Shanghai est un adieu

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Sur l’écran lumineux en face de moi
l’avion du retour est à l’arrêt
près de dix mille kilomètres me séparent du sol natal
sept heures de décalage
douze heures de vol
le énième que je vis depuis plus de seize ans
peut-être le dernier d’ici à très longtemps

adieu Shanghai
tiendras toujours une place à part dans mon cœur
et les graines semées depuis tout ce temps
les mots appris les mots sus dits et écrits
continuerai à les arroser les faire pousser et les chérir

restent aussi
je les emporte avec moi
ces centaines d’images captées et de sons enregistrés ici
ils prolongeront la grande histoire
ne sais encore sous quel visage
mais le bébé sera beau j’en suis sûr

à présent
place au décollage
adieu la Chine
place à d’autres vols et d’autres voyages.

Shanghai est un sent bon

taxiretour

Dans le taxi qui te ramène à l’aéroport de Pudong tu aperçois les arches géantes du grand pont blanc franchi il y a un mois dans l’autre sens
heureux de tout ce que tu as vécu et vu et appris depuis
saisi aussi par le mal du pays
sans doute las d’étouffer dans cette ville si polluée si peu lumineuse si peu apaisée

dans cet ultime embouteillage tu t’amuses aussi de ces petites boules blanches roses et vertes qui trônent sur un socle en plastique près du pare-brise avec leur deux pompons mauves pour chasser les mauvais esprits
il y a du liquide dedans
ce n’est pas de l‘eau bénite
peut-être un sent bon un désodorisant bienfaisant
dehors l’air est déjà chargé de son lot de particules fines et de mauvaises odeurs
tu t’en vas et te dis que ça va être bon de changer d’air.

Shanghai est un trésor bouddhique

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Dans le ventre high-tech de la Tour Shanghai
ils se pressent par centaines pour découvrir une merveille d’expo dédiée aux grottes de Mogao et de Yulin
situées à Dunhuang dans la province du Gansu au nord-est de la Chine
reproduites en grandeur nature
elles sont réputées sous le nom de cavernes aux mille bouddhas sises sur l’ancienne route de la soie

grâce à la prouesse du numérique et de l’impression haute définition
tu remontes in vivo jusqu’à l’ère lointaine comprise entre les cinquième et sixième siècles
pour te recueillir devant le nirvana d’un Bouddha allongé de dix huit mètres de long

dunhuang1
puis contemples bouche bée dix manuscrits originaux sur rouleau de tissu ou de papier de jute
où figurent la transcription en chinois de sutras

parmi eux le Grand Sutra Prajna
traduit par un maître nommé Xuan Zang
sous la dynastie Tang
océan de sens et de mystère harmonie et paix
extrème précision des traits équilibre des caractères
n’en reconnais que quelques uns les plus simples à écrire et à mémoriser
un humain être cœur centre grand ciel et qui indique la négation
nécessaires et suffisants pour tenter d’ébaucher le portrait de l’humanité

sutra

à Dunhuang subsistent plus de sept cents cavernes riches en fresques peintures sculptures et autres reliques
patrimoine mondial de l’UNESCO elles font partie depuis près de trente ans d’un projet d’archivage numérique
histoire de faire face aux dégâts causés par les humains comme aux menaces de dégradation naturelle

si passez par Shanghai l’exposition se visite jusqu’en février prochain
n’aurez pas de mal à repérer la Tour Shanghai le plus haut édifice de Chine
c’est de l’autre côté du Fleuve Jaune et celle de droite sur la photo.

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Shanghai est traits et points

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Comme en apesanteur dans sa petite boutique
à mille lieues du vacarme qui résonne dans le marché couvert de la Fang Bang Gong Lu 方浜公路
il annote au crayon une page de son cahier ouvert sur deux reproductions de ce qui ressemble à une œuvre calligraphiée
le livre épais qui l’inspire et maintient à plat le cahier semble dédié lui aussi à ce qui continue de captiver tant de Chinois
ce qui te fascine par sa beauté et son mystère

calligraphier shū t’apparaît comme ce qui reste peut-être le seul lien le seul trait d’union profond entre les humains de ce géant de pays

hériter de cinq mille ans d’histoire
et aujourd’hui consacrer des heures à tracer un seul caractère
au stylo au crayon noir ou au pinceau chargé d’encre
des heures à respecter l’ordre des traits et des points
à chercher équilibre et harmonie entre ceux-ci sinon recommencer de zéro

cette exigence de discipline est transmise aux enfants chinois dès qu’advient l’âge d’aller à l’école et d’apprendre à écrire
la norme est la loi et le constat saisissant
pas de place pour la fantaisie il faut entrer dans le moule
du coup ils écrivent tous de la même manière tiennent leur stylo de la même façon
pas de place pour d’autre voie

une fois acquis ces fondamentaux ces principes de base
bien plus tard
une fois devenus adultes
certains osent se distinguer et se lancent dans leur propre façon de créer leurs caractères
jusqu’à ce que la paix et la joie qui sait leur emplissent l’âme
et les invitent à en écrire un autre puis un autre
ad libitum.

 

Shanghai est un garde à vous

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Il s’est figé au garde à vous lorsque t’es approché pour le prendre en photo
ne t’a pas repoussé de ses gants blancs comme nombre de ses collègues dans d’autres quartiers de la ville
torse à peine bombé tête haute visage impassible pose martiale
gardien d’une rue piétonne calme au début du matin
talkie-walkie pour seule arme
visiblement fier de m’offrir son image de soldat civil encasquetté

Shanghai est truffée de vigiles en tenue bleu foncé
parfois la casquette est moins rigide et le treillis remplace l’uniforme
tu les croises devant les résidences à l’entrée des immeubles des magasins des marchés
certains passent leur journée assis dans leur guérites poussiéreuses à actionner des barrières puis à se replonger dans leur écran de téléphone
furtivement
d’autres s’installent droits comme des i sur de petits tabourets de plastique blanc et saluent au garde à vous chaque fois qu’entre ou sort une voiture aux vitres fumées

tu en as vu avec des brassards rouges comme le drapeau de la Chine
assis sur des tabourets à l’entrée de petites rues
presque endormis
peu concernés par les allées et venues des gens
envahis par l’ennui
sans doute rassurés au fond d’eux par les caméras de surveillance installées en hauteur sur des poteaux grisâtres presque invisibles parfois

invraisemblable déploiement des caméras dans la ville
partout partout
jusqu’au moindre croisement
jusqu‘à la moindre entrée d’immeuble ou d’ascenseur
cela ne saute pas aux yeux de prime abord mais se vérifie lorsqu’on lève la tête
Shanghai est sous contrôle
et tu as beau te sentir non stop en sécurité tu te prends à voir peur.

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Shanghai est un trompe-l’œil

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Ils arrivent des quatre coins de l’Empire
souvent de provinces reculées
pour immortaliser leur passage ici sur le Bund
au bord du Fleuve Jaune avec ses bateaux à touristes ses péniches chargées à bloc ses vraquiers et ses barquasses au teuf teuf teuf feutré

la large promenade et sa rambarde gris argenté c’est the place to be à Shanghai
qu’on soit artiste ou professeur paysan ou sidérurgiste étudiant ou cheminot
il faut être sur la photo
s’adosser à la skyline déclencher plusieurs fois si possible pour montrer le résultat à la famille une fois rentré à la maison et dire j’y étais

au-dessus de ces visages et de ces mains
là-bas sur l’autre rive
trônent la Perle de l’Orient et la Shanghai Tower avec ses 632 mètres de hauteur
les deux fiertés d’un pouvoir tout satisfait de voir le peuple accourir ici et oublier
le temps de quelques clics
le fossé sans cesse plus profond entre riches et pauvres
les caméras de surveillance installées dans le moindre recoin au moindre carrefour
la quasi absence de droit du travail
la corruption qui contamine jusqu’aux écoles et aux hôpitaux
la pollution démente
le trafic automobile hallucinant
le combat permanent pour se rendre au travail
la lutte constante et harassante pour être le meilleur à l’école une fois passé l’âge d’or de la maternelle

alors oui les sourires et les v de la victoire sur la photo
en accueillir pleinement la naïveté l’éclat et la fraîcheur
en trompe-l’œil.

