Un cri infini

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J’ignorais qu’Edvard Munch fut travaillé par l’angoisse et le doute existentiel à un point tel qu’il
déclina cinq fois le motif du Cri, son tableau le plus célèbre.
Je l’ai pris en pleine face, ce hurlement, au détour de l’exposition que lui dédie le Musée d’Orsay .*
Cette version imprimée, tellement épurée, m’a encore davantage horrifié que le célébrissime chef d’œuvre au coucher de soleil rouge sang.
Je l’ai entendue m’interpeler cette silhouette décharnée, depuis la passerelle qui s’allonge au-dessus du Fjord d’Oslo presque abandonné.
Comme si une momie surgie du fond des siècles surgissait pour jeter à ma face toute l’horreur que lui inspire notre temps présent.
Comme si elle se rapprochait de moi en lançant avec rage : – vous n’avez rien appris, rien de rien ! Ni des pogroms, ni des camps de la mort, ni des génocides et vous continuez à vous vautrer dans la saloperie du monde !
Dans son journal, en janvier 1892, Edvard Munch écrivit : « Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait – tout d’un coup le ciel devint rouge sang. Je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture. Il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville. Mes amis continuèrent, et j’y restai, tremblant d’anxiété. Je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature. »

*jusqu’au 22 janvier, « Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort »

LeCriGrosPlan

De glace et en feu

C’est comme un pèlerinage. Chaque fois que je monte à Paris, il me faut aller saluer Van Gogh. Au cinquième étage du Musée d’Orsay – il me semble que la dernière fois il était accroché plus bas – deux tableaux m’aimantent, peints lors du séjour de Vincent à l’hôpital de Saint-Rémy-de-Provence en 1899, un an avant sa mort.

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D’abord l’autoportrait au fond turquoise et au camaïeu de bleus. Me revoilà aussitôt happé, empoigné, dérangé par ce regard où sourdent incompréhension, révolte, angoisse et tristesse. J’ai beau à chaque fois me rapprocher de la toile autant que possible et oser lui murmurer quelques mots doux et paisibles, Van Gogh reste de glace et en feu. En silence, il continue de me dévisager et il continue encore et encore.

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Alors, je prends congé et me rapproche de La Méridienne, dit aussi La Sieste, l’autre tableau qu’il me faut retrouver.

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Aussitôt, je retourne dans la Provence de l’enfance, aux abords de Bauduen, où naquit ma grand-mère. Ébloui par ces nuances de jaune, je me replonge dans des lieux alors encore épargnés par le Lac de Sainte-Croix. Me revoilà en plein été dans les champs – sous les eaux depuis bientôt un demi-siècle – transpirant auprès de mon grand-oncle Bertin, de son cheval et de sa charrette cafie* de foin. Il quittait le village à la fraîche, descendait sur ses terres et travaillait dur. Au mitan du jour, lorsque le soleil tapait sans pitié, il s’allongeait lui aussi dans le peu d’ombre des meules pour une petite sieste. Campé devant le chef d’œuvre de Van Gogh, c’est ainsi que je l’imagine, Bertin. Apaisé pour une poignée de minutes.

De cette Provence de jeunesse et de rêve, je m’éloigne toujours à regret. Surtout quand l’hiver s’obstine à peindre Paris de ce gris terne et glacé qui incite à retourner bien vite au musée.

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*cafi : rempli, gorgé, en provençal

Zoé et Zoé

 

Devant les tombes de Frédéric Chopin, de Guillaume Apollinaire et d’Édith Piaf, penser à toi hier, ma chère Mémé Zoé, qui aurais eu 128 ans ce vendredi 2 décembre.
Ne plus savoir si tu montas un jour à Paris autrement que pour travailler comme bonne à tout faire dans une famille de richards, comme tu les nommais.

Me demander si les Nocturnes parvinrent un jour à tes oreilles, si tu savais réciter Le Pont Mirabeau, si tu écoutais les chansons de la Môme dans ta Haute-Provence natale.

