À la ligne – Feuillets d’usine – Lecture de Joseph Ponthus (29)

Chaque jour, un chapitre lu à voix haute de À la ligne – Feuillets d’usine, le roman de Joseph Ponthus (Chapitre 29)

Chaque jour, une chanson de Charles Trenet, dont Joseph Ponthus était fan.

Le soleil et la lune – Charles Trenet

(À demain, 7h30…)

livreJosephPonthus

À la ligne – Feuillets d’usine est publié aux Éditions de la Table Ronde et chez Folio

Photographie du haut : Conserverie à Plozévet, le travail des sardines – Source Le Télégramme

Livres de ma vie / Le soleil des mourants / Jean-Claude Izzo

IMG_5967

C’est le dernier roman de Jean-Claude Izzo. De tous ses livres, c’est celui qui incarne le mieux la lucide révolte et la tendre désespérance dont était empreint l’auteur marseillais. Le soleil des mourants, ou l’histoire de la sombre dérive de personnes sans toit, depuis Paris jusqu’à Marseille. La lente agonie de personnes sans amour. Sans avenir. Ce roman, Izzo le publia en 1999, quelques mois avant sa mort, le 26 janvier 2000. Voici comment il le présentait : « Ceci est un roman. rien de ce qu’on va lire n’a existé. Mais comme il m’est impossible de rester indifférent à la lecture quotidienne des journaux, mon histoire emprunte forcément les chemins du réel. Car c’est bien là que tout se joue, dans la réalité. Et l’horreur, dans la réalité, dépasse – et de loin – toutes les fictions possibles. Quant à Marseille, ma ville, toujours à mi-distance entre la tragédie et la lumière, elle se fait, comme il se doit, l’écho de ce qui nous menace. » Quinze ans plus tard, Le soleil des mourants reste hélas un roman d’une brûlante actualité. Et pas seulement à Marseille…

… Le Vieux-Port, jusqu’à la mort de Rico, c’était ma balade quotidienne. Ma préférée. Un remède contre l’asphyxie – la ghoumma, comme on dit chez nous, quand les vieux ils nous coincent à la maison.

Je marchais jusqu’au Fort Saint-Jean, puis je tirais le long de la digue, vers l’entrée de la passe. Là où commence la mer. Avec l’horizon au fond. Et l’Algérie de l’autre côté, sur l’autre rive. Je me calais dans les rochers et, tout en fumant un bon pétard, je restais des heures à rêvasser. 

Marseille, du moins de ce côté-là de la ville, ça m’a toujours rappelé Alger. Ce n’est pas que j’avais la nostalgie de chez moi, n’allez pas croire. Chez moi, ça n’existe plus. Je n’y refoutrai jamais les pieds. Alger, je veux oublier. Mais c’était juste que j’avais besoin de me raccrocher à quelques souvenirs. C’est tout ce qui me reste, quelques souvenirs.

Je n’étais pas le seul à venir les faire revivre ici. Des tas de types trainaient autour du Fort Saint-Jean, seuls ou en groupes. Pas mal d’Algériens comme moi. Mais aussi des Africains, des Turcs, des Comoriens, des Yougoslaves… Un mec, il voulait me revendre de la dope, il trouvait que Marseille ressemblait à Dubrovnik.  » Ça ressemble à où on veut « , je lui ai répondu. Maintenant, pourquoi on débarque tous ici, les uns après les autres, c’est une autre histoire. Mais, vous voyez, je ne me suis jamais pris la tête avec ça.

Moi, tranquille dans mes rochers, je fermais les yeux, et je me revoyais avec mon copain Zineb, à l’Éden ou aux Deux-Chameaux, à nous taper des bains tout l’été. Et ça me faisait un bien fou de repenser à lui. De repenser à lui comme ça, à piquer des plongeons dans l’eau tiède du port. À crier, à rire. À siffler les filles… Ça me réconfortait bien, quoi. Et surtout, ça calmait mon envie de foutre le feu à cette putain de saloperie de planète. Faut dire que si j’avais les bonnes allumettes pour ça, le feu, il y a longtemps que je l’aurais mis…

@ Flammarion 1999

Illustration de couverture de l’édition J’ai lu : Joëlle Jolivet

 

Livres de ma vie / peintres en coffret / Cézanne

Cézanne1

C’est un coffret de planches illustrées, de reproductions de toiles de Cézanne. Sur la tranche, dix lettres : CÉZANNE en gros caractères et N.E.F. , pour Nouvelles Éditions Françaises, en plus petit. C’est avec ce livre au format 32,5 cm x 24 cm que mon père m’a fait découvrir les grands peintres, comme il aimait me les présenter. – Regarde comme c’est beau ! , il me disait, en s’attardant sur les toiles peintes à Marseille. Je me souviens de Neige fondue à l’Estaque, paysage d’hiver à la tonalité noirâtre, si proche de celle qui empreint parfois ma ville les longs jours sombres d’hiver. Je me souviens aussi de Le golfe de Marseille vue de l’Estaque, qui m’offrait un inédit panorama sur la cité. Inédit pour moi, petit Marseillais accroché à mon quartier d’Endoume, baigné par la mer certes, mais d’où ne me sautait aux yeux que le contre-champ de cette toile.

L'estaque

Ce livre m’a aussi plongé dans l’univers des mots qui décrivent la peinture puisque au verso de chacune des planches figurait un texte racontant le rapport du peintre à la toile. Plus tard, je me surprendrai parfois en visitant une exposition à porter d’abord mon regard sur la description et le titre de la toile plutôt que sur la peinture elle-même… J’essaie de me corriger… Dans la bibliothèque de mon père depuis les années 60, ce Cézanne est rangé aux côtés d’autres coffrets aux noms mythiques Van Gogh, Renoir, Monet, Toulouse-Lautrec, notamment. D’autres très belles découvertes d’enfance. J’y reviendrai ici.