Shanghai est un bonbon

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Elle a choisi une robe à volants roses
pour poser devant l’Hôtel de la Paix

un peu intimidé le fiancé
à moitié perdu face au flot de paroles du photographe
regardez là retournez vous oui de trois quarts repartez prenez vous dans les bras allez souriez oui c’est ça encore
il sature le jeune homme il est las il voudrait abréger
comme déconnecté de sa promise

elle semble maîtriser la séance
en apprécier le futile le dérisoire
et même si elle la sait incontournable avant de se marier
elle ne lui pèse pas
elle s’y prête à la fois présente et détachée

peut-être car elle devine que ce soir
le silence et la paix revenus
dans l’intimité retrouvée
il ne saura résister à sa robe rose bonbon.

Shanghai est un vagabond

 

 

vagabond

Dans le grand parc de la Place du Peuple il finit sa nuit qui ne fut pas une nuit
a dû arriver ici dès l’ouverture
pour se poser près de l’étang aux lotus
les yeux engourdis de misère

deux balluchons accrochés à une large tige de bambou pour seul bagage
il grignote un bout rassis de mán tou 馒头 petit pain cuit à la vapeur
se gratte la tête chasse ses poux à coups d’ongles secs
puis écoute la ville s’agiter au-delà des arbres que d’autres humains embrassent pour leur gym du matin

a dormi où a grelotté où sous quel pont sous quelle voie rapide
où a-t-il pu se nicher pour prendre sa part de rêve et de repos
qui l’a donc chassé un jour et chassé encore de quel lieu de la ville
dans quelle usine a-t-il été indésirable
banni du jour au lendemain renvoyé sans un mot ni un yuan

le matin avance sur Shanghai
pour une fois avec le soleil
de sa tiédeur le vagabond se délecte les yeux clos
puis se relève s’étire et les mains jointes
semble prier pour l’avènement d’un nouveau printemps.

Shanghai est cruauté

cruauté

Ces volailles passent leur journée en cage à tourner virer à mêler leurs plumes et lancer leurs coups de tête à chercher une sortie 
à se marcher sur les pattes dans la puanteur de leur fiente amassée en dessous

si peu de cot cot cot 


tant d’angoisse et de peur palpables derrière les barreaux lorsque tu t’approches d’un peu trop près
 toutes conscientes du sort qui leur pend au bec
 surplombées qu’elles sont juste à côté par de longues et hideuses saucisses et des cadavres de canards exposés en plein air

occis depuis quand

elles attendent en s’agitant que quelque client du boui boui aux cartons de bière éventrés réclame viande fraîche ou sèche
 cou tranché ou sursis jusqu’à quand

destins mêlés

tristesse immense

dégoût intense

ici comme ailleurs dans ce monde côtoyer à mots et cris étouffés cette cruauté admise banale ancestrale

elle te fait horreur et renforce profond en toi le désir de suivre le chemin que depuis plus d’un an tu t’es tracé et continuer à ne plus manger d’êtres sentients
non plus jamais.

 

Shanghai est une tchatche

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Elles papotent sur leurs chaises devant leurs maisons
profitent d’une rare matinée sans pluie pour se retrouver dehors et bavarder
en shanghaien peut-être en mandarin moins sûr
tu ne comprends rien de rien mais tu t’en moques leurs yeux parlent et tu accueilles leur vie leur gaité
elles sont voisines parentes ou copines
les deux moins jeunes peut-être anciennes camarades d’école ou collègues d’usine

lorsque tu t’approches pour les saluer elles se taisent te dévisagent te sourient sauf la dame de droite peu démonstrative
puis elles repartent de plus belle
parlent fort sans desserrer leurs doigts semblent soudain se fâcher frôler la dispute
et se mettent à rire comme des gamines
en un éclair elles sont passées du drame à la comédie
tu te croirais dans le Marseille de ta prime enfance au quartier du Panier.

Shanghai est un trafic de folie

trafic

C’est l’une des plaies de la mégalopole
l’un des facteurs aggravants de l’affreuse pollution qui l’étouffe
et qui comme elle asphyxie tant d’autres grandes villes de Chine
omniprésente automobile trafic de folie
dès le petit matin et jusqu’à tard le soir
ralentissements bouchons embouteillages
sur trois files sur quatre files
patience indispensable
et vigilance extrême au volant
car on dirait que point de règles établies
point de code de la route
à gauche à droite on double partout
on déboite on klaxonne on queue de poisson
on accélère sur vingt mètres pour freiner presque aussi sec
on veut passer le premier arriver le premier au prochain pare-choc au prochain croisement on conduit à la six quatre deux
point de distance de sécurité
et curieusement miraculeusement peu d’accidents peu d’accrochages

partout priorité au plus gros au plus volumineux au plus puissant
camions bus camionnettes voitures scooters vélos piétons c’est la hiérarchie
le reflet désolant affolant d’une société où les plus petits ne sont rien ou presque rien
d’un pays où les plus humbles ne valent rien ou pas grand chose

davantage chaque année au volant il faut briller
faire péter les cylindrées
bien plus de voitures de luxe qu’à Monaco
des Porsche Maserati Lamborghini Mercedes à gogo
il faut exhiber son pouvoir d’achat
montrer qu’on roule gros puissant rutilant
tant pis si on fait souvent le plein si ça coûte cher
tant pis si en secret on se serre sur la nourriture à la maison
tant pis si jour après jour on se traîne à 50 à l’heure dans le trafic
pas grave si on perd son temps si on baille au travail si on arrive fourbu le soir chez soi
si on s’endort à table devant ses enfants
pas grave non plus si on emboucane la planète.

Shanghai est un stade

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Ils tournent sur la piste sans s’arrêter
retraités pour la plupart
chacune et chacun à son rythme
marche ou course c’est égal
avancent et avancent encore
soufflent crachent transpirent peu remuent les bras en moulinets

soudain tu croises une dame âgée
elle marche à reculons le regard vers le gris pâle du ciel
bon pour la santé la marche à contre-sens il paraît
tu voudrais que ce soit un peu aussi pour se distinguer se démarquer du flot immense et incessant qui avance partout du même pas et du même rythme
mais non c’est juste bon pour le cœur et la circulation sanguine

dans un coin près de quelques arbres
une barre fixe pour se faire les muscles utilisée par les plus jeunes entre deux pauses smartphone
la piste encercle le terrain de foot de l’ancien Stade des ouvriers
construit par le Parti dans les années 90 au beau milieu d’un tas d’immeubles sales
il est loué aujourd’hui à l’heure à des groupes pour des parties de ballon entre copains

même les jours de forte pollution la piste accueille coureurs et marcheurs
sans se parler ils tournent et tournent
tandis que les cris de joie des buteurs s’échappent vers le gris pâle du ciel de Shanghai.