Devant ces tombes et tant d’autres, m’interroger aussi aux côtés de Zoé, ton arrière-petite-fille, sur ce que nous laissons lorsque nous partons, et surtout pendant combien de temps.
Ensemble, nous avons parlé de l’inéluctable évanescence qui est notre sort commun.

Toi qui croyais à la vie éternelle, de passage ici bas tu fus et seulement ainsi nous serons. Tout comme le furent Chopin, Apollinaire, Piaf, et tous les autres qui reposent ici sous la terre de ce Père Lachaise habité de tant d’arbres, de fleurs, de corbeaux et de mémoire.
C’est ce qui nous prolonge, la mémoire. Elle nous rend immortels, mais à peine le temps d’une petite poignée de générations, avant de s’éteindre pour toujours..

Zoé ne t’a pas connu de ton vivant mais tu vis en elle, à travers ce qu’elle apprend de toi par mes mots en souvenir de toi.

C’est ton éternité, ma si chère Mémé.
Tu vis encore aussi à travers votre prénom commun.
Tout ceci survivra aussi longtemps que ne s’assèchera pas la mémoire de ce que nous fûmes.

Jusqu’à ce qu’un jour, sans prévenir, nous ayons toutes et tous à jamais disparu.

Retourner aux bouleaux

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Je me languissais de vous, mes chers bouleaux. Tous ces mois sans vous approcher, vous caresser, vous parler, vous embrasser. J’ai repris le chemin de la montagne et vous ai retrouvés. Jamais ne vous ai confié ce secret : vous êtes mes arbres préférés.

Votre écorce blanche est douce comme la peau des bébés. Vos crevasses ressemblent à des visages aux yeux et sourcils mystérieux et aux rides légères. Souvent, les regards que vous lancez au promeneur semblent perdus, comme figés dans le deuil car nulle réponse ne tombe dans la forêt. Parfois, bouleaux chéris, les tatouages et les hiéroglyphes que vous offrez évoquent des cœurs, des sexes féminins ou des continents à explorer.

Je reviendrai bientôt vous saluer.

Peut-être y aura-t-il de la neige…

 

On the Nature of Daylight (Transcription pour violoncelle et orchestre) – Olivia Gay et l’ Orchestre national de Cannes

Il reste tant d’un père

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Le regard bleu azur, le rire aux larmes parfois, la voix claire et grave, la sévérité portée en héritage, l’inévitable égoïsme d’un enfant unique, l’irrésistible appétence pour le chocolat, le fredonnement sans relâche, l’authentique vénération de Jean-Sébastien Bach, la constante aversion pour les possédants, la conscience incarnée de l’exploitation et de la lutte des classes, le constat douloureux de l’échec du communisme, l’addiction profonde à la lecture, la passion pour l’Histoire, le regret éternel de n’avoir pu l’enseigner au lycée comme il  en rêvait, car fils de pauvres, le dévouement de l’instituteur à ses élèves, le souci aigu de transmettre, l’amour sans bornes pour Marseille, la fierté intacte de son sang suisse, le penchant affirmé pour la mélancolie, l’attrait immodéré pour le mimosa, l’absence totale de peur de la mort, et tant et tant d’autres éclats de lumière et de mémoire qui me traversent et continuent de m’accompagner en silence, depuis deux ans jour pour jour maintenant que Papa est parti vers ce Grand Tout auquel il aspirait.

Bach – Abel – Prélude BWV 846/a – Arpeggio en Ré Mineur, par Lucile Boulanger à la viole de gambe