Livres de ma vie / Calligrammes #3

CalligrammespageavectitreUn poème en forme de cheval. De buste de cheval plus précisément, dont la jambe droite piaffe élégamment. Toujours eu peur des chevaux mais là, ce poème-dessin m’enchanta dès sa première lecture. Une ode courte à la poésie. À la nécessaire beauté de la poésie. Une invitation à oser les vers et les rimes. Oser l’enchantement des mots posés sur la page. Ou l’écran…

 » Homme vous trouverez ici

une nouvelle représentation

de l’univers en ce qu’il a de plus

poétique et de plus moderne

 

homme homme homme

homme homme

 

Laissez-vous aller à cet art

où le sublime n’exclut pas le charme

et l’éclat ne brouille pas la nuance

c’est l’heure ou jamais d’être sensible

à la poésie car elle domine

tout terriblement  »

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918)

Livres de ma vie / Calligrammes #2

Calligrammespageavectitre

Les vers de ce sublime poème d’amour dessinent le visage de la bien aimée. L’ai découvert tout jeune, à l’époque de mes premières amours tenues au secret par timidité. Ou bien parce que c’était sans doute plus fort encore de les taire et de leur préférer la beauté des lettres ainsi posées sur la feuille. Plus fort peut-être de s’attarder un instant sur les sons de ces mots à peine murmurés face à la fenêtre de ma chambre qui donnait sur la mer. J’ignorais à l’époque que ce texte figurait dans le recueil Poèmes de la paix et de la guerre, écrit par Apollinaire entre 1913 et 1916. La tragédie absolue de la Grande guerre vint en moi plus tard. Lorsque ma grand-mère raconta que son promis n’était jamais revenu du front.

 » Reconnais-toi

Cette adorable personne, c’est toi

Sous le grand chapeau canotier

Œil

Nez

La Bouche

Voici l’ovale de ta figure

Ton cou Exquis

Voici enfin l’imparfaite image de ton buste adoré

Vu comme à travers un nuage

Un peu plus bas c’est ton cœur qui bat « 

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918)

Livres de ma vie / Haiku. Issa #3

Les cerisiers en fleurs. Ils inspirent les poètes japonais depuis des siècles. Leur floraison ne dure que quelques jours. Peut-être est-ce là que réside la source de l’adoration que vouent les Japonais à ces arbres magiques. Issa leur a dédié de nombreux haïkus. En voici quatre. Empreints d’un souffle qui tutoie l’universel.

 

HaikuIssa

 

« Fleurs de cerisier

dans la nuit – de belles femmes

descendant du ciel »

 

« Cerisiers la nuit

une musique du ciel

qu’écoutent les hommes »

 

« Ce monde imparfait

mais pourtant recouvert de

cerisiers en fleurs »

 

« Fleurs de cerisier –

au milieu d’elles se traîne

le genre humain ! »

 

 Copyright @ Editions Verdier

Livres de ma vie / Haiku. Issa #2

Une vie d’errance à observer le monde. Issa ne cessa de contempler la nature. À l’âge de 28 ans, il partit pour un pèlerinage à travers son pays. Crâne rasé et vêtu d’une simple robe. Il marcha pendant 7 ans. Entouré de fleurs, de vent et d’oiseaux.

 

HaikuIssa

 

« Hirondelles du soir

et pour moi un lendemain

sans le moindre but »

 

« Dans les fleurs de thé

ils s’amusent à cache-cache

les petits moineaux ! »

 

« Viens donc avec moi

et amusons-nous un peu

moineau sans parents »

 

Copyright @ Editions Verdier

Livres de ma vie / Haiku. Issa #1

Issa. Quatre lettres pour un nom qui embrasse toute la poésie du monde. L’un des maîtres du haïku il fut. Fils de paysans japonais. Une vie de moine tissée de deuils et de malheur. Un désir quotidien pourtant de dire « le merveilleux sentiment de vacuité d’où surgit l’événement. » Découvert Issa grâce à ma fille aînée qui me parla de la poésie courte venue de Chine. Ancêtre des haïkus. Issa en est l’un des grands maîtres. Il vécut de 1763 à 1827. Comme si c’était hier. Ses haïkus m’accompagnent chaque jour. Tristes souvent. Merveilleux toujours.

 

HaikuIssa

 

« Lorsque l’on vieillit

même la longueur des jours

est source de larmes »

 

« Une grande paix

son regard perce la haie

moine de montagne »

 

« Là puis envolée

la première luciole –

du vent dans ma main »

 

Copyright @ Editions Verdier

Livres de ma vie / Oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor #3

Léopold Sédar Senghor fut fantassin de 2ème classe au 31ème régiment d’infanterie coloniale et passa deux ans dans un camp de prisonniers. Il n’oublia jamais ses camarades tirailleurs sénégalais qui perdirent la vie lors des deux conflits mondiaux. Témoin, ce vibrant poème qui leur est adressé. Il l’écrivit à Tours en 1938. Il résonne en moi d’autant plus fort que très tôt mon père m’a parlé Histoire. M’a raconté. À Marseille débarquèrent à l’automne 1914 les troupes coloniales – notamment les tirailleurs sénégalais et algériens – avant de rejoindre les soldats français au front.

 

Senghor

 

Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France

« Voici le Soleil

Qui fait tendre la poitrine des vierges

Qui fait sourire sur les bancs verts les vieillards

Qui réveillerait les morts sous une terre maternelle.

J’entends le bruit des canons – est-ce d’Irun ?

On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat inconnu.

Vous mes frères obscurs, personne ne vous nomme.

On promet cinq cent mille de vos enfants à la gloire

des futurs morts, on les remercie d’avance futurs morts obscurs

Die Schwarze Schande !

 

Écoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de la terre noire et de la mort

Dans votre solitude sans yeux sans oreilles, plus que dans ma peau sombre au fond de la Province

Sans même la chaleur de vos camarades couchés tout contre vous, comme jadis dans la tranchée jadis dans les palabres du village

Écoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles et sans yeux dans votre triple enceinte de nuit.

Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les larmes de vos femmes anciennes

–      Elles ne se rappellent que vos grands coups de colère, préférant l’ardeur des vivants.