Shanghai est un perroquet

perroquet

Assis sur son scooter il lui dit à voix basse
des mots que tu ne comprends pas
l’après-midi avance le soleil se devine
le perroquet écoute
comme surpris que son maître le sorte enfin un peu de la cage
où il tourne en rond à longueur de journée
bien sûr il n’est pas libre de s’envoler
une petite chaîne discrète lui enserre la patte
peut-être espère-t-il sans trop y croire
un soudain sursaut d’humanité

tu voudrais observer l’oiseau de plus près
contempler le lustré de ses plumes
le vermillon de son bec recourbé
saluer en souriant son petit œil cerné
lui souhaiter tout le courage du monde
alors tu t’approches doucement du scooter
et là patatras
le maître cesse de chuchoter te dévisage et lance
money !

 

Shanghai est un volant

badminton

En attendant le client abandonner l’étal
laisser de côté légumes tofu poissons épices et bibelots
et se lancer ensemble dans une petite partie de yūmáoqiú 羽毛球 le badminton chinois
une pause récréative
des éclats de rire
quelques minutes d’enfance volées à l’ennui gris du quotidien.

Shanghai est une pose

La mobile mania s’est emparée de la Chine et avec elle la frénésie des selfies et des séances photo à tire larigot
Shanghai n’y échappe pas

deux amies s’immortalisent devant la statue de Xu Guangqi grand mathématicien astronome et agronome sous la dynastie Ming
sérieuse l’expression du visage souriante juste ce qu’il faut un peu figé le corps l’instant est presque solennel
tandis que l’illustre savant se perd au loin dans ses pensées

devant un café branché dans le quartier de Qingpu elle a l’air de s’amuser la demoiselle en blanc short à franges et tee shirt Sweet Candy
peut-être prépare-t-elle ses fiançailles
ou bien soigne-t-elle son CV
n’a froid ni aux yeux ni aux gambettes
le photographe la mitraille lui demande de prendre moulte poses sans intérêt
à force elle fatigue et se met à bailler
puis s’installe en terrasse commande un petit Latte
sort un smartphone de sa poche et prend un selfie sans un mot pour le jeune homme à l’appareil photo.

 

Shanghai est un salut

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Il rentre chez lui après le travail ou est en route vers un autre chantier
passager d’un camion chargé de feuillages
à l’arrêt comme toi à l’un des feux de la grande route
il baisse sa vitre et t’offre un salut souriant
ton béret béarnais doit l’amuser
ou bien ton gros nez
tu perçois et reçois de la gentillesse comme souvent ici t’en adressent des gens que de ta vie n’as jamais vu

tu lui réponds bonjour ! ni hao 你好 ! et ajoutes pour parler un peu 很多车在上海!hen duō chē zài Shanghai il y a beaucoup de voitures à Shànghai !
il acquiesce en haussant les épaules
ne sais quoi ajouter alors tu le prends en photo il te remercie 谢谢!xiè xiè
le feu repasse au vert

redémarrer se séparer chacun son chemin
avalés tous deux dans le flux du trafic
ne reverras jamais cet homme mais n’oublieras pas l’éclat fugace de son humanité.

Shanghai est un slogan

slogan

Sans la regarder la vieille dame passe devant l’affiche géante peinte d’or et de rouge
à pas lents
comme lasse de devoir avancer chaque jour dans une ville qu’elle ne reconnaît plus
trop grande trop bruyante trop étouffante
une ville où l’on peut se noyer et se dissoudre dans la multitude
où l’on marche tout seul bien trop souvent

avec le temps la vieille dame aux chaussons framboise a sans doute appris à ignorer les messages tracés sur murs et palissades
lancés aussi à la radio et à la télé entre deux publicités
peut-être est-elle usée par tant de propagande

sur l’affiche géante ce slogan : « Étudions, répandons et appliquons en profondeur l’esprit du XIXème Congrès du Parti ! Afin d’atteindre la prospérité, la démocratie, la civilisation, l’harmonie et la beauté de la modernité et de la force du socialisme. Battons-Nous ! »

 

 

Shanghai est une aire de lavage

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Tout au fond d’une ruelle sale au sol plein de flaques et de boue
devant l’entrée de ce qui fut peut-être une petite zone artisanale
des hangars désaffectés aux vitres brisées et aux murs crasseux vestiges d’un autre âge
la dame s’est installée là dans un coin loin du trafic avec juste un alignement de hautes maisons habitées de l’autre côté d’une murette qui borde ce qui est devenu un parking
elle y passe ses journées à laver des voitures
tellement enclavée la station de lavage avec son petit panneau bricolé où elle a tracé en rouge 洗车 xī chē laver véhicules
tu lui demandes à combien de voitures 多少车 duō shāo chē elle redonne un visage propre débarrassé des traces grises et épaisses de la pollution urbaine
elle te répond que ça dépend du temps qu’il fait souvent quand il pleut personne ne passe alors elle doit attendre le retour du soleil dans son local d’un autre âge sur un petit lit sans matelas elle te confie ensuite qu’en moyenne elle lave cinq six voitures par jour 20 yuans le véhicule soit un peu plus de dix euros quotidiens

bureaulavagetu lui demandes si elle dort ici la nuit si ce bureau est sa maison elle baisse les yeux te répond non et au bout d’un silence que tu n’interromps point elle ajoute qu’à 56 ans c’est très difficile 很难 hēn nán de passer ses journées à espérer les clients sur son aire de lavage au fond de ce parking entouré de hangars déserts voués bientôt à être démolis et remplacés par des immeubles.

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Shanghai est un toutou

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Ils sont fous de leurs chiens les Shanghaiens
presque autant que de leurs enfants
leur parlent et les pomponnent en souriant les promènent patiemment les dorlotent avec tendresse leur achètent des laisses à grelots des petits manteaux à pois des beaux colliers flashy et même des chaussons rikiki pour protéger du froid ou du mouillé leurs petits petons
ici aussi le touchant l’amusant et le ridicule se conjuguent au présent

fini le temps où les animaux de compagnie étaient bannis car associés à la bourgeoisie honnie
désormais la toutoumania et son juteux marché sont rois
à Shanghai un million de chiens côtoierait les 28 millions d’humains.

Shanghai est un deuil

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De l’autre côté de la rue où tu marches au soleil une jeune femme hurle sa douleur la photo d’un homme enserrée dans un cadre qu’elle tient contre son cœur
aux dix couronnes de fleurs posées non loin tu comprends que la mort d’un être cher a surgi dans sa vie
elle ne l’accepte pas et elle le crie
peut-être a-t-elle perdu un frère un compagnon ou un promis
peut-être était-il tombé malade de trop et trop fumer ou de respirer l’air pollué de la ville
peut-être fut-il tué au travail sur l’un des milliers de chantiers de démolition qui rayent de la carte de la ville au fil des mois les vestiges du Shanghai d’avant pour construire du neuf du géant et du qui rapporte de l’argent
peut-être cet homme était-il coursier fracassé sur son scooter dans la lutte quotidienne pour les yuans que se mènent sept jours sur sept les livreurs
tu ne sais mais la jeune femme oui elle n’accepte pas alors elle crie
derrière elle ceinturon de tissu blanc à la taille une femme plus âgée essuie ses larmes et parle fort la maman du défunt sans doute
entourée de quelques amis ou de voisins un petit cadeau enveloppé de rouge à la main
et puis ces roses et ces œillets sur ces hautes couronnes verticales en osier elles sentent si bon ces fleurs caressées de larges rubans blancs calligraphiés de mémoire de deuil de mots de réconfort de prières de pensées pour le disparu et pour celles qui lui survivent
soudain la jeune femme ne crie plus son chagrin montre un car stationné un peu plus loin et avance la première pour le rejoindre la photo du défunt baignée de ciel
tous y monteront et rejoindront le cimetière sous le soleil de février.

