« Bienvenue au parc Ueno. Veuillez ne pas utiliser de feu dans le parc. Ne nourrissez pas les animaux. Merci d’emporter vos déchets avec vous. »
Pendant que les hauts parleurs du parc diffusent leur message de sécurité destinés aux visiteurs, je découvre une femme qui médite près d’un arbre immense, à deux pas de la pagode à cinq étages du temple bouddhique Kaneiji. Elle s’est assise sur un espace de méditation conçu – en 2022 – en bois de gingko par l’architecte Hiroshi Nakamura. Vingt-cinq mètres de haut, un tronc d’environ huit mètres de circonférence, ce camphrier est âgé de plus de six siècles. Il était là, paraît-il, avant la construction du temple, qui fut le plus grand lieu de culte bouddhique du Japon. Seuls son bâtiment principal et la pagode ont survécu à des incendies et aux bombes de la Seconde Guerre Mondiale.
« S’incliner deux fois profondément et respectueusement. Frapper deux fois dans ses mains. S’incliner à nouveau une fois profondément et respectueusement. Enfin, s’incliner légèrement une fois avant de partir. »
Ainsi sont venues prier deux jeunes femmes, adeptes du shinto, la plus ancienne religion du Japon, devant la porte Karamon du sanctuaire Toshogu, dans le parc Ueno. Après s’être recueillies, elles sont allées se choisir une ema, えま, au kiosque du sanctuaire. Une ema est une petite tablette en bois, une offrande votive. Traditionnellement, les visiteurs des sites shintos y écrivent leurs vœux : bonne santé pour la famille, résolutions du Nouvel An, prières pour la réussite aux examens, c’est au choix. Ensuite, ils les accrochent à un support spécial, en espérant que leurs vœux seront exaucés. Dans l’allée qui mène au sanctuaire, une ribambelle de emas sont suspendues et alignées dans de longs présentoirs. Toutes ne portent pas des vœux en japonais…
Les adeptes du shinto vénèrent les kamis, かみ. Ce sont des esprits liés à des forces naturelles comme le vent, les rivières et les montagnes. Je me prends à rêver de rencontrer les kamis du Mont Fuji…
Sur une large esplanade du Parc Ueno, j’aperçois un groupe de gens en rang d’oignon, en pleine séance de gymnastique. Rythmée par une petite musique qui sort d’un baffle portatif, la voix d’un homme semble réciter des mantras. Je ne reconnais pas la sonorité du japonais. Pardi ! C’est du chinois. Toutes et tous sont des adeptes du Falun Dafa, ou Falun Gong. Ce mouvement est né en Chine. Il mescle le bouddhisme, le taoïsme et le Qi Gong chinois et met l’accent sur la méditation et la pratique de mouvements lents et souples. Face à moi, la plupart des pratiquants semblent avoir dépassé la soixantaine. Le côté austère de leur ballet m’évoque un peu la discipline militaire. Les visages sont fermés, tristounets. Rien à voir avec l’allure harmonieuse des pratiquants du Taichi en plein air rencontrés il y a quelques années en Chine. Et encore moins avec les joyeux balètis improvisés des dimanches après-midi dans les parcs de Shanghai, sur de la musique latino.
Jetlag oblige, je me suis réveillé tôt. À peine le nez dehors, sensation de respirer dans un sauna. 30 degrés à l’ombre dès le petit matin, humidité au taquet, j’avance en fredonnant Ò que calor, la chanson de Moussu T. En nage, forcément, après cinq minutes de marche vers l’immense Ueno Kōen, うえのこうえん, l’un des plus anciens parcs publics du Japon. C’est au printemps qu’il est le plus fréquenté, pris d’assaut même fin mars début avril, lorsque les Japonais viennent en famille bader les cerisiers en fleurs, les sakura, さくら. Rien de tel en été. Les centaines de cerisiers attendent leur heure. Au détour d’une allée, un kiosque à boissons et bibelots me tend les bras . – De l’eau s’il vous plaît ! お水をください! La marchande est souriante. Je suis son premier client de la journée. Comme je lui prends deux bouteilles, et pour me remercier de dire trois mots en japonais, elle m’offre un éventail en plastique à l’effigie du groupe de J-Pop,Juliana no Tatari. Avec elle, nous écoutons en rigolant un titre sur mon téléphone. La J-Pop n’est pas trop ma tasse de thé, mais le côté déjanté de la vidéo ne me déplaît pas. Je découvre que ce style musical est associé à la culture pop japonaise des années 80-90 qualifiée de « bubbly », pétillante. L’ambiance festive évoque des clubs comme Juliana Tokyo, où la dance music et les looks flashy dominaient. Il faudra que je me renseigne sur ce que signifient leurs chansons. En attendant, je remercie la dame, どうもありがとう!, et file me mettre à l’ombre, une troisième bouteille en réserve dans le sac à dos.