Les plaintes des pleureuses trop claires

Trop vite asséchées les joues de vos femmes, comme en saison sèche les torrents du Fouta

Les larmes les plus chaudes trop claires et trop vite bues au coin des lèvres oublieuses.

Nous vous apportons, écoutez-nous, nous qui épelions vos noms dans les mois que vous mouriez

Nius, dans ces jours de peur sans mémoire, vous apportons l’amitié de vos camarades d’âge.

Ah ! puissé-je un jour d’une voix couleur de braise, puissé-je chanter

L’amitié des camarades fervente comme des entrailles et délicate, forte comme des tendons.

Écoutez-nous, Morts étendus dans l’eau au profond des plaines du Nord et de l’Est.

Recevez ce sol rouge, sous le soleil d’été ce sol rouge du sang des blanches osties

Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais

MORTS POUR LA RÉPUBLIQUE ! »

 

Copyright @ Editions du Seuil

Livres de ma vie / Oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor #2

Le chantre de la négritude – il fut aussi le premier président de la république du Sénégal – écrivit aussi nombre de poèmes d’amour d’une beauté absolue. Inspirés notamment par sa femme Colette. « Avant la nuit » est extrait de ses Lettres d’hivernage. L’hivernage de la Femme. Avec un F majuscule comme il aimait l’écrire pour les célébrer toutes.

Senghor

Avant la nuit

 

« Avant la nuit, une pensée de toi pour toi, avant que je ne tombe

Dans le filet blanc des angoisses, et la promenade aux frontières

Du rêve du désir avant le crépuscule, parmi les gazelles de sable

Pour ressusciter le poème au royaume d’Enfance.

 

Elles vous fixent étonnées, comme la jeune fille du Ferlo, tu te souviens

Buste peul flancs, collines plus mélodieuses que les bronzes saïtes

Et ses cheveux dressés, rythmés quand elle danse

Mais ses yeux immenses en allés, qui éclairaient ma nuit.

 

La lumière est-elle encore si légère en ton pays limpide

Et les femmes si belles, on dirait des images ?

Si je la revoyais la jeune fille, la femme, c’est toi au soleil de Septembre

Peau d’or démarche mélodieuse, et ces yeux vastes, forteresses contre la mort. »

 

Copyright @ Editions du Seuil

Livres de ma vie / Dictionnaire des mots rares et précieux #4

Verbes à foison dans la langue française. L’une de ses richesses. Peut-être la plus précieuse. Le verbe teinte. Nuance. Il invite au voyage. Dans l’espace et dans le temps. Difficile à conjuguer parfois mais on lui pardonne. En voici trois, en D. Comme deviner ou débroussailler. À vous de faire rouler les dés.

dictionnaire des mots rares et précieux

DÉBACLER, v.tr. Mar. Faire sortir d’un port les vaisseaux vides afin de permettre aux bateaux pleins d’y venir décharger à leur tour.

DÉCOMPOTER, v.tr. Agric. Modifier l’ordre dans lequel se suivent les semailles et les fumures.

DUIRE, v.tr. Vieux mot qui a signifié accoutumer, dresser, et qui ne s’est conservé que dans le vocabulaire de la fauconnerie, où l’on dit duire un oiseau pour l’apprivoiser et lui enseigner à chasser.

Livres de ma vie / Dictionnaire des mots rares et précieux #3

Mots déguisés. Mots caméléons. Mots qui prennent un malin plaisir à nous induire en erreur. De nous entraîner sur de fausses pistes. Mots mosaïques. Précieux et mystérieux. Planqués derrière leur parure trompeuse. En voici trois en C. C comme cache-cache.

dictionnaire des mots rares et précieux

CANON, n.m. Archéol. Pot à onguent. // Art. vétér. Partie de la jambe du cheval comprise entre le genou et le boulet. // Cost. Ornement d’étoffe attaché au bas d’une culotte, parure fort en vogue au XVIIIème siècle. // Techn. Corps d’une seringue. Pièce de la serrure qui reçoit la clé. Partie forée de la clef. Bâton de soufre. Instrument à l’usage des repasseuses pour tuyauter les dentelles. Tuyau de la plume d’oie. // Imprim. Nom donné à des caractères d’imprimerie qu’on emploie principalement pour des affiches. // Métrol. Petite mesure pourles vins d’une capacité d’un huitième de litre.

CARCAN, n.m. Collier d’orfèvrerie autrefois porté par les femmes.

CATIN, n.m. Bassin de réception du métal en fusion dans les fours à réverbère.

Livres de ma vie / Dictionnaire des mots rares et précieux #2

Mots de métiers, mots de labeur, mots qui soulignent un défaut, une anomalie. Mots qui se rapportent à l’écrit, à son histoire. La lettre B en regorge. En voici trois, pour la bonne bouche.

dictionnaire des mots rares et précieux

 

BATTITURE, n.f. Se dit des petits fragments de métal incandescent qui jaillissent sous les coups du marteau de forge.

BLÉSITÉ, n.f. Vice de prononciation proche du zézaiement et consistant à substituer une consonne faible à une plus forte

BOUSTROPHÉDON, n.m. Paléogr. Manière d’écrire alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, à l’imitation des sillons d’un champ. Les plus anciennes inscriptions grecques sont en boustrophédon.

Copyright @  les Éditions 10/18, sous la direction de Jean-Claude Zylberstein

Livres de ma vie / Dictionnaire des mots rares et précieux #1

Toujours aimé les mots. Pour leur sonorité surtout. Bavard depuis le berceau, toujours raffolé des mots dits, dictés, criés, lâchés en douceur ou énoncés. Et puis les accents. Tous les accents. Le pointu de Paris, le traînant de Corse, le brut de Lorraine et surtout les accents venus d’ailleurs. D’autres pays. Mon grand-père zurichois roulait les r et promenait des sonorités germaniques que j’adorais. Jesùs, mon ami de Valencia a du mal avec les g et les v. J’admire sa volonté d’apprendre. Son application. Je déteste les gens qui se moquent du français parlé avec les accents du monde.