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Shanghai est un sourire tendre

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Au détour d’une rue encore une rencontre fugace pleine de grâce
une petite poupée en rose et sa maman
précieux cadeau le reçois pleinement

tā hen piàoliang 她 很 漂亮
la chance et le plaisir de pouvoir dire à la dame que sa fille est très jolie
puis d’accueillir le sourire tendre et fier adressé à la pitchounette

un peu plus tôt ailleurs dans la ville une autre apparition
un bébé à bavoir et chaussures Mickey promène et te dévisage
hen piaoliang lui aussi tu le dis
en te baissant à hauteur du minot tu perçois aussitôt tant de fierté et de gentillesse dans le sourire du grand frère.

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Shanghai est une île parfumée

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Vieilles ou jeunes ces dames se pomponnent en groupe
depuis l’école maternelle sont habituées à partager
rendez-vous au salon s’allongent et se détendent s’offrent une pause beauté comme sur une île parfumée loin du continent bruyant et sale et pollué prennent soin de leur peau
nettoyage masque gommage balayage crémage huiles essentielles massage crânien
confient leurs visages aux doigts experts des demoiselles
parlent haut comme souvent les dames de Shanghai puis font silence un moment s’abandonnent paupières closes retombent en enfance se rêvent peut-être princesses ou reines de Chine
certaines prolongeront ensuite chez le coiffeur voisin pour une couleur ou un brushing éclair et ensuite qui sait dans l’une des petites boutiques où d’autres demoiselles proposent de refaire une beauté aux ongles et aux mains

ce mardi s’ouvre à Canton une foire dédiée aux pros de l’esthétique et des produits cosmétiques
en Chine le secteur du soin personnel se porte comme un charme.

Shanghai est une illusion

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Joie ce matin en sortant du sommeil un filet de lumière vive filtre à travers les rideaux tu les ouvres laisses entrer en grand l’air vif dans la maison accueilli par le bleu du ciel
plus salué l’azur depuis ton arrivée à Shanghai il y a dix jours
la promesse d’un beau dimanche la tentation d’une promenade au parc caresser les arbres parler aux gens admirer les danseurs
et là maintenant dehors comme une mélodie de printemps sur les branches quelques oiseaux célèbrent ce miracle

l’un des premiers gestes appris ici activer l’application Airvisual pour suivre à la trace la pollution sur la ville
aujourd’hui c’est du mauve qui s’affiche indice 203 très mauvais un cocktail de monoxyde de carbone de dioxyde de soufre de dioxyde d’azote et surtout de particules PM2.5 ces particules fines absorbées dans le sang lorsqu’on respire
santé attention danger
dans les maisons purificateur d’air recommandé éviter les activités de plein air conseillé

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chaque hiver la Chine étouffe sous ce couvercle effrayant ici le charbon continue de faire tourner les usines les centrales électriques et comme la circulation automobile ne connaît pas de sensible ralentissement tout comme le trafic des avions le beau temps qui surgit parfois sonne comme une illusion

sortir quand même oser malgré tout mettre le nez dehors et rejoindre le Parc Jing An dans le centre de la ville
constater en chemin que le ciel bleu a disparu évanoui dissous dans l’insidieux fog shanghaien.

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Shanghai est une apparition

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C’est l’heure de la promenade l’heure de colorer le jour qui baisse et teinte de gris sale les murs et les façades de la vieille cité
c’est l’heure de fendre le froid de l’air qui enserre les mains et les visages
l’heure de lâcher un instant les mamans à la tâche depuis l’aube les laisser respirer se retrouver se raconter leur journée tandis que les papas restés au chaud jouent au go ou aux cartes et fument en parlant fort
c’est l’heure de tenter une course fragile de tapoter le sol de ses petits pieds roses et d’imaginer le printemps
c’est l’heure de la promesse de jours débarrassés de la laideur et de la violence du monde

c’est l’heure de l’apparition
la saisir comme on accueille un oiseau de passage
en douceur
et le laisser s’envoler comme une précieuse seconde arrachée au cadran rouillé de l’éternité.

Shanghai est un petit feu

petitfeuShanghai

Tu tombes en pleine rue sur un petit feu peut-être un brasero tout rond et déjà bien rouillé surplombé d’un bidon noir
tu demandes au Monsieur si c’est pour préparer le thé qu’il l’a allumé il ne te répond pas ne te sourit pas te dévisage comme pour te faire comprendre que tu le déranges
il a raison tu le gênes c’est peut-être un rituel précieux une cérémonie en plein air cette sortie de son logis pour lancer son feu et chauffer son eau dans le bidon alors tu t’éloignes
peut-être aussi as-tu mal prononcé le thé chá et ce faisant en te trompant as-tu lancé un mot méchant ou pas beau alors que ce chá qui s’énonce en remontant la voix joyeusement est une merveille de mot

tu voudrais revenir le lui dire comme il faut mais trop tard le Monsieur a disparu derrière l’épaisse fumée alors tu te consoles en t’appliquant à répéter à voix haute huō qui s’écrit et signifie le feu très facile à écrire et drôlement joli aussi dans son extrême dénuement.

Shanghai est une sieste

Peut-être ses nuits sont elles trop courtes ou perturbées par les pleurs d’un bébé
ou par les gémissements des amants qui se mêlent en secret de l’autre côté de la cloison de sa maison l’obscurité venue
peut-être s’est-il levé trop tôt pour aller s’approvisionner au grand marché de gros à l’autre bout de la ville
peut-être est-il las de voir les clients déserter sa boutique et ses morceaux de cadavres de volaille et lui préférer les étals de légumes frais
peut-être

il est deux heures de l’après-midi
le marchand de poulets s’adonne à sa sieste
il a baissé la casquette sur ses yeux qui depuis l’enfance en ont peut-être déjà bien trop vu.

Shanghai est un étalage

vendeusesrueShanghai

Elles apparaissent dès que cesse la pluie aussi imprévisibles que les gouttes qui les précèdent
sortent de je ne sais où s’installent en bord de trottoir et déballent leurs légumes radis blancs petits choux salades amères fèves carottes patates et autres merveilles
patientes elles attendent qu’un passant s’arrête ou qu’un vélomoteur stoppe net attiré par l’étalage
parfois réussissent placer une botte par ci un sachet par là
restent bredouilles parfois mais pas ce soir
pour quelques yuans ai acheté de belles salades et poignées de petites carottes
délicieuses furent sautées à l’ail.

Shanghai est un ballet

TaichiShanghai

À l’écart des passants
sous les arbres mouillés
le ballet des anciens
perdus dans leurs pensées
les corps au ralenti
rien ne peut les distraire
de leur danse ancestrale
que l’on nomme Tai Chi
belle et douce énergie
la paix les enveloppe
ils reviendront demain
et dans mille ans aussi.

Shanghai est un pont blanc

legrandpontblanc

Le grand pont peint de blanc se dresse sur ta route rouges les caractères percent la brume froide marquent le chemin vers le cœur de Shanghai creusent le sillon vers l’ouest tandis que le Bouddha rit de tout son or

tu voudrais nommer ce pont cette voie vers ceux qui t’attendent beaux de tout leur amour mais tu ne sais dire que pont blanc limité car ignorant de presque tout

il te faudra retourner à l’étude retrouver la voie claire de l’encre trait par trait point par point réapprendre à nommer les choses et les êtres du monde à voix haute pas à pas et sentir battre ton sang chaque fois que tu entends sonner cette langue chuinter siffler vibrer glisser en douceur et en vigueur dans l’espace offert rues maisons parcs jardins

il te faudra redécouvrir la joie à peine tue des mots prononcés pour dire la pluie qui tombe le grand pays les gens gentils et puis compter jusqu’à dix psalmodie comptine comme l’enfant que jamais n’as cessé d’être étonné devant la beauté du monde et ses mystères

tu tenteras d’oublier sa misère sa violence sa laideur ne plus se souvenir des barbares tu gommeras leurs traces sur la feuille tu choisiras de cheminer ailleurs tu l’écriras sans te retourner trait par trait point par point

tu te transformeras en gouttes de pluie une à une tu chuteras sur l’herbe du jardin et verras se dresser le rouge écrit au-dessus de la route sur le pont majuscule blanc et géant comme un bras lancé vers toi pour t’accueillir.