À la sortie de Ueno Station, je me joins à quelques spectateurs qui font face à un chanteur de rue à la voix aigüe. Il s’est installé devant son synthétiseur, près d’un chantier à l’arrêt, sous la voie ferrée. Le fond sonore ne le perturbe pas. Il fait chaud et humide. J’ai très soif. Je ne m’éternise pas et pars vers le Parc Ueno voisin qu’il me faut traverser pour rejoindre mon auberge, appelée ryokan, りよかん en japonais. Dans les allées, le chant des grillons – les suzumushis, すずむし- m’accompagne. J’ai lu que c’est à l’approche de l’automne que leur petite musique résonne le plus et que les Japonais s’intéressent depuis des siècles au chant de ces insectes comme à celui des cigales. Il paraît qu’il n’est pas rare à Tokyo, vers la fin de l’été, de voir des gens placer quelques suzumushis dans une petite cage en bambou installée devant leur fenêtre et profiter de leur concert. Rien de tel dans mon ryokan. Le chant des grillons est moins présent dans ce quartier. En arrivant, je découvre sur une étagère des statuettes représentant sept Bouddhas, une petite poupée rieuse qui ressemble à un santon joufflu et de jolis origamis, おりがみ. Le sens japonais de l’accueil n’est pas une légende.
Dans le monorail qui relie l'aéroport de Haneda au centre de Tokyo, un petit garçon me fait face, assis sur une grosse valise métallique entre son papa et sa maman. Ils sont beaux tous les trois. Tout sourire, il m'écoute lui dire les tout premiers mots que j'ose en japonais : あなたはかわいいです! Tu es mignon ! Ses parents sont contents. Je lui demande son prénom. Il s'appelle Wataru. C'est doux à prononcer Wataru, avec ce "r" qui ressemble bien davantage à un "l". Wataru a quatre ans. Il habite le nord du Japon. Avant la rentrée des classes, il vient passer quelques jours à Tokyo. Peut-être chez de la famille ou des amis. Ses parents ont pris quelques sacs avec des cadeaux dans leurs bagages. Le train ralentit. Hamamatsucho Station en approche. Je vais descendre là et prendre une autre ligne. Wataru me sourit encore et me lance : なんさいですか?Quel âge as-tu ? Comme j'ai bien révisé, je réussis à lui dire que j'ai 70 ans. Encore une petite demi-heure de trajet et j'arriverai à Ueno Station. Il est 20 heures. 7 de moins en France. Plus d'un jour plein de voyage. Un peu décalé mais hâte de me retrouver au grand air dans Tokyo où je n'étais plus retourné depuis douze ans. (à suivre)
Dix ans jour pour jour ont passé depuis le 11 mars 2011 et le terrible tsunami qui endeuilla le nord-est du Japon. La ville de Kamaishi pleura près de 900 morts et des milliers de disparus. Deux ans plus tard, en mai 2013, de retour d’un voyage là-bas, j’ai décidé d’écrire En attendant la pluie, un conte dédié à toutes les personnes que j’y ai rencontrées et qui m’ont bouleversé. Ce petit livre publié aux Éditions Parole est bilingue, en français et en japonais. Il mescle deux langues, deux sonorités, deux cultures. En voici les premières phrases, lues par moi même et par Momomi Machida, qui a traduit le livre.