J’aime aussi les mots qui ouvrent des horizons poétiques ou mystérieux ou les deux à la fois. Les mots rares. Ceux que l’on n’entend plus. Ceux que je n’ai jamais entendus. Dont j’ignore le sens. Rares et précieux. Rassemblés dans un petit dictionnaire où je me plongerai de temps en temps ici en vous invitant à picorer avec moi quelques pépites.

dictionnaire des mots rares et précieux

ABROUTI, E, adj. Bois abrouti : dont les pousses ont été broutées par le bétail.

ACCON ou ACON, n.m. Navig. Chaland de faible tirant d’eau. // Embarcation utilisée dans les parcs à huîtres et à moules // Petit bateau plat permettant d’aller sur les vasières.

ALLEMANDERIE, n. f. Techn. Atelier de forge où l’on tranforme le fer en barres calibrées.

 

Copyright @  les Éditions 10/18, sous la direction de Jean-Claude Zylberstein

Livres de ma vie / B comme Bruegel #4

La Fenaison. La campagne en été. Les travaux des champs. Hommes, femmes et bêtes. Les origines. Les racines communes. C’est comme si Bruegel nous faisait entendre leurs gestes en nous reliant à nos ancêtres paysans. Paysage où règne la paix. Horizon dégagé ouvert sur d’autres contrées peuplées de gens de la terre. On se prend à imaginer que la rivière nous entraine vers la mer. Ces travailleurs des campagnes ne la connaîtront sans doute jamais.

IMG_2462

R comme Reportage

« Bruegel est comme un journaliste qui ferait un reportage en images. Dans les campagnes, l’œil aux aguets, il observe les paysans qui travaillent puis, de retour dans son atelier, il peint des scènes qui racontent la vie des gens de son temps. Il ne cherche pas alors à inventer des histoires mais à décrire les choses telles qu’elles sont.

Un jour, un riche amateur d’Anvers lui passe une commande qui lui fait grand plaisir : une série de tableaux représentant les saisons pour décorer sa maison. Bruegel peint la fin de l’hiver lorsque tout est humide et sombre et le début de l’été quand les fruits sont si bons, il peint l’été doré des moissons et la venue de l’automne. Il peint l’hiver tout blanc et le froid et la glace.

À chaque saison sa couleur : jaune pour le plein été, bleu pour le printemps, brun pour l’automne. Ici pour ce radieux mois de juillet, l’un des six panneaux peints par Bruegel, c’est le vert qui domine ».

Fenaison

Copyright @ Réunion des Musées Nationaux. Collection dirigée par Marie Sellier

Livres de ma vie / B comme Bruegel #3

Les Mendiants. Affreux et abandonnés. Esseulés déjà en ces temps reculés. Rien ne change. Contemporains donc ces estropiés. Tant et tant croisés dans nos villes. Les guerres et la misère ne cessent de lâcher leurs terribles semailles. Siècle après siècle. Nos indifférences demeurent. Tableau universel. Le seul de Bruegel conservé au musée du Louvre à Paris.

IMG_2462

M comme Mendiants

« C’est une toute petite peinture, à peine plus large qu’une page de ce livre. On y voit cinq mendiants, cinq estropiés dans un petit jardin en friche. Ils sont déguisés. Ces tuniques piquées de queues de renard, ces chapeaux de carnaval, c’est sans doute pour attirer l’attention des gens : « S-il vous plaît, Monseigneur, une petite pièce, pour un pauvre cul-de-jatte ! »

Derrière les mendiants agglutinés, derrière la femme qui trottine vers la droite, une assiette à la main, une allée s’échappe vers un porche. Au-delà, on découvre des arbres au feuillage argenté, un coin de ciel bleu… Comme si Bruegel avait voulu opposer l’univers des hommes, imparfait, torturé, à la nature si sereine, si parfaite. La folie de l’un à l’harmonie de l’autre. »

Mendiants

Copyright @ Réunion des Musées Nationaux. Collection dirigée par Marie Sellier

Livres de ma vie / B comme Bruegel #2

La chute d’Icare. Un tableau ouvert comme un continent. Des hommes au bord d’un monde connu. La campagne et la mer. Ce monde me parle. Comme familier il est. Le laboureur derrière son cheval. Le regard fixé sur le soc et le sillon à naître. Le berger rêveur. Les yeux au ciel tandis que ses moutons paissent comme au bord d’une falaise. La caravelle. Voiles arrondies de vent. Coque géante et à quelques vaguelettes de là, deux jambes roses. Les jambes d’Icare. Du personnage mythologique, Bruegel ne nous montre que les gambettes. Noyade ? Nul ne le sait. Ce simple détail compte peu en fait, face à la beauté du monde. Les îles au loin, l’horizon, le soleil levant, d’autres bateaux et au-delà, une cité. Un port où vivent et travaillent d’autres hommes. J’ignore pourquoi mon regard a peu voyagé vers la droite du tableau. À peine aperçu le pêcheur. Ai imaginé les montagnes blanches comme un iceberg monstrueux. Quant à Icare…

IMG_2462

I comme Icare

« D’abord, on ne voit qu’un laboureur qui travaille avec application, indifférent au paysage qui l’entoure. Le jour se lève à l’horizon, une brise légère gonfle les voiles du navire… Tout est calme et splendide. Mais comme ce tableau est intitulé La chute d’Icare, on cherche Icare ! Où est-il ? Où est l’homme-oiseau, le premier fou volant qui réussit à s’élever dans les aires avec des ailes de plume et de cire ?