Pour boucler (ou presque) la boucle chinoise

 

Avant de boucler demain dans ce carnet mon voyage en Chine
une petite collection de sons de là-bas

à écouter, réécouter
découvrir redécouvrir à sa guise
les accompagne d’une galerie de photographies non encore publiées ici
comme un point presque final
à mes chroniques de Shanghai.

 

 

Les jeunes passants de Moganshan

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De là-bas il te revient en mémoire vive encore tant et tant de sons comme ces voix qui passent joyeusement dans la rue d’en dessous tu t’en souviens si bien les entends remonter vers ta terrasse où te tiens debout les yeux happés par les caresses du brouillard là sur la montagne juste en face tu désireras peindre ce tableau oui le sauras-tu oui tu tenteras le crescendo de leurs mots de leurs rires te surprend des enfants des adolescents écoliers collégiens cartable au dos ça arrive de ta gauche tandis que la pluie s’offre un répit il te semble des oiseaux se répondent un chien aboie et les minots montent vers où tu te demandes c’est sur les hauteurs du village pourtant hier en promenant n’a remarqué ni école ni collège tu ignores à quoi il pourrait ressembler ce lieu de montagne où ils apprennent à écrire à lire à compter la poésie aussi tu crois ils avancent une petite douzaine ils sont ignorent le drapeau rouge aux étoiles à main droite l’ont salué chaque lundi-matin regroupés dans leur cour comme dans chacune des écoles de Chine un peu éteint ce drapeau-là en as connu des plus épanouis à Shanghai la faute à la pluie sans doute l’humidité en plus pas de vent pour faire danser le drapeau à l’arrêt immobile les jeunes ne remarquent pas non-plus le vert tendre des plants en rayures rectilignes dans le petit jardin potager en contrebas tu ne les entends presque plus à présent ils disparaissent derrière les maisons en longeant la haie de bambous jeune elle paraît elle aussi toute fière au-dessus d’autres bambous à terre eux abattus plus de feuillage ils attendent de filer un jour vers leur seconde vie en échafaudages sur les chantiers le long des façades des petits bambous en restera-t-il un peu pour les cabanes des enfants après l’école tu l’espères.

Le vieux paysan de Moganshan

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Dans l’avion qui te ramène à la maison tu imagines survoler la montagne qui t’accueillit il y a deux semaines à peine mais non Papet dans l’autre sens tu pars vers le nord vers Pékin puis la Mongolie le désert de Gobi ensuite l’avion dessine une courbe vers la Russie et Moganshan loin à présent si loin derrière comme un doux rêve approché oui touché des yeux et de la peau sous la pluie mais derrière pourtant tu ré-entends les gouttes tapoter le sentier les ruelles les buissons et la terre de Chine tu ré-entends le vieux paysan au chapeau pointu bêcher patiemment son lopin non-loin d’un ruisseau désirais tant le vivre ce moment t’y replonges à présent en imaginant tout ce qu’il est en train d’imaginer récolter ici en plongeant sa bêche dans la terre penser à semer l’hiver passé la neige fondue puis venir chaque jour regarder pousser les plantes jusqu’aux premières cueillettes tu voudrais lui demander le nom des légumes espérés mais ne sais pas dire les mots te manquent il faudra continuer d’apprendre Papet alors tu te tais et écoute l’homme racler la terre mouillée loin de Shanghai loin de l’avion qui accroît chaque seconde un peu plus la distance qui te sépare de ce village de montagne où tu reviendras un jour peut-être écouter la vie comme elle bat ici et parler avec les gens d’ici.

Shanghai est un mainate en cage

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Suis venu lui faire un petit coucou encore une fois avant de rentrer au pays il me dévisage de son petit œil brillant noir comme un bouton de poupée le mainate je n’ose pas lui caresser le bec pour lui dire au revoir me gratifie de sa voix nasillarde ne vois pas son bec s’ouvrir pourtant le son s’échappe de son être sa gorge je crois m’amuse de son Ni Hao Bonjour prononcé comme s’il était un robot m’attriste de cette cage qui l’emprisonne voudrais bien l’en libérer mais son patron ne comprendrait pas ici aussi le plaisir des hommes passe loin devant le bien-être des animaux me souviens de ce voyageur l’autre soir à la gare de Deqing tout fier de me montrer ses deux tortues ficelées serrées dans un filet rouge leurs petites pattes couleur crème bougeaient à peine en sursis pour quelques heures les pauvres bêtes son repas du soir sans doute mais dans ce pays où si souvent les humains ne vivent plus tout à fait comme des humains comment imaginer chez eux une once de compassion pour les animaux mis à part les chiens des gens aisés les caniches des riches là c’est pas pareil prunelle de leurs yeux ils gagatisent comme des merveilles ils les tiennent en laisse sinon c’est direction casserole assiette et je n’ose imaginer les élevages industriels de canards poulets les abattoirs encore moins tu me diras c’est comme chez nous Papet oui comme chez nous des cages en bien plus grand forcément sauf que chez nous les mainates ne disent pas ni Hao quand tu viens les saluer.

Shanghai est un Eldorado de façade

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Débarquent ici chaque jour par millions ces jeunes en quête de travail plus rien ou presque dans leurs provinces plus rien à part les champs le travail de la terre rêvent d’autre chose que le quotidien de leurs parents de leurs grands-parents alors se rapprochent de la ville géante brillante mouvante dans l’espoir de trouver de quoi se vêtir se loger se nourrir vivre en somme avec ce qu’il reste une fois envoyés les yuans à la famille restée là-bas en arrivant à l’aéroport ou à la gare de Hongqiao ils se retrouvent souvent embauchés manœuvres sur un chantier casque et souliers de sécurité fournis parfois le coût retenu sur leur premier salaire dorment entassés dans l’un des préfabriqués blancs et bleus alignés tout près de l’immeuble en démolition ou en construction et si tu ne tiens pas la cadence dehors bon vent remplacé dans l’heure tu as d’autres plus chanceux plus instruits quelques notions d’anglais ils décrochent un boulot à l’accueil d’un restaurant à la caisse d’un magasin pour peu qu’ils aient un peu de maturité ou d’aplomb les voila au gardiennage d’un hôtel d’une résidence treillis noir casquette noire talkie walkie le salut militaire de rigueur compter ses heures tu n’y songes pas les dimanches aussi ça travaille se reposer ce jour-là exceptionnel il y a aussi ces livreurs à la tâche à l’abattage douze heures jour pénalisés au moindre retard la journée finie s’entassent à cinq dans trente mètres carrés au sous-sol d’immeubles mille yuans de loyer par tête cent cinquante euros c’est à prendre ou à laisser à cinq des lits superposés pour ces jeunes hommes tu te rends compte l’intimité absente impossible d’accueillir une copine ou bien s’organiser si tes colocataires sont sympas si tu sens un brin d’humanité dans vos rapports te laissent la piaule une heure juste un matelas une couverture pour reconstituer sa force de travail une vie de boulot rien que de boulot mais à la ville oui la ville lumière où paradent les Porsche les Rolls les Ferrari les Maserati les boutiques de luxe les cafés branchés les grands magasins gigantesques où tu n’achèteras rien juste tes yeux pour jeter un œil de loin et te dire que peut-être toi aussi un jour car tu n’y entres pas avec ta tenue de chantier collante de sueur maculée de poussière la ville oui mais sans loi qui protège le travailleur le petit n’empêche la ville où on te dit que si tu ne dors pas si tu ouvres bien les yeux et les oreilles tu restes à l’affût des opportunités qui peuvent se présenter on ne sait jamais l’argent peut être au rendez-vous un jour pour toi aussi mais tu sais que pour l’instant tu donnes beaucoup reçois peu enfin assez peu par exemple les vendeuses d’ordis téléphones tablettes Apple et concurrents avec présentoirs rutilants affiches alléchantes pour capter le client elles se font trois à quatre mille yuans le mois six cents euros à la louche même pas le prix d’un Iphone et encore elles sont confort par rapport à la main d’œuvre qui fabrique ces objets de notre désir un million d’employés dans des usines de la province du Henan sous-traitantes de la marque à la pomme au moins douze heures par jour sur la chaîne un management à la schlague et des suicides qui font tâche le patron taïwanais a fait installer des filets de protection au rez-de-chaussée se jetaient des étages les malheureux dix-neuf vingt ans au-delà du burn out tellement ça pressait de chaque côté tu as aussi celles et ceux qui décrochent n’en peuvent mais et se retrouvent à dormir dans les rues font la manche aux carrefours ou attendent sans bouger que les journées passent sous quelque auvent de boutique à l’écart des passants ou à l’abri des rocades des pénétrantes géantes qui surplombent le ras de la ville là où tu atterris lorsque l’horizon se bouche cette ville qui bat sans cesse au rythme du fric tellement fort que tu te demandes combien de temps ces jeunes vont endurer encore la vie dans cet Eldorado de façade sans broncher combien de temps encore avant que ça explose fort et que ça saigne en grand.