En hommage aux gens de Kamaishi, si dignes et si courageux, j’avais à l’époque avec mes deux jeunes enfants Zoé et Marius, récité et enregistré quelques haïkus des grands maîtres japonais. Leurs voix ont bien changé depuis mais je me souviens de notre émotion commune ce-jour-là.
Le nez en l’air comme toujours. Prendre de la hauteur, loin du spectacle pesant d’ici-bas. Lancer le regard ailleurs, vers où se se profilent d’autres rêves possibles. En montagne, vers Gavarnie, il y a de quoi se les dessiner ces autres contrées, au-delà des cimes. Lambiner là-haut, au-dessus des bouleaux, des hêtres, des pins à crochets et des mélèzes.
Profiter de la voie laissée libre à l’avancée, puis constater que le voyage est bien éphémère, rattrapés que sommes par la traîne des jets intercontinentaux et l’inquiétante chaleur de février qui trimballe avec elle le souvenir des glaciers disparus. Revenir sur terre. Au ras des cairns, au fil des écorces et de la neige de début janvier encore en résidence mais lourde d’humidité.
Trouver une trace, soudain. Un isard sans doute descendu dans cette clairière. Peut-être est-il venu s’abreuver au Gave de Pau qui prend naissance ici. Vivace et chantant, le jeune homme glacé. Bien davantage que jadis à cette époque, lorsque les neiges ne se mettaient pas à rendre l’âme au milieu de l’hiver.
Tourner le dos à l’amont. Serpenter dans les vallées. Redescendre. Croiser un berger et sa bergère auprès de leur troupeau de brebis. Juste le temps de se saluer qu’ils ont déjà disparu.
Elles sont de retour, les grues sauvages. À peine parties se réchauffer au sud du sud que les revoilà, en vol d’écrivaines sur les pages du ciel, tantôt grises, tantôt bleues tendre. Ne pas traîner pour en saisir la trace. Elles avancent sur un tempo si décidé les demoiselles, que leurs minuscules messages apparaissent aussi vite qu’ils s’effacent. Le temps du souffle d’un soupir, le concert monocorde de leurs cris et de leur calligraphie s’est évanoui.
De retour à la maison, se connecter sur Radio Garden et filer jusqu’au Japon. Près de 4 heures du matin là-bas. Rechercher la station la plus proche du Mont Fuji. Trouver Odawara FM, en mode radio de nuit. Se laisser embarquer. Pop japonaise et jazz à foison. Souple. Prendre le temps d’en savourer chaque mesure.
Sur les hauteurs de Cannes j’ai croisé un gabian paisible juché sur une murette et qui contemplait la ville. Il n’a pas bronché lorsque je me suis approché pour lui demander où il nichait, s’il avait des petits, s’il appréciait la vue depuis le Suquet. Il a juste esquissé quelques pas de côté quand il a vu que je cherchais à percer le mystère de son œil jaune assorti à son bec et ses pattes palmées. Puis il est allé se poser en contrebas sur un petit mur en briquettes bistres comme des tomettes. J’avais encore quelques questions à lui poser, alors je suis descendu vers lui sans me presser, en savourant la lumière vive de janvier au bord de la Méditerranée. Lorsque j’ai voulu prendre place à ses côtés, il s’est envolé. Je l’ai photographié. J’aurais bien aimé qu’il m’offre son rire acidulé, mais même pas. J’ai seulement entendu remonter de la ville des cris d’écoliers à la récré et une sirène de bateau de retour des Îles de Lérins. Un de ces quatre, il faudra que j’aille goûter au silence qui entoure les moines de l’Île Saint-Honorat. Les gabians y vivent nombreux paraît-il.
Un autre matin s’est levé sur les yachts alignés le long de la jetée Albert Édouard, derrière le Palais du Festival. Désertés pour la plupart. Vides de présence humaine, vigiles et agents d’entretien exceptés. Pavillons multicolores, odeur de fric, éclats de luxe, relents de paradis fiscaux. Silencieuse nausée rythmée par le frottement à peine exaspéré des cordes et des bouées sur les coques rutilantes en bord de quai. Culbute de mots et de rime pauvre dans ma tête. Voyage, sabotage, partage, ravage, dommage, abordage.