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L’âge de déraison

Papo

Papo, c’est mon éléphanteau. Tout nouveau, tout beau. Déniché parmi maintes peluches par mon épouse pour les décos de Noël. Dès que je l’ai vu, je me le suis accaparé. L’éléphant est mon animal préféré. En regardant Papo assis paisiblement sur son fauteuil, je jette vers le néant le souvenir douloureux du jour de mes 7 ans. Depuis tout petit, Dumbo, un éléphant en peluche et bourré de paille m’accompagnait dans la maison. Je lui parlais, le câlinais, lui confiais mes petites misères, le grondais aussi de temps en temps parce que j’aurais bien voulu parfois gronder mes parents mais je n’osais pas. Arrive le jour de mes 7 ans ! L’âge de raison, m’annoncent Papa et Maman. Tu es grand maintenant ! Plus besoin de doudou ! Débarrasse-t’en ! Enfant conciliant j’étais. Ni une ni deux, Dumbo finit dans le poêle à bois. Jeté par ma petite main. Je me souviens de mes pleurs en le regardant s’embraser à toute vitesse et se ratatiner en un petit monticule de cendres. Plus de soixante ans plus tard, Papo me fait entrer dans l’âge de déraison. Et c’est très doux quand un éléphanteau paisible sèche les larmes d’un Papet.

Son tout premier voyage

Nice

Hier, j’ai pris le train et traversé Nice, la ville natale de mon père.
Il y passa seulement six mois – ensuite, ce fut Marseille – mais il n’oublia jamais ses premières minutes vécues dans la ville de la Côte d’Azur.
En approchant de la gare de Nice-ville, tandis que le train battait comme un cœur empesé, je me suis souvenu du récit amusé que Papa me fit de son tout premier voyage dans ce monde.
Son cri initial fut si puissant, si douloureux et son corps si visqueux que mon père effraya l’accoucheur et échappa de ses doigts.
Une fraction de seconde à peine après l’amorce de sa chute vers le sol, la tête en bas, la main leste de la sage-femme le rattrapa par la cheville.
La peur rétrospective de perdre son fils ne quitta jamais ma grand-mère.
Enfant et jusqu’à tout jeune homme, Papa fut surprotégé, couvé tel un oisillon tombé du nid.
Il conserva cette fragilité jusqu’à son dernier souffle.
Bientôt deux ans déjà qu’il est parti pour son dernier voyage.
Hier, il aurait fêté ses 91 ans.

Emporté par la houle

J’aurais bien aimé jouer un peu avec lui. Approcher mon doigt de ses petites pattes claires. Doucement tracer un cercle autour de sa silhouette. Le regarder s’enfouir illico dans le doré du sable ou s’échapper en vitesse vers le bleu de la mer. Pas sûr qu’il aurait apprécié cette partie de cache-cache. Mais le jeu s’est arrêté avant-même de commencer. Il n’a pas eu peur. Lorsque j’ai tendu mon index vers son dos tacheté, il est resté immobile. Je l’ai abandonné parmi les débris de coquillages déposés sur le sable et je suis parti promener. À mon retour, le petit crabe mort avait disparu. Retourné à la mer. Emporté par la houle.

Le premier bain de mer de l’année

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Quand j’étais petit à Marseille, d’avril à octobre, j’allais chaque jour à la mer avec mes copains et nous nous baignions. Nous jouions sur les rochers, nous cherchions des crabes, nous pêchions des gobis ou des bavarelles, et lorsque les épaules nous brûlaient, nous sautions dans les vagues en riant et nous nagions longtemps. Du milieu de l’automne jusqu’aux derniers frimas du printemps, la mer, nous la laissions de côté. Nos jeux se déplaçaient vers les parcs voisins de nos maisons. Lorsque nous longions la Corniche, parfois nous nous arrêtions face au spectacle de quelques vieux qui s’offraient une baignade, qu’il fasse frais ou que le mistral se déchaîne sur la ville. Aujourd’hui, je vais à la mer en toute saison. Hélas pas tous les jours car je n’habite plus au bord de la grande bleue. Mais dès que je m’en approche, je ne résiste pas à ce plaisir. Hier, loin de Marseille, il faisait presque chaud près des palmiers et la mer était froide. Seize degrés, je crois bien. J’ai pris mon temps pour y entrer et j’ai nagé quelques minutes. Ce premier bain de l’année m’a replongé quelques décennies en arrière. Au temps de nos rires et de nos jeux d’enfants.