Shanghai est un cahier d’écriture

 

cahierécritureLe cahier vert t’attendait patient bien au chaud dans ton sac à dos de voyageur curieux
il savait les mots déjà écrits et laissés en repos
il les avait oubliés un peu comme pour offrir plus tard lorsque le désir rejaillirait la joie de la redécouverte

cadeau silencieux et précieux

les pages quadrillées attendaient tes mains et tes yeux émerveillés
tu te souviens tu nommes à nouveau tu hésites aussi et parfois ta mémoire te fait défaut
tu acceptes ton immense petitesse face à la masse des mots
puis tu te remets à faire danser le crayon sur le papier et oses sans tarder orner le silence de ces sons et de ces tons

en confiance

à présent certains mots te sourient comme jadis ils réapparaissent paisibles depuis les cachettes où ta mémoire les avait déposés
tu en découvres de nouveaux et tu mesures l’immense chance de nommer le monde autrement.

La lune, la carrière et les caractères

24734FE7-BB41-4585-8013-D2E2562C1517Presque pleine lune brille tant que nuit fut peu paisible pensé aux nouvelles d’ici accueillies en désordre comme un flot continu d’autant plus violent qu’en fus coupé là-bas du coup ai sorti la machine à trier à élaguer à contenir le plus possible le flux de colère en moi histoire de conserver lucidité sens critique mais sans brider ma capacité à m’indigner ne vais pas dresser la liste de tout ce qui me fait bondir depuis qu’ai retrouvé notre vieux monde serait longue à dresser mais fais le choix de retenir le plus exaspérant le site antique de la Corderie à Marseille menacé par Vinci avec la bénédiction de la Ville ça résiste oui ça résiste beaucoup un combat quotidien des Marseillais pour sauvegarder le site entier il faut le gagner ce combat contre la fabrique du fric contre ce monstre aux dents d’acier c’est un combat pour notre mémoire vive notre dignité de Marseillais d’où que nos ancêtres et nous mêmes soyons arrivés sur le sol de la cité quelle que soit la date du début de l’histoire qui nous lie en profondeur avec la plus ancienne ville de France ne pas lâcher continuer à crier à dénoncer à s’opposer me souviens bien des sorties au cinéma de notre jeunesse descendions par le boulevard de la Corderie pour remonter vers le Breteuil ignorions la carrière mais elle nous entendait passer c’est sûr les vestiges encore enfouis captaient nos pas et nos paroles de fils et filles de Marseille souvenir vivace si on nous avait dit à l’époque nous serions venus nous agenouiller de fierté devant ces trésors les protéger aujourd’hui combat de haute importance et de haute lutte oui mal dormi donc  agité tourné et retourné dans le lit à cause aussi des caractères chinois que j’ai commencé à apprendre la trentaine de verbes que je sais dire que je comprends qui me servent pour échanger un peu et que je désire savoir écrire et lire maintenant la tâche est belle et difficile les mots ont défilé devant mes yeux tandis que de mes doigts dans le clair obscur de la nuit je tentais de répéter l’ordre des traits de chacun en me trompant forcément en mélangeant un peu il me faudra reprendre dans la quiétude du matin sur mon cahier quadrillé répéter répéter encore comme le font toutes celles et tous ceux qui chaque jour font entendre à Marseille que la carrière antique de la Corderie elles, ils y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux.