Shanghai est du fer sous la terre

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Allez bouge-toi Papet va retrouver ce Shanghai qui bouillonne va promener vers le cœur de cette ville où tu te sens petit au pied des gratte-ciel minuscule comme à New York ou San Francisco et pars dénicher ce qui reste de vivant à échelle humaine dans les petites rues planquées au détour d’un carrefour ou d’une entrée de cité allez un coup de taxi puis tu demandes où se trouve la station tellement la rue est immense tu sais le dire le mot métro Dì quatrième ton Tie troisième ton Terre Fer le fer sous la terre le chinois est simple logique et imagé tu vas le retenir ce mot allez engouffre-toi sur l’escalier roulant vers les entrailles de ce serpent géant aux murs vendus aux marques et aux couloirs pleins de marchands de beignets de gâteaux de bijoux-fantaisie tu achètes ton billet pour la ligne 2 c’est aussi en anglais sinon rien qu’en chinois tu ne saurais pas le prendre pas encore il te faudra apprendre mais lire cette langue est si compliqué il est joli le billet un peu rigide et avec une dominante bleu ciel tu ne pourras le conserver la machine te l’avale à la sortie il te semble qu’il se conduit tout seul ce métro tu n’a pas aperçu de visage lorsqu’il a déboulé sur le quai automatique il circule et dedans aux dimensions de la ville très très très grand peu de sièges uniquement en bord de rame et forcément beaucoup de monde debout qu’est-ce que ça doit être aux heures de pointe les voyageurs quasiment toutes et tous accrochés à leur portable ils ne prêtent pas attention aux publicités diffusées par des écrans juste à côté des entrées ni à celles qui défilent à l’extérieur de la rame dans le boyau où on avance à toute allure elles sont projetées en effet cinéma ces pubs contre les parois du boyau les Chinois les commercialisent donc aussi et personne ne les regarde les pubs personne ne se parle dans la rue c’est pareil ils sont pourtant très bavards les Chinois et volubiles mais ils se parlent peu chacun dans son monde perdu dans ses pensées là dans la grande ville où en dressant la tête à la sortie sous la pluie tiède tu ne sais plus vraiment si tu es en Chine ou en Amérique.

Onze femmes de Shanghai 十一个上海的女人

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Raconter en trois phrases un personnage en le décrivant « non pas en général, mais dans un moment précis d’une histoire…. non pas depuis lui-même, mais depuis son contexte et ce qui le meut ».
En raconter onze en tout.
J’avoue que j’ai tourné viré pendant de longues semaines avant de me lancer sur les traces des 68 contributeurs qui se sont avant moi laissé tenter par l’invitation-proposition de François Bon sur son Tiers Livre.

Peu ou pas inspiré suis depuis de très longs mois. Deux romans en jachère. N’arrive pas à faire émerger les mots qui pourraient leur donner un semblant de suite.
Seuls quelques poèmes parviennent à s’échapper de temps en temps de mon stylo.
Au quotidien, se résoudre à répéter et conjuguer le mot résilience au fond du brouillard de soi-même, et pas que dans l’écriture.

Et puis, une petite embellie avant-hier à la lecture de la très belle contribution d’Arnaud Maisetti à l’atelier de François. Ses onze personnages esquissés à partir d’expériences de voyages m’ont renvoyé illico à Shanghai, si chère à mon cœur.
L’an passé, mon voyage là-bas m’avait inspiré plus de cinquante Shanghaikus.
Je les ai revisités et me suis lancé en choisissant onze femmes approchées lors de mes séjours annuels à Shanghai.

Pour le plaisir et le mystère de la calligraphie, j’ai demandé à ma fille de traduire le titre de ce billet, en attendant de pouvoir moi-même un jour écrire correctement en chinois.

十一个上海的女人

1. Jia Jia dessine sur la peau des hommes les tatouages qu’ils ont choisis.
Au revers de sa main qui danse au rythme de l’aiguille gorgée d’encre, elle s’est fait tatouer le Mont Fuji d’Hokusai. Il l’accompagnera cet hiver au Pays du Soleil Levant, dans son premier voyage hors de Chine.

2. En attendant que le feu passe au rouge, Feng fredonne la ritournelle triste diffusée par son autoradio. Elle voudrait bien rentrer chez elle après ses dix heures de volant, mais tant que des bras se lèveront au-devant de son taxi, elle continuera de braver les embouteillages. À bientôt 70 ans, Feng travaille sans compter pour payer les études de son fils, futur avocat d’affaires.

3. Rue Fuzhou Lu, Zhen agite un éventail pour chasser la vapeur qui s’échappe de trois petits paniers ronds en bambou. Debout dans un réduit brun de crasse coincé entre une boutique dédiée à la calligraphie et un salon de coiffure, Zhen vend ses raviolis à la pièce. Un très vieil homme est allongé devant une télé miniature au fond du réduit. Sans doute son père.

4. Mei brandit en souriant la grosse pomme de terre arrachée du sol noirâtre de sa parcelle. Avec son mari Wang, ils se sont installés là un beau jour sans rien demander à personne. Depuis, sans rien échanger d’autre que des éclats de rire, ils cultivent leurs légumes. Mei et Wang n’ont jamais eu d’enfant.

5. Hua a oublié le son de la première pièce jetée par un passant sur le trottoir où elle joue du ErHu près de la station de métro Xindianti. Hua ne connaît ni le visage ni le prénom du jeune homme qui chaque jour la ramène chez elle sur son vélo. Hua est aveugle et fêtera ses vingt ans le mois prochain.

6. Ting Ting est en colère mais seule Niu, sa fille de cinq ans, le sait. Tout à l’heure, à la sortie de l’école, elle a tendu la main au maître mais il l’a ignorée. Au début de l’année, pourtant, elle était allée le saluer. Il lui avait même souri. Aujourd’hui, il n’a parlé qu’avec les mamans qui lui tendaient une petite enveloppe.