On découvre le berger qui rêve en gardant ses moutons, le pêcheur sur la berge qui lance de nouveau sa canne. Et puis soudain on voit ces jambes qui s’agitent, cette main, ces plumes qui tourbillonnent. Le voici, Icare ! À trop vouloir s’approcher du soleil, il s’est brûlé les ailes. La cire a fondu et il est tombé. C’est la fin de l’aventure que Bruegel a choisi de peindre, comme pour dire : « Voilà à quoi mène l’orgueil ! »

XIR3675

Copyright @ Réunion des Musées Nationaux. Collection dirigée par Marie Sellier

Livres de ma vie / B comme Bruegel #1

Sur le rayon peinture de ma bibliothèque, ce petit livre de la collection « L’enfance de l’art » acheté il y a quelques années au Musée Guggenheim de Bilbao. Bruegel. Pierre dit l’Ancien. Lumière douce, monstres, paysages à l’italienne inspirés par un voyage près de la Méditerranée après une traversée de la France et du Mont Cenis. Ce petit livre a réveillé en moi la sensation rare d’être happé, transporté vers un pays fantastique. Je me souviens. Jeune j’étais. Des heures passées à nommer les miniatures. A détailler chaque personnage. Chaque scène. B comme Bruegel est un merveilleux sésame pour donner envie aux enfants – et aux grands aussi – d’approcher l’œuvre de celui que l’on surnommait « le second Bosch ».

IMG_2462

G comme Galipettes

« Attention ! Ici on joue. On fait des galipettes ou le poirier, on court derrière un cerceau, on fait une partie de dé, d’osselets ou de toupie… Mais attention ! Jouer ne veut pas dire s’amuser. Pas de joie, souvent même pas d’expression du tout sur le visage de ces enfants qui ressemblent si peu à des enfants. Ce sont des adultes miniatures, presque des automates, qui s’appliquent à jouer pour passer le temps.

Sur ce même tableau, Bruegel a regroupé plus de quatre-vingt jeux différents, comme s’il avait voulu réaliser une page d’encyclopédie illustrée. Le regard est attiré par les taches rouges et bleues des vêtements qui se détachent bien sur le sol ocre. On navigue d’un groupe à l’autre. Et soudain on découvre un détail insolite : là, encadrée par l’ogive du préau, une petite fille accroupie… fait pipi ! »

Les_jeux_d'enfants_Pieter_Brueghel_l'Ancien

 

Copyright @ Réunion des Musées Nationaux. Collection dirigée par Marie Sellier

 

Livres de ma vie / La Gloire de mon père #3

L’attrait des mots. Se sentir happé par leur charme. Leur sonorité. Leur géographie dans la phrase. Voyelles parmi les consonnes au cœur des mots. Les nommer, les répéter, au risque de prendre la mention « bavard » sur chaque bulletin trimestriel, de la 6ème à la Terminale. Pas forcément de quoi vous donner une belle note au Bac Français mais qu’importe. Les mots. Compagnons de nos vies. Trésors à portée de bouche et de main et de clavier. Les chérir aussi dans les autres langues du monde, et notamment la langue occitane qui résonnait souvent aux oreilles du petit Marcel Pagnol.

 

LaGloiredemonpère

« D’ailleurs, ce qu’ils disaient ne m’intéressait pas. Ce que j’écoutais, ce que je guettais, c’était les mots : car j’avais la passion des mots ; en secret, sur un petit carnet, j’en faisais une collection, comme d’autres font pour les timbres.

J’adorais grenade, fumée, bourru, vermoulu et surtout manivelle : et je me les répétais souvent, quand j’étais seul, pour le plaisir de les entendre. Or, dans les discours de l’oncle, il y en avait de tout nouveaux, et qui étaient délicieux : damasquiné, florilège, filigrane, ou grandioses : archiépiscopal, plénipotentiaire.

Lorsque sur le fleuve de son discours je voyais passer l’un de ces vaisseaux à trois ponts, je levais la main et je demandais des explications, qu’il ne me refusait jamais. C’est là que j’ai compris pour la première fois que les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images. »

Livres de ma vie / La Gloire de mon père #2

À la maison, pas de voiture avant je ne sais plus quand. De toutes façons, mon père détestait conduire. Alors, le samedi c’était en bus que nous montions à Gémenos. Aux Quatre Chemins, nous descendions. Mon grand-père venait me chercher pour me chaler en vélomoteur. Je me souviens de sa nuque parfumée de sueur. Teintée de champs et de fleurs. Ce parfum m’accompagnait jusqu’à la ferme où nous attendait Mémé Hélène. Le « messager des vacances » dont Marcel Pagnol guettait l’arrivée, c’était Pépé.

LaGloiredemonpère

« C’était une charettte bleue, d’un bleu délavé, qui laissait trasparaître les fibres du bois. Les roues très hautes avaint un jeu latéral considérable : quand elles arrivaient à bout de jeu, c’est à dire à chaque tour, il y avait un choc tintant. Les cercles de fer tressautaient sur les pavés, les brancards gémissaient, les sabots du mulet faisaient sauter des étincelles… C’était le chariot de l’aventure et de l’espoir…

Le paysan qui le conduisait n’avait ni veste ni blouse, mais un gilet tricoté, d’une laine épaisse, feutrée par la crasse. Sur la tête, une casquette informe, à la visière ramollie. Cependant, de belles dents blanches brillaient dans un visage d’empereur romain. Il parlait provençal, il riait et faisait claquer une longue lanière au bout d’un manche de jonc tressé.

Aidé de mon père, et grandement gêné par les efforts du petit Paul (qui s’accrochait aux plus gros meubles en prétendant les transporter), le paysan chargea la charrette, c’est à dire qu’il y entassa le mobilier en pyramide. Il en assura ensuite l’équilibre par un treillis de cordes, cordelettes et ficelles, et jeta sur le tout une bâche trouée. Alors, il s’écria en provençal :

« Cette fois-ci, nous y sommes ! » et il alla prendre la bride du mulet, qu’il fit démarrer au moyen de plusieurs injures blessantes, accompagnées de violentes saccades sur le mors du peu sensible animal. »

 

Livres de ma vie / La Gloire de mon père #1

Fils d’instituteur je suis. Paul James Schulthess enseigna aux petits Marseillais pendant plus de trente ans. Je fus son élève. Pas simple mais quelle fierté, malgré la sévérité du bonhomme. Lire La Gloire de mon père, ce fut d’abord une histoire de fierté, je crois. Rencontrer Marcel dès l’enfance et partager cette admiration pour celui qui apprend, qui transmet.