Mon écoute-podcast de la semaine. Des mots d’adieu à la radio. D’ultimes poèmes avant le départ vers la mort. L’émission L’Expérience sur France Culture les donne à découvrir : « Tombez, fleurs de cerisiers » : 1945, derniers mots de kamikazes japonais. Bouleversant voyage sonore autour des nombreuses lettres adressées à leurs familles, leurs enfants, leurs amis par de tout jeunes soldats, au dernier jour de leur courte vie, la veille de leur ultime mission à bord de leurs avions-suicide. Ces poèmes pour quitter le monde prolongent une tradition aristocratique et lettrée, pratiquée jadis par les moines et les samouraïs.
Envie de rester encore un peu au Japon, et de partager ces trois merveilles dénichées sur Twitter, signées Keizaburo Tejima (Les cygnes), Shiho Sakakibara (Le prunier et la mésange) et Kiyoshi Niiyama (Le temple sous la neige).
Le retour des engelures, de la goutte au nez, de l’écharpe épaisse et du bonnet. Le givre sur les feuilles, quelques flocons savourés comme des friandises. Et voilà le désir de Fuji qui renaît.
Ce rêve de monter jusqu’à son sommet se réveille aussi en été lorsque je pars marcher face aux Pyrénées. Mais voilà l’hiver venu et sans trop savoir pourquoi, le désir d’aller un jour tout là-haut se fait encore plus vivace. Chez mon libraire préféré, j’ai aggravé mon cas en dénichant le livre de Dazai Osamu, Cent vues du mont Fuji, dont l’un des récits est dédié à la mythique montagne japonaise. « Ce soir-là, le Fuji était magnifique. Vers dix heures, mes deux compagnons me laissèrent pour rentrer chez eux. Ne dormant pas, je sortis. J’avais gardé ma veste d’intérieur. La lune jetait un vif éclat sur le paysage nocturne. Merveilleux spectacle : sous les rayons de la lune, le Fuji, translucide, avec ses reflets bleutés. Était-ce un renard qui l’avait ensorcelé ? La montagne, bleue comme l’eau ruisselante. Éclat phosphorescent. Feux follets. Étincelles. Lucioles. Hautes herbes. Kuzuno-Ha. Je marchais tout droit dans la nuit. mais avec l’impression d’être sans jambes. Seul résonnait avec clarté le bruit de mes sandales. – dont on eût dit qu’elles ne m’appartenaient pas, que c’étaient des êtres totalement indépendants de moi. Je me retournai doucement et regardai le Fuji. Il était comme une flamme aux reflets bleus flottant dans le ciel. » Me languis d’aller le voir de près. De jour comme de nuit. Et pourquoi pas avec mon James sur le dos ?
Ce concerto en mi mineur d’Elgar, interprété par l’étoile filante Jacqueline du Pré au violoncelle (Daniel Barenboïm à la baguette de l’Orchestre Philharmonique de Londres en 1967), est l’une des œuvres préférées de la violoncelliste Claire Oppert, reçue par Chloë Cambreling sur France Culture et découverte en podcast cette semaine. Quelle découverte ! La musicienne a choisi d’orienter son art vers le soin et de devenir thérapeute musical. Elle a commencé à jouer d’abord auprès de jeunes autistes, puis auprès de femmes et d’hommes qui vivent dans des Ehpad, et puis dans des unités de soins palliatifs. La musique qui soigne, qui apaise, parce qu’elle parle à l’intelligence du cœur. Parce qu’elle a la capacité d’aller chercher à l’intérieur de chacun ce qui est encore intact et source de joie.
Une apparition dans le port de Cannes. Ce cygne en face du vieux quartier du Suquet. Affamé, le pauvre. Il s’est approché lorsqu’il m’a aperçu sur le quai. N’ai eu rien d’autre à lui offrir que mon émerveillement. L’ai salué et lui ai confié un autre de mes rêves, tiens, tout aussi vivace que celui du Fuji : réussir à jouer un jour sur mon James ce morceau-là :
Le Cygne de Saint-Saëns – Yo-Yo Ma, violoncelle et Kathryn Stott, piano