7. Agenouillée face à une croix aux lumières fluorescentes rouges, Xia-He murmure sa prière à Jésus les yeux fermés. Elle a rencontré le pasteur et la foi au moment où son fils Deng s’enfonçait dans l’alcoolisme. Aujourd’hui Deng est mort et Xia-He se rend au temple chaque jour.

8. Yun ne dit jamais un mot aux joueurs dont elle porte le sac sur le parcours du Sheehan Golf Club. Elle se contente de leur sourire, de tenir le drapeau sur le green et de leur nettoyer les clubs, comme on le lui a appris. Parfois on lui tend la pièce après la partie. Yun la refuse toujours et tente d’oublier qu’ici, le droit de jeu dépasse ce qu’elle gagne en un mois.

9. Li Na avait trouvé une place de vendeuse chez un boulanger installé près du Bund. C’est la première fois qu’elle travaillait depuis la fin de ses études de psychologie. Li Na s’y plaisait bien, mais demain, il lui faudra quitter la boutique car son patron l’a surprise ce matin en train de manger un croissant en cachette.

10. Lo Shen n’en peut plus de cette chaleur dans la salle d’attente. La climatisation est en panne, ils lui ont dit à l’accueil de l’hôpital. Près de six heures qu’elle patiente parmi des dizaines d’autres mamans et elle n’est pas sûre de passer avant la nuit. Lo Shen n’a plus d’eau à donner à Zhou, son fils de six mois, exténué de fièvre.

11. Dans l’avion qui la ramène au pays, Xiu ne relève pas les sourires moqueurs et les plaisanteries grivoises de quelques passagers avinés. Elle continue de leur servir du champagne, le visage impénétrable. Demain-matin, elle ira réclamer à sa compagnie de ne plus l’affecter sur la ligne Shanghai-Paris.

Feuilletons-radio, étonnez-nous !

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#journeemondialedelaradio
le hashtag a fleuri ce lundi sur Twitter
d’ordinaire je me tiens à distance de ces messes
artificielles
désincarnées
sans intérêt
mais là, pas le même feeling
parce que la radio
plus de trente ans de ma vie qu’elle résonne fort et fait sens
mondiale donc cette journée
alors j’ai ressorti de l’ordi un souvenir sonore
ramené l’automne dernier de Shanghai
depuis l’intérieur d’un taxi
branché sur un feuilleton radiophonique

n’ai rien compris du tout
of course
mais ai bien observé le visage du chauffeur
tandis qu’avançaient la voiture et l’épisode
le vivait intensément
entre froncements de cils et sourires

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me suis souvenu des dames d’un certain âge
dans mon quartier de Marseille
étaient abonnées à leurs feuilletons
ne loupaient pas un épisode
c’était un rendez-vous important de leur journée
en ai oublié les noms
l’INA m’en a rappelé quelques uns
Noëlle aux quatre vents
San Antonio

et puis mon ami Fañch Langoet
mémoire vivante de la radio
m’a parlé de sa grand-mère
elle écoutait 51, rue courte sur Radio Luxembourg
La Famille Duraton aussi
lui assis sur ses genoux

la-famille-duraton
– et aujourd’hui lui ai-je demandé ?
– pas grand chose hormis le Feuilleton de France Culture
quotidien du lundi au vendredi
pour lequel la chaîne ne fait pas grande publicité …
et pourtant
cette Amérique de Kafka
entre autres rendez-vous du soir
elle en vaudrait bien de la promo, non ?

suis pas un penseur de la radio
loin s’en faut
mais peut-être y aurait-il quelque chose de beau
d’intelligent
de sensible
à creuser et créer dans le filon du feuilleton
quelque chose d’utile aussi
à feuilletonner et feuilletonner encore
avec de belles histoires
de la mise en haleine
de l’étonnement
des rendez-vous d’écoute et de partage
ça nous changerait de la fade et triste radio filmée
dont il paraît que c’est moderne et tout et tout
que c’est l’avant-garde de l’audiovisuel
peuchère …

en attendant
le podcast est là et bien là
et je ne m’en prive pas

Binge Audio et Julien Cernobori par exemple
ont créé chaque jour le désir d’être en même temps
aujourd’hui et le lendemain
pour suivre leur Super Héros
Hélène elle se prénomme

vivement le 21 mars
pour découvrir le deuxième personnage exceptionnel
de ce très beau feuilleton
ce sera un jeune homme

Shanghai est un mystère

À l’ombre des buildings
il est de vrais quartiers
où perce la lumière
et sèchent les culottes

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s’y perdre est un frisson
guetter les habitants
saluer les poissons
oser perdre son temps

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ne savoir déchiffrer
les mots et les slogans
qu’importe après tout
Shanghai est un mystère

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Just climb the wall – Ai Weiwei

La romance des amants papillon

Il connaît ses classiques
le flûtiste de rue

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les amants papillon
c’est l’air qui joue sur sa longue flûte
et qui s’échappe de l’ampli à l’abri dans son sac
les amants papillon
une légende chinoise issue de la dynastie Jin
une sorte de Roméo et Juliette de là-bas
l’histoire d’amants désespérés
Zhu Yingtai et Liang Shanbo
plutôt que d’être séparés
ils préfèrent mourir
la légende raconte qu’après leur mort
deux papillons se sont envolés vers l’infini
ce « tube » de la culture chinoise
est décliné en d’innombrables versions
au violon, c’est joli aussi je trouve

Entre femmes

Elles se retrouvent à la nuit tombée
le dimanche
entre femmes
une sono sur le trottoir
et elles dansent
pendant des heures

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des amies ou des copines du quartier sans doute,
ces danseuses du soir
ouvertes aux nouvelles venues
à ces mamans avec enfant qui se joignent au bal
point d’homme sur la piste
ils observent de loin

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ils auraient envie, qui sait
de venir se mêler aux pas légers de ces femmes
et respirer le parfum de liberté
qui glisse autour de leurs corps offerts à la nuit
mais ils ne savent pas se lâcher
peut-être le désirent-ils mais ils n’osent pas
seul le marchand ambulant approche son tricycle et il sourit.

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Jia Jia ne regrette rien

Deux ans que la demoiselle a quitté Dalian
sa ville natale du Liaoning
tout au Nord
pour tenter sa chance dans un autre port
presque au Sud
dans ce Shanghai féroce mais ouvert aux gens et sons du monde entier

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premiers pas de graphiste
et maintenant tatoueuse
Jia Jia a trouvé ici un studio où faire chanter ses aiguilles
sur la peau des accros de tattoos
à 22 ans, patiente et optimiste
elle ne se fout pas du passé
mais ne regrette rien.

Une lampe à musique pour Bouddha

Au Temple Fan Zan Si,
en majesté dans l’une des salles fraîches où viennent s’agenouiller ses fidèles
Bouddha se repose en musique
immobile sur son autel décoré de vraies et fausses fleurs

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à ses pieds, une lampe à la gloire de son nom

prononcer
et qui passe du bleu au rose et du blanc au vert
au rythme du chant émis par ses pétales

Impassible
Bouddha savoure sans doute cet hommage synthétique et coloré
avec peut-être un zeste de nostalgie de ce temps doré
où seules s’élevaient vers lui les voix humaines.

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Reine du faux

Depuis des années, la Chine traîne une réputation
de « paradis » du faux
ce qui n’est pas faux
fausses Rolex
faux sacs Vuitton
fausses chaussures Nike
faux clubs de golf
faux polos Lacoste
faux stylos Montblanc
faux maillots de Messi
fausses lunettes Rayban, etc…
réputation vérifiée jusqu’à cette insolite découverte
dans une rue comme il en existe des milliers à Shanghai
la Pyramide du Louvre copiée

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cherché les entrées du musée dans les immeubles alentour
ne les ai pas trouvées
voilà mes amis et amies parisien(ne)s rassuré(e)s.