Ce livre est gravé à vie aussi parce que j’ai passé tant et tant de dimanches et de vacances au pied du Garlaban, à Gémenos, chez ma grand-mère Hélène et Paul son ouvrier agricole de mari. Les parents de mon père. Je n’en oublie ni la lumière ni les parfums. Je les retrouve à l’identique dans ce premier tome des Souvenirs d’enfance, publié en 1957 par Marcel Pagnol. Trois ans après ma naissance.

LaGloiredemonpère

« Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers.

Garlaban, c’est une énorme tour de roches bleues, plantée au bord du Plan de l’Aigle, et immense plateau rocheux qui domine la verte vallée de l’Huveaune.

La tour est un peu plus large que haute : mais comme elle sort du rocher à six cents mètres d’altitude, elle monte très haut dans le ciel de Provence, et parfois un nuage blanc du mois de juillet vient s’y reposer un moment.

Ce n’est donc pas une montagne, mais ce n’est plus une colline : c’est Garlaban, où les guetteurs de Marius, quand ils virent, au fond de la nuit, briller un feu sur Sainte-Victoire, allumèrent un feu de broussailles : cet oiseau rouge, dans la nuit de juin, vola de colline en colline, et se posant enfin sur la roche du Capitole, apprit à Rome que ses légions des Gaules venaient d’égorger, dans la plaine d’Aix, les cent mille barbares de Teutobochus . »

Livres de ma vie / Poèmes de l’infortune

Classe de quatrième. Je me souviens de la Complainte de Rutebeuf récitée par mon professeur de Français. Elle tenait en main un livre à la couverture décorée d’enluminures. Poèmes de l’infortune. Du rouge et de l’or. Merveilleux. Le Moyen-Âge nous disait-elle.  Je répétais dans ma tête « Le Moyen-Âge ». « Ils ont été trop clairsemés / Je crois le vent les a ôtés / L’amour est morte »… Complainte mélancolique. La poésie de Rutebeuf rapprochait ce temps reculé. Me le rendait tellement actuel. Du coup, il me semblait familier. Nous étions en 1968. J’entrais dans l’adolescence. Mis à part l’Allemand, la poésie c’était ce que je préférais étudier. Pauvre Rutebeuf est sans doute le poème du Moyen-Âge dont je garde le souvenir le plus vivace. À l’époque, je savais le réciter par coeur.

rutebeuf

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta

Avec le temps qu’arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n’aille à terre
Avec pauvreté qui m’atterre
Qui de partout me fait la guerre
Au temps d’hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m’était à venir
M’est advenu

Pauvre sens et pauvre mémoire
M’a Dieu donné, le roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient, le vent m’évente
L’amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta

L’interprétation de Joan Baez m’a toujours bouleversé. Aujourd’hui encore, elle me déchire le coeur.

Livres de ma vie / Marsiho #7 / (suite et fin)

Rester. Partir. Passer sa vie entre mer et collines ou s’escaper, mettre les voiles, changer d’horizon, désirer un ailleurs inconnu. Dilemme profond pour nombre de Marseillais. Beaucoup le tranchent en demeurant dans la ville natale. D’autres boulèguent. J’en suis. Mais toujours revenir… car ici, qu’est-ce que l’on voyage !

AndréSuares

« …Celui qui naît et grandit à Marseille n’a pas besoin de partir : il est déjà parti. Comme ils rencontrent tous les visages et tous les peuples de la terre, entre les allées de Meilhan et les ports, la plupart de enfants ne rêvent pas de voir le monde. Un petit nombre d’autres brûle, au contraire, de tout quitter et de mettre le cap sur le large. Plus fort que le désir de voyage, le désir de la mer ; et plus que le désir de la mer, la nostalgie d’ailleurs. Où ? Ailleurs. À quelle fin ? Ailleurs. Pour quoi ? Ailleurs est le nom du pays inconnu, le plus beau des pays. Ailleurs, le pays où l’on n’est pas et où l’on pourrait être ; celui où nul n’a été, jusqu’à ce qu’on y soit.

À Marseille, comme dans tous le grands ports, l’indigène aime la mer à la façon des riverains amis de leur fleuve ou de leur rivière. Pour eux, la mer est la belle eau familière, l’air plus vif, l’aventure d’une demi-journée, le plus large rire de la nature, les bains dans le flot doré, le canot et la pêche.

Mais les amants d’Ailleurs ont pour la mer une toute autre passion. Jour et nuit, les mâts tissent le filet de la séduction, et le cœur du jeune homme fait nœud à chaque maille. Il ne dort plus. Que de navettes sur le ciel du Vieux Port ! Il est pris aux rets de sa convoitise… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffitte

Livres de ma vie / Marsiho #6

Saint-Victor. Antique église aux cloches tonitruantes. Nichée au-dessus du Vieux Port. Ferveur des prières en son sein. C’est ici que mon père m’emmena écouter mes premiers concerts de musique classique. Bach, Mozart. Souvenir d’un recueillement profond souligné par la magique austérité de ce lieu auquel Suarès déroule ce splendide tapis coloré.

AndréSuares

 

« … Il fait grand jour rouge au-dehors ; mais ici, passé la porte, c’est la fraicheur et l’ombre d’une demi-nuit. Saint-Victor est la seule église de Marseille. Il y a bien la première cathédrale, la vieille Major : elle est morte ; elle rentre sous terre : collé à son flanc, la nouvelle l’a tuée.

Énorme et vide, riche et sans beauté, cette parvenue n’est pas vivante elle-même. Saint-Victor, au contraire, lance le profond regard de l’âme fidèle sur sa petite place étroite : esplanade déserte, au-dessus du Vieux Port, verte et noire, l’herbe entre les pavés et parfois un vol de mouettes, la solitude ne démantèle pas cette église de sa rude et chaude vie.

Quel fort rendez-vous elle donne au mistral sur cette terre : il la prend debout au nez, ou par le travers de la joue ; il va l’emporter. Toute pesante et toute assise qu’elle est, s’il la saisit par dessous, la vieille église des marins s’élèvera d’un seul coup dans le ciel, magnifique quatre ponts de pierre, en partance vers les échelles du Paradis. Intacte, Saint-Victor serait la plus ancienne basilique de la France.

