’hui. Grand merci ! ありがとうございます
Beau ciel ! Aujourd’hui, je suis allé à l’intérieur des terres. La préfecture d’Iwate possède l’un des observatoires astronomiques nationaux. Le directeur, le professeur Homma, est le représentant de l’équipe japonaise pour le Black Hole Photo Project lancé l’année dernière. Le ciel était très beau grâce au beau temps. Le paysage des rizières après la récolte du riz était aussi magnifique.
Contribution #19 Place aujourd’hui aux photos et au texte adressés par Paule. Gratitude.
Et les jours s’égrainent, inexorablement. Ils passent dans notre vie comme passent les nuages dans le ciel, parfois teintés de rose, parfois de gris. Le temps qui s’écoule nous prive désormais de tous ces voyages improbables, de ces longues promenades sur des grèves oubliées, sur ces sentiers de montagne esseulés, sur ces plages lointaines où les alizés font frémir les grands filaos, sur ces larges avenues où les feuilles des platanes tombent en pluie dorée l’automne venu… Mais, peu à peu reviendra l’espoir de réaliser nos rêves d’évasion et de liberté. Soyons confiants. Le bonheur, il faut le goûter lorsqu’il est là, à portée de notre main, de notre cœur. Intensément, pour que son souvenir vienne adoucir nos jours de grande nostalgie et accrocher un sourire sur nos lèvres…