L’oiseau artificiel

Un chantier permanent, cette ville
à chacun de mes voyages, depuis plus de dix ans
la périphérie se retrouve repoussée un peu plus loin
à tour de bras, Shanghai détruit, bâtit, érige, pousse le béton vers le ciel
et fait fleurir résidences géantes pour nouveaux riches

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ici, dans la démesure, les agences immobilières jouent la carte séduction

residence

les intérieurs des maisons témoins à 200.000 euros sentent le luxe
transpirent le douillet clinquant dans chaque pièce

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dehors, parmi les arbres, perce un chant d’oiseau puissant et paisible
la nature semble survivre
le chercher du regard vers les branches
et découvrir sans tarder que ce chant et celui d’un oiseau artificiel
enfermé dans une cage cylindrique discrètement posée à l’écart des visiteurs

lorsque l’oiseau s’arrête, une autre musique prend le relais
le grincement du tricycle de pauvres gens
du matin au soir
de chantier en chantier
glanent et entassent planches et plastique
revendus au poids pour quelques dizaines de yuans.

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Les mots en pleine face

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Patienter dans le métro de Shanghai face à des affiches choc
teintées de souffrance
deviner qu’elles parlent d’enfance
mais ne pas savoir déchiffrer leurs légendes
faire appel à ma fille, prof de chinois
et prendre les mots en pleine face

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Je tire tes vêtements mais tu ne me vois pas
Absorbés par leurs écrans, les Chinois ne se regardent plus.
L’ai constaté partout à Shanghai. Dans le métro, dans les rues, au restaurant.
Les adultes s’ignorent et les enfants n’ont souvent pas droit au moindre regard. Au moindre mot.

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Parfois l’attente est source de bonheur.
L’ombre de maman va-t-elle apparaître au bout du chemin ?
La campagne parle des enfants « délaissés », confiés à leurs grands-parents à la campagne pendant que leurs parents vont travailler à la ville. Ces enfants restent des mois voire des années sans les voir…

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Il est urgent que le sang cesse de couler à l’école
En Chine aussi le monde des humains perd la tête et le cœur.

Qu’il pleuve ou qu’il vente

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Comme vos sœurs et vos frères de l’Ouest
vous errez aux carrefours
qu’il pleuve ou qu’il vente
gamelle en main
allez au-devant des autos
longez la file
le ventre creusé de faim
le regard vidé
attendez le tintement espéré de la pièce
en vain souvent

lorsque la monnaie ne tombe pas
vous guettez le prochain arrêt
marchez comme une bête enfermée dans une cage
lasse de ces allers-retours de feu vert en feu rouge
lasse de cette chasse au yuan sans fin
condamnée à revenir ici demain
qu’il pleuve ou qu’il vente.

À peine un peu moins pauvres

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Chaque jour, ils parcourent en tous sens l’araignée géante
ses rues, ruelles, passages secrets, artères, chemins, culs de sac
lui raclent la peau et les os, de l’aube au profond de la nuit
s’accrochent à leurs pattes bruyantes et puantes
et récupèrent ce qui gène
ne sert plus
ce qui jonche les trottoirs et les arrière-cours
bois mort et cartons pliés
planches et poutres
sacs bourrés de feuilles jusqu’à la gueule
puis se traînent sur leurs tricycles rouillés
roues grincent jusqu’aux dépôts de quartiers
passent à la pesée
déchargent et repartent au contact de l’araignée
à peine un peu moins pauvres
à peine un peu plus légers .

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Bouddha appréciera

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Patiemment
elles lavent, briquent et astiquent
statues stucs et dorures
surveillées de près par les gardiens géants et sévères
du temple Fa Zang Si

pas un regard, pas un sourire reçu des rares fidèles
indifférents
détachés
perchés autre part
comme insensibles à la présence de ces deux femmes

elles, travaillent et murmurent à peine, entre elles, pudiques, ailleurs elles aussi
j’entends des paroles que je ne comprends pas
seul le raclement de l’échelle sur le sol lisse déchire ce petit ruisseau de mots

flotte dans l’air une odeur de lessive, d’encens et de fleurs fraîches
en silence, Bouddha appréciera .

Le musicien aveugle

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Depuis ton retour de là-bas
chaque jour
tu te réveilles en fredonnant
la ritournelle aigre et triste
lancée sur son erhu par le musicien aveugle
assis à deux pas de la station de métro Jia Shan Lu

un ancien soldat sans doute
veste à galons, treillis gris et sandalettes d’été
deux bouches d’égouts comme décor
bicyclettes vieilles pour seuls gardes du corps

le visage penché vers tu ne sais quels souvenirs
vers quelles douleurs ?
tu l’ignores
il peine à faire danser ses doigts noirs et son archet géant
tendu vers aucun autre désir
tu le sais
que celui de mettre un peu moins d’obscurité
entre le monde et sa souffrance

tu voudrais qu’il chante mais non il ne chante pas
tu reconnais cet air sans voix déjà entendu à Pékin ou ici
alors, tu t’approches, et n’oses le fredonner
de peur que cesse le cri de cet homme

à ses pieds
un bidon métallique
aucune pièce n’y tinte
malgré le cœur blanc peint à la hâte sur son flanc .

Osmanthus, Guì Huā

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Osmanthus, ma belle et délicate
tu emplissais l’air de la ville
depuis tes branches ornées de ce jaune fragile
tendues au-dessus du sol encore tiède des jardins et des parcs
resplendissais en grappes petites
presque cachées à l’abri de larges feuilles
brillantes comme le désir de voir s’éterniser l’automne

Osmanthus
Guì Huā
en boucle réciter la douce musique de ton nom
langues mêlées
savourer le son latin et le chinois
humer du bout des doigts ton parfum citronné
paupières closes
et me réveiller à tes pieds.

Écrire odorant

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Quitter Shanghai sous la pluie
et en l’espace d’un demi jour
te voilà de retour
là où il fait froid
le nez bouché
même sans clore les yeux, tu laisses te rejoindre les visages et les paroles
les couleurs et les sons qui peignaient tes journées
garder aussi chaque odeur vivace
tenter de
garder les parfums qui flottaient dans l’air
essayer de
les parfums de là où tu fus tout ce temps
là qui est déjà là-bas
et qu’aucun clic sur aucune touche ne pourra ressusciter
ni aucune photo
se résoudre à l’impasse
tu voudrais tant pourtant
pauvre voyageur
tu rêves d’une écriture parfumée, de pages qui hument, de livre aux senteurs teintées de ce lointain

se contenter d’une liste de mots :

coriandre, grésil, peinture fraîche, feuillages pourris, raviolis fumants, poubelles égarées, gaz d’échappement, friture d’insectes, huile de vidange, roses des ruelles, fumier épandu, cloaques abandonnés, café au lait, canard laqué, toilettes publiques, merde, pisse, lessive en plein air, coquettes demoiselles, brochettes de chenilles, terre retournée, encens à l’entrée des temples, vieux pieds, vieux pets, menthe sauvage, tas de gravier, macadam mouillé, poissons séchés, tabac froid, carcasses à mouches, poulets en cages, maïs grillé, écrevisses au piment, étals de fruits, crayon taillé, encre de Chine, thé noir fumant, couronnes de jasmin, bol de riz blanc, osmanthus …

renifler encore, profond, sans qu’une seule seconde ton nez se débouche
accepter l’impossibilité d’écrire odorant .