Telle quelle, dans son armure roide, elle est de la flotte militante : elle parle à la ville païenne la langue du plus vieil âge chrétien. Elle est carrée en ses tours, en ses créneaux, en tout son plan… »

La suite du texte – écrit je le rappelle en 1929 – revêt une « sonorité » qui choque pour le moins :

« C’est une forteresse de prières contre les mécréants, contre les Arabes et les « Teurs », s’il y en a : sa carrure, en tout, s’oppose au croissant. Elle est guerrière et bonne femme.»

85 ans après, ces phrases font mal aux yeux, plus que jamais. Une douleur à peine adoucie par la suite du texte :

« Solide citadelle contre les Infidèles, elle est aussi le refuge contre contre les infortunes de la mer, les tempêtes et les orages. Toujours dans l’ombre, une forme prosternée prie, un fichu noir sur une jupe de laine noire : femme de pêcheur, femme de malheur ; mère de marin, mère de chagrin. »

Copyright  @ Editions Jeanne Laffitte

Livres de ma vie / Marsiho #5

Le cabanon. Mythe marseillais sauf pour la poignée de cabanoniers qui y passent encore du temps, aux Goudes ou à Sormiou, comme avant eux leurs ancêtres. La pêche sur les rochers, mon grand-père Marseillais d’adoption – il émigra de Zürich en 1923 – m’y emmenait enfant. À l’époque, la pêche était abondante. Aujourd’hui, restent les mots d’André Suarès…

 

AndréSuares

 

« … Le rêve de chacun est d’avoir une de ces cases en nougat coiffées de tuiles. Là, ils vont en tous temps du samedi au lundi. En été, ils s’y installent, les uns sur les autres. Chacun chez soi et tous presque en commun. On voisine, on se querelle, qui est une façon de voisiner encore. On se parle au-dessus du mur. La fumée d’une pipe croise l’autre. Les enfants jouent, se battent et braillent ensemble.

Quelques hommes vont à la pêche sur les rochers ; ils partent de bon matin, leurs lignes hautes contre l’épaule, le veston ouvert, la chemise de flanelle béante ; et tous ont le même air de soldats hilares, d’heureuse troupe qui descend à la conquête du poisson. Ceux qui ne pêchent pas ne sont pas moins avides que les autres de rascasse, de girelles, de gobis, de crabes, de tout ce qui entre dans la bouillabaisse. Et faute de bouillabaisse, il y a toujours l’aïoli.

Une heure avant midi, tous les cabanons sont frottés à l’ail, chapons offerts au soleil. L’homme bat lui-même la purée à l’huile dans le mortier, et la tourne dure et jaune : que la femme ne s’en mêle pas, et même qu’elle n’approche pas, fût-ce du souffle : elle la ferait tourner… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffite

Livres de ma vie / Marsiho #4

Jamais lu un seul texte qui décrive avec telle force et une telle beauté ce que je ressens depuis toujours lorsque je monte à Notre-Dame-de-la-Garde. Surtout les jours de mistral. André Suarès tient ici avec finesse la barre de ce navire qui trône au-dessus de la ville. La Bonne-Mère de tous les Marseillais.

AndréSuares

« … Par un matin de pierre dure, au temps de Pâques, entre avril et mars, si tu peux rester debout sur le balcon de Notre-Dame-de-la-Garde, quand souffle le mistral et que l’équinoxe joue à la balle avec les bateaux sur la mer, tu fais, sans quitter le roc, la traversée de la tempête la plus sèche qui soit au monde.

Regarde Marseille sortir du sommeil, secouer la première paresse qui suit le réveil, et se ruer à la vie de nouveau. Tiens-toi ferme à la rampe. Tu es sur le pont du plus haut bord entre tous les navires ; tu n’as peut-être pas ton bon sens, si tu te crois à l’ancre. Le ciel craque. La grande haleine éparpille le soleil en poudre d’or : elle vibre ; jamais elle n’est tarie, jamais elle ne retombe : elle se tisse elle-même en rayons qui dansent. Et les trombes blanches de la poussière se poursuivent dans les rues et les chemins, comme si la terre secouait sa farine. L’air blanc est de pierre ; de pierre blanche, la ville. Au loin les Acoules en pierre rose ont un air de lauriers en fleurs ; et tout est pris dans l’étau de la mâchoire en pierre bleue du ciel et de la mer.

Notre-Dame-de-la-Garde est un mât ; elle oscille sur sa quille. Elle va prendre son vol, la basilique, avec la Vierge qui lui sert de huppe. Quelle masse solide résiste au mistral ? Il n’est pas de vent plus maître que celui-là. Et le mistral lui-même, à Notre-Dame-de-la-Garde, n’a d’égal que le mistral sur le pont d’Avignon, sur le Plan des Baux et sur la mer ferme de Camargue… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffitte

Livres de ma vie / Marsiho #3

Toujours été attiré par les langues du monde, depuis tout petit. Grands pères zurichois et corse, grand-mère anglaise et suisse romande, l’autre provençale. Jamais échappé à l’appel des sangs mêlés. Mon premier cours d’allemand reste comme l’un des plus beaux souvenirs de ma vie. Une vie passée à l’ombre de la langue provençale, hélas. Ma grand-mère maternelle le parlait pourtant au village. Là où petite on la punissait à l’école lorsqu’elle l’utilisait. Là où je l’entends encore raconter ses matinées avec sa copine Clara, sur le banc près de la place. Le provençal, je le comprends s’il s’énonce sans vitesse. J’en aime les sonorités et la poésie. J’envie André Suarès de l’avoir côtoyé de près à Marseille. Où jamais au grand jamais, je ne l’ai entendu. Hélas…

 

AndréSuares

 