Shanghai est un petit cœur

mamanseule

La lumière baisse sur la ville te poses un peu sur un banc au bord du fleuve l’esplanade désertée à présent un tout jeune garçon approche en courant il montre le fleuve en criant à sa maman lasse elle semble peut-être la réveille-t-il plusieurs fois dans la nuit elle ne lui sourit pas avance la tête basse perdue dans ses pensées seule au monde le petit la regarde elle regarde le fleuve il saute et saute lui comme monté sur ressorts elle lui lance attention Xiao Xin 小心 littéralement Petit Cœur Xiao Xin facile à prononcer avec un ch tout doux dans le palais au début de chaque mot Xiao Xin facile à écrire facile à retenir le chinois est si touchant parfois petit cœur mon fils petit cœur il y a le fleuve juste en bas danger toi tu as aperçu un peu plus tôt la glaise brunâtre constellée de mégots de branchages d’herbes noires tomber là dedans pas tentant marée basse c’était sans doute comme le cœur de la maman le fleuve si tu le remontes tu verras la mer mon fils la mer oui avec des bateaux à prendre si sommes las des battements non-stop de cette ville si n’ai plus le cœur de m’accrocher mon fils je t’emmènerai oui irons voir ailleurs où coulent d’autres vies pas ce soir non trop tard bien sûr mon cœur mais bientôt oui tu aimeras j’en suis sûre te réveiller au bord de la mer regarder naviguer les bateaux là-bas à l’horizon vers l’Amérique toi Papet tu remontes vers le parc vas retraverser le fleuve longes les platebandes une chanson jolie s’échappe d’un baffle camouflé par une fausse pierre ne sais si elle plaira à la maman la chanson ni même si elle l’entendra lorsque elle quittera le fleuve son fils endormi dans les bras.

Onze femmes de Shanghai 十一个上海的女人

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Raconter en trois phrases un personnage en le décrivant « non pas en général, mais dans un moment précis d’une histoire…. non pas depuis lui-même, mais depuis son contexte et ce qui le meut ».
En raconter onze en tout.
J’avoue que j’ai tourné viré pendant de longues semaines avant de me lancer sur les traces des 68 contributeurs qui se sont avant moi laissé tenter par l’invitation-proposition de François Bon sur son Tiers Livre.

Peu ou pas inspiré suis depuis de très longs mois. Deux romans en jachère. N’arrive pas à faire émerger les mots qui pourraient leur donner un semblant de suite.
Seuls quelques poèmes parviennent à s’échapper de temps en temps de mon stylo.
Au quotidien, se résoudre à répéter et conjuguer le mot résilience au fond du brouillard de soi-même, et pas que dans l’écriture.

Et puis, une petite embellie avant-hier à la lecture de la très belle contribution d’Arnaud Maisetti à l’atelier de François. Ses onze personnages esquissés à partir d’expériences de voyages m’ont renvoyé illico à Shanghai, si chère à mon cœur.
L’an passé, mon voyage là-bas m’avait inspiré plus de cinquante Shanghaikus.
Je les ai revisités et me suis lancé en choisissant onze femmes approchées lors de mes séjours annuels à Shanghai.

Pour le plaisir et le mystère de la calligraphie, j’ai demandé à ma fille de traduire le titre de ce billet, en attendant de pouvoir moi-même un jour écrire correctement en chinois.

十一个上海的女人

1. Jia Jia dessine sur la peau des hommes les tatouages qu’ils ont choisis.
Au revers de sa main qui danse au rythme de l’aiguille gorgée d’encre, elle s’est fait tatouer le Mont Fuji d’Hokusai. Il l’accompagnera cet hiver au Pays du Soleil Levant, dans son premier voyage hors de Chine.

2. En attendant que le feu passe au rouge, Feng fredonne la ritournelle triste diffusée par son autoradio. Elle voudrait bien rentrer chez elle après ses dix heures de volant, mais tant que des bras se lèveront au-devant de son taxi, elle continuera de braver les embouteillages. À bientôt 70 ans, Feng travaille sans compter pour payer les études de son fils, futur avocat d’affaires.

3. Rue Fuzhou Lu, Zhen agite un éventail pour chasser la vapeur qui s’échappe de trois petits paniers ronds en bambou. Debout dans un réduit brun de crasse coincé entre une boutique dédiée à la calligraphie et un salon de coiffure, Zhen vend ses raviolis à la pièce. Un très vieil homme est allongé devant une télé miniature au fond du réduit. Sans doute son père.

4. Mei brandit en souriant la grosse pomme de terre arrachée du sol noirâtre de sa parcelle. Avec son mari Wang, ils se sont installés là un beau jour sans rien demander à personne. Depuis, sans rien échanger d’autre que des éclats de rire, ils cultivent leurs légumes. Mei et Wang n’ont jamais eu d’enfant.

5. Hua a oublié le son de la première pièce jetée par un passant sur le trottoir où elle joue du ErHu près de la station de métro Xindianti. Hua ne connaît ni le visage ni le prénom du jeune homme qui chaque jour la ramène chez elle sur son vélo. Hua est aveugle et fêtera ses vingt ans le mois prochain.

6. Ting Ting est en colère mais seule Niu, sa fille de cinq ans, le sait. Tout à l’heure, à la sortie de l’école, elle a tendu la main au maître mais il l’a ignorée. Au début de l’année, pourtant, elle était allée le saluer. Il lui avait même souri. Aujourd’hui, il n’a parlé qu’avec les mamans qui lui tendaient une petite enveloppe.

7. Agenouillée face à une croix aux lumières fluorescentes rouges, Xia-He murmure sa prière à Jésus les yeux fermés. Elle a rencontré le pasteur et la foi au moment où son fils Deng s’enfonçait dans l’alcoolisme. Aujourd’hui Deng est mort et Xia-He se rend au temple chaque jour.

8. Yun ne dit jamais un mot aux joueurs dont elle porte le sac sur le parcours du Sheehan Golf Club. Elle se contente de leur sourire, de tenir le drapeau sur le green et de leur nettoyer les clubs, comme on le lui a appris. Parfois on lui tend la pièce après la partie. Yun la refuse toujours et tente d’oublier qu’ici, le droit de jeu dépasse ce qu’elle gagne en un mois.

9. Li Na avait trouvé une place de vendeuse chez un boulanger installé près du Bund. C’est la première fois qu’elle travaillait depuis la fin de ses études de psychologie. Li Na s’y plaisait bien, mais demain, il lui faudra quitter la boutique car son patron l’a surprise ce matin en train de manger un croissant en cachette.

10. Lo Shen n’en peut plus de cette chaleur dans la salle d’attente. La climatisation est en panne, ils lui ont dit à l’accueil de l’hôpital. Près de six heures qu’elle patiente parmi des dizaines d’autres mamans et elle n’est pas sûre de passer avant la nuit. Lo Shen n’a plus d’eau à donner à Zhou, son fils de six mois, exténué de fièvre.

11. Dans l’avion qui la ramène au pays, Xiu ne relève pas les sourires moqueurs et les plaisanteries grivoises de quelques passagers avinés. Elle continue de leur servir du champagne, le visage impénétrable. Demain-matin, elle ira réclamer à sa compagnie de ne plus l’affecter sur la ligne Shanghai-Paris.

Au Château de Versailles, des Chinois, une Béarnaise et des jardins

De la Cour d’honneur à la chambre du Roi, du hameau de la Reine au Jardin français, nous avons côtoyé des centaines de touristes chinois* hier en visitant le Château de Versailles. Bien présents parmi les Russes, les Espagnols, les Italiens, les Japonais, les Québécois, les États-Uniens, les Pakistanais et les quelques Français qui ont pris d’assaut l’endroit. Une bonne heure de piétinement sur les pavés de la Cour d’honneur, sous un soleil trentenaire en degrés, une belle mêlée sur le parquet grinçant de la chambre de sa majesté Louis XIV, une longue promenade dans ce domaine exceptionnel de grandeur et de beauté. Avec Chantal, ma compagne, nous avons savouré. Et n’avons pas oublié les milliers et milliers d’ouvriers qui ont bâti cette merveille au fil des années.

*Cette affluence de touristes venus de l’Empire du milieu est sans doute liée à l’exposition « La Chine à Versailles, art et diplomatie au XVIIIème siècle » présentée jusqu’au 26 octobre au Château de Versailles. J »y reviendrai ici dans un tout prochain billet.

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