« … Le provençal qu’on parle à Marseille n’est pas tout à fait celui d’Arles ou d’Avignon. Encore moins le parler de la montagne : plus câlin que celui-ci, plus âpre que celui-là. Mistral le goûtait fort, le meilleur des juges. Les différences sont d’intonation et d’accent plus que dans les mots ; pourtant, une oreille exercée y est sensible. Les finales ne sont pas les mêmes à Marseille et dans la pure langue de Maillane. Le provençal de Marseille et de Gardanne a je ne sais quoi d’un peu plus dur, à la fois, et de plus chaud que celui du Rhône : il a un son plus antique. Les « I »  se glissent près des « S » et des « O », pour donner aux paroles un fil plus aigu, où il me semble reconnaître un reste de voix grecque. En vérité, de Foz et de Berre à Cassis, il ne faut jamais oublier la Grèce, si l’on veut comprendre le fond du pays. Le secret perdu se retrouve aux lèvres de Phocée. D’ailleurs, les femmes de la halle aux poissons et les jardinières de La Pomme ou de La Treille ont un mordant qui emporte le morceau. On jure et on prie, dans le provençal de Marseille, avec la même abondance et la même verdeur véhémente qu’en russe et en catalan… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffitte

Livres de ma vie / Marsiho #2

J’ai passé les deux premières années de ma vie dans le quartier du Panier, rue des Belles Écuelles. Non loin de la place des Moulins, en haut, et de la place Sadi Carnot, en bas. Parmi mes souvenirs marquants, il y a un coup de feu. Le meurtre d’un homme, un matin, juste en bas de l’immeuble. Il gisait en plein soleil. La tête ensanglantée, il était affalé dans le caniveau. Ce souvenir est en fait le récit que mes parents m’ont fait de cette scène. Depuis, la place et le meurtre exercent sur moi une étrange fascination. J’aime les décrire, les raconter. Places et meurtres peuplent certaines de mes nouvelles. Ce splendide extrait de Marsiho d’André Suarès sonne comme un écho puissant et singulier à cet attrait né sans aucun doute un matin de 1955 ou 1956 dans une rue de Marseille.

AndréSuares

« … Sous le ciel d’azur, rire éclatant, il y a dix coins marqués pour le meurtre. Ce sont des places régulières, des trapèzes biscornus qui s’espacent au soleil entre deux ou trois pâtés de grosses maisons. Terrains vagues, lieux de démolitions, ils semblent piqués de décombres, jalonnés pour le crime et lotis au guet-apens. Les pavots du sang doivent pousser sur ces champs arides : ils attendent la saison.

Que le ciel est heureux qui les illumine, qu’il laisse tomber de haut le miel de la lumière sur ces dartres galeuses de la peau d’une ville ! Rien ne ressemble moins au coupegorges des ruelles sinistres, dans les vieilles cités à l’ombre des cathédrales. Ici, tout se fait en plein soleil. Quelle merveille dans une ville où comme partout, le style moderne commande l’hypocrisie et la lâcheté.

Au beau milieu de la cité, dans le centre de la ruche, là où grouille la foule, les carrefours prédestinés haussent une large épaule, étirent leurs membres de plâtre gris, et dressent leurs bosses de terre battue. Tantôt plus couverte de gens qu’une charogne de vermine et tantôt déserte comme un cimetière à minuit, la place est un champ clos.

J’en sais une, les lignes courbes, la rue qui fuit, les ruelles qui s’amorcent en serpents et en scorpions, mes murs aveugles d’une part, des murailles trouées en écumoire, de l’autre, tout y appelle le meurtre… »

Copyright @ Editions Jeanna Laffite

Livres de ma vie / Marsiho #1

J’inaugure aujourd’hui une série dédiée aux livres de ma vie, inspiré que je suis par la série histoire de mes livres de François Bon. Aucun parti pris chronologique ici non plus. Aucun projet critique. Juste le désir de partager des extraits et de raviver la fugace mémoire de l’instant premier, l’instant où le texte m’enveloppe soudain de sa grâce et ne me quitte plus. Parmi ces livres, Marsiho se détache en lettres de soleil. Je l’ai découvert et lu d’un seul trait l’an passé. C’était dans l’avion qui me menait retrouver ma fille aînée Noémie à Shanghai. André Suarès a écrit cet hymne à notre ville natale. D’un autre siècle, le Monsieur – né en 1868 – mais d’une plume si poétique et si puissante que depuis, Marsiho m’accompagne partout où je lance mes pas. En commençant par le commencement, le Vieux Port, loin des clichés qui m’exaspèrent.

AndréSuares

« … Ô foule innocente et abjecte, foule de tous les visages, foule vraie comme nulle part ailleurs ; foule non pas venue ici au seul rendez-vous du plaisir et des noces, mais poussée par le fatal exil et la rencontre fatale des ancres qui mouillent, des voyages qui commencent, toujours si jeunes, et des voyages qui finissent, toujours plus sombres et si vieillis ; des navires qui larguent les amarres, des paquebots qui accostent ; de la mer qui vomit les passagers et tous ses hôtes éphémères, tous les parasites d’un jour, sur le plancher solide de la terre.

Foule qui roule entre Joliette et le Vieux Port, confluent des départs. Notre-Dame de la Garde n’est qu’une balise. La Bonne Mère est toujours la bouée des bouées pour les marins toujours en partance. Départ, l’un des plus beaux mots qui soient, des plus riches en douleurs, en désirs, en délires.

J’ai vu bien des ports : les uns proclament la richesse et le commerce, comme Londres l’empire de la marchandise, de l’échange et de la banque ; d’autres affirment le travail ; d’autres l’entrepôt et la nourriture : d’autres encore le refuge. Ou le rejet de la misère humaine : il n’est point de port qui sonne le départ à l’égal de Marseille. Il pénètre au coeur de la cité ; il vient chercher l’homme au pied du lit, au saut du train. Tout y parle de départ, tout s’y précipite. Et d’autant plus que les rayons concentriques de la ville pullulent d’un peuple sédentaire : il semble ancré pour jamais dans la joie d’être où il est et le plaisir d’y vivre.

Au milieu de ce corps voluptueux, la bouillante matrice de tous les départs grouille d’êtres humains qui ne sont plus que des voyageurs et qui paraissent tous courir des gares aux grands navires, de la terre lourde et compacte à la vapeur légère et à la mouvante ondulation des ports… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffitte