Paisible et perché –
étranger aux bateaux-mouche
petit cormoran
Brilliant Corners – Thelonius Monk
Devant les tombes de Frédéric Chopin, de Guillaume Apollinaire et d’Édith Piaf, penser à toi hier, ma chère Mémé Zoé, qui aurais eu 128 ans ce vendredi 2 décembre.
Ne plus savoir si tu montas un jour à Paris autrement que pour travailler comme bonne à tout faire dans une famille de richards, comme tu les nommais.
Me demander si les Nocturnes parvinrent un jour à tes oreilles, si tu savais réciter Le Pont Mirabeau, si tu écoutais les chansons de la Môme dans ta Haute-Provence natale.
Devant ces tombes et tant d’autres, m’interroger aussi aux côtés de Zoé, ton arrière-petite-fille, sur ce que nous laissons lorsque nous partons, et surtout pendant combien de temps.
Ensemble, nous avons parlé de l’inéluctable évanescence qui est notre sort commun.
Toi qui croyais à la vie éternelle, de passage ici bas tu fus et seulement ainsi nous serons. Tout comme le furent Chopin, Apollinaire, Piaf, et tous les autres qui reposent ici sous la terre de ce Père Lachaise habité de tant d’arbres, de fleurs, de corbeaux et de mémoire.
C’est ce qui nous prolonge, la mémoire. Elle nous rend immortels, mais à peine le temps d’une petite poignée de générations, avant de s’éteindre pour toujours..
Zoé ne t’a pas connu de ton vivant mais tu vis en elle, à travers ce qu’elle apprend de toi par mes mots en souvenir de toi.
C’est ton éternité, ma si chère Mémé.
Tu vis encore aussi à travers votre prénom commun.
Tout ceci survivra aussi longtemps que ne s’assèchera pas la mémoire de ce que nous fûmes.
Jusqu’à ce qu’un jour, sans prévenir, nous ayons toutes et tous à jamais disparu.
Photo @BrunaUccello
(À demain 8h30…)
Les mots pour le dire
« Les mois filent si vite que je ne me rappelais plus cette date… le 15 avril 2019. Notre-Dame de Paris en flamme, le peuple parisien effondré, le chagrin, l’impuissance. Un an après jour pour jour, j’ai reçu d’une amie le son du gros bourdon de la Cathédrale. Il a résonné hier-soir à 20 heures au moment où tant de gens partout dans le monde applaudissent les soignants aux fenêtres et aux balcons. Alors, je me suis souvenu. M’est revenu aussi le souvenir du tout premier voyage à Paris. J’étais minot, avec mes parents, nous étions montés en train, c’était loin, c’était si beau. Je m’étais senti presque comme dans un lieu familier, un lieu joyeux, un endroit unique au monde. Je me souviens très bien de ces journées de printemps, la promenade à Montmartre, le Mur des Fédérés au Père Lachaise, Papa nous avait parlé de la Commune. Ce qui m’a marqué aussi c’est que lorsque nous avions quitté Notre-Dame, les cloches carillonnaient. »
« À Paris », chanson interprétée par Yves Montand sur des paroles de Francis Lemarque
Premier Premier Mai de ma vie à Paris
pas pu m’empêcher de lancer ma mémoire vers Marseille alors que l’air se chargeait de nuages toxiques là-bas en tête de cortège
en cheminant vers la Place d’Italie
ne savais ne savions rien encore de ces relents puants, fascisants
rien de cette violence sourde en train de blesser le Paris des travailleurs, d’humilier le Paris des luttes et de la fête, de mettre en colère Paris du Front Populaire et de la Libération
Premier Premier Mai de ma vie à Paris
parmi frères et sœurs à l’accent pointu avancer en souriant à la chaleur de mai
en me souvenant que minot c’était sur les épaules de mon père que je défilais entre les Réformés et la Joliette
il y avait des drapeaux rouges des faucilles et des marteaux dessus jaunes d’or
des calicots blancs avec slogans clairs Paix au Vietnam, Liberté pour Angela Davis
je me souviens des banderoles aux lettres rouges sang des cheminots, des postiers, des travailleurs de la réparation navale avec leurs Bleus de Chine
les adultes chantaient l’Internationale
l’ambiance était joyeuse légère
en descendant Canebière des gens applaudissaient ou nous rejoignaient ou se mêlaient au défilé en chantant
ça me plaisait de lever le poing les doigts bien serrés
quelques agents de police nous dévisageaient sous leurs képis blancs
ils transpiraient certains baillaient en regardant leur montre
parvenu sur le Vieux-Port le cortège ralentissait on regardait la mer scintiller et les mats des voiliers se dandiner
Rue de la République je me souviens de l’ombre soudain dans le cou et des slogans qui résonnaient plus fort
je voulais marcher moi aussi me dégourdir les jambes
mon père me faisait descendre maman me prenait par la main
vus d’en bas les drapeaux rouges caressaient le ciel
ça sentait l’iode le poisson mort la mer l’urine et un peu les poubelles aussi
elle me semblait lointaine la place de la Joliette là où le cortège se dispersait
en face des bateaux qui attendaient de reprendre la mer pour Bastia ou Alger
chaque fois j’avais envie d’embarquer moi aussi
et je pensais à mon grand-père corse qui avait passé sa vie à naviguer
à ses Premiers Mai à lui travailleur de la mer parmi les travailleurs sur la terre
et puis il fallait rentrer repartir vers l’autre côté du Vieux-Port retourner au quartier remiser les drapeaux
le visage brûlant de soleil
Premier Premier Mai de ma vie à Paris
ce souvenir d’enfance m’a accompagné hier de Montparnasse jusqu’au carrefour où j’ai rebroussé chemin étouffant soudain dans ce cortège géant bruyant bon enfant ce cortège rempli de colère et de chants et de slogans tonitruants
colère à chaque coin de rue barrée
toutes sans exception
par les hommes bleus géants casqués armés boucliers matraques grenades lacrymogènes LBD
pris dans une nasse géante avons avancé dans l’autre sens alors que circulaient tout à coup sur nos smartphones les images violentes de la répression sauvage en tête de cortège le sang les blessés
les plans affolés sur ce déferlement de coups d’assauts de poursuites de baston de gazages de pavés lancés de cris et de colère mêlés
Premier Premier Mai de ma vie à Paris
ne serai pas allé jusqu’à la Place d’Italie
de retour à l’abri découvrir avec dégoût le mensonge d’État
honteux méprisable haïssable
reconnaître l’odeur affreuse de ces mots dans ma bouche
en détester la râpeuse texture
maudire chacune de leurs consonnes
les recracher avec dégoût
en reconnaître pourtant le poids de colère et de révolte
prendre pitié pour les blessés les cabossés les défigurés les menottés les humiliés
puis repartir les yeux clos vers la lumière joyeuse de mes défilés d’enfance.
L’été m’a donné des ailes
me suis échappé de la mer
et suis remonté vers le nord
porté par des flots d’air brûlant
parvenu en rivage de Seine
me suis posé près de l’eau
où flottaient bateaux par centaines
tous en papier, blancs et légers
vers où voguez-vous coquilles frêles
si loin encore est l’océan
votre appel à la mémoire vive
rend hommage à tous les migrants
l’été jamais ne soulage
ni la douleur du souvenir brûlant
de ceux qui en mer disparurent
ni le deuil de tous les survivants
C’était hier la Journée mondiale des réfugiés
Toujours dit à mes enfants et mes amis
lorsque jouons parfois
au jeu emmener quoi sur une île déserte
que parmi les cinq musiciens que choisirais
Bob Marley prendrait grande et belle place
du coup n’ai pas résisté à l’appel de l’expo
Jamaica Jamaica
proposée par la Philharmonie de Paris
et dédiée à l’histoire de la musique jamaïcaine
unique et universelle
de Marley aux deejays
ai découvert l’empreinte des conflits postcoloniaux
le poids de la foi Rastafari
et la ribambelle de styles créés par les artistes de l’île
des Sound System aux dancehall queens
toute une galaxie fascinante
où brille
éternel
le cher Robert Nesta Marley
l’expo est richement documentée
en objets films documents et musiques à écouter (en ambiance et au casque)
ai concocté une petite bande son
pour rester – et vous inviter – dans l’ambiance de cette merveille d’expo
à visiter jusqu’au 13 août à la Cité de la musique
Jamaica Jamaica – Une bande son
Le chariot musical de Cosmo White
Rastafari et son fils @ Patrick Cariou
Sound System
Costume de scène de Lee Perry, le Salvador Dali du dubMarley en 1979 au Home Studio du 56 Hope Road @ Adrian Boot
Jeudi dernier ici même
évoquais aux côtés de l’un des gardiens
l’exposition À pied d’œuvre(s) *
proposée par le Musée de la Monnaie
pour fêter les 40 ans du Centre Pompidou
concept très conceptuel
j’écrivais
le passage de la verticalité propre à la sculpture et au monument à l’horizontalité et à son rapport immédiat au sol … je confirme
déroutante expo
déconcertante
navrante par endroits (éviterai de me moquer)
mais séduisante aussi dès l’entrée
me suis immergé dans cette vidéo contemplative
À la belle étoile
créée par la Suissesse Pipilotti Rist
et projetée à même le sol
elle m’a amusé cette vidéo
et j’ai aimé qu’elle me conduise vers l’œuvre de James Lee Byars
Red Angel of Marseille
autour de mille boules de verre rouge
conçues avec le CIRVA de Marseille *
suis resté longuement autour de ces arabesques élégantes
tracées au sol par une combinaison de sphères
selon l’artiste
la sphère interroge tout, critique tout, est tout
et le rouge représente l’immortalité
ça sonne joli et profond je trouve
une immortalité carmin ou vermillon ou rouge drapeau
je m’y projette volontiers
rendez-vous le 6 mai …
Ci-gît l’espace de Yves Klein m’a laissé perplexe
ai plaint ces pauvres roses désormais enchâssées dans du plastique
les préfère au grand air en bouquets d’espoir ou en pétales séchés au creux des livres
l’Infini de Fabro m’a séduit
avec sa mescle de matériau brut – un câble d’acier
et ses morceaux de noble marbre blanc de Carrare
ignorais tout du mouvement d’avant-garde Arte Povera
je ne pourrai plus le dire
ai marché avec précaution sur les vivre
tracés à la craie par Jochen Gerz – mais fixés par du vernis sur le parquet
cheminer dessus, comme un pied de pieds à l’évanescence de chacune de nos vies
jamais imaginé m’interroger un jour sur le destin du papier toilette
La Chute de Michel Blazy m’a ouvert cette porte
avec ce grand collier tout de rose étalé sur un échiquier
j’avoue que j’ai souri
puis applaudi
en osant une parabole politique d’actualité
et m’en suis allé méditer sur la chute l’échec et les déchets
auxquels sommes in fine
tous un jour ou l’autre condamnés
*À pied d’oeuvre(s), jusqu’au 9 juillet 2017 au Musée de la Monnaie
**Le CIRVA est le Centre international de recherches sur le verre et les arts plastiques
L’élégance et la grâce
des chanteurs et danseurs
de Phuphuma Love Minus
sur la scène du Musée du Quai Branly à Paris
costumes impeccables
mains gantées de noir et blanc
chaussures vernies
et chants a capella
ils célébrent l’isicathamiya
cette tradition zouloue
enracinée depuis le vingtième siècle
dans les townships de Johannesburg
leurs chants puissants et bluesy
parlent d’amours impossibles
des êtres chers qu’il a fallu quitter
pour aller travailler aux champs ou dans les ports
ils racontent les fantômes des ouvriers migrants
leurs journées et leurs nuits
où surgissent larcins sida et violence
la beauté des cieux aussi
leurs danses souples et athlétiques
expriment un quotidien où se mêlent
ironie séduction et combat
elles évoquent par moments le haka maori
redécouverts par la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin
les artistes de Phuphuma Love Minus
devraient revenir en France l’an prochain
pour de nouveaux concerts festifs
OJIKELE (le chant de ci-haut)
Afrique-du-Sud
Nous t’aimons terre magnifique
Nous sommes fiers de toi Afrique-du-Sud
Nous sommes fiers nous sommes fiers nous sommes remplis de joie
Nous sommes des champions
Jamais mis les pieds de ma vie
au Parc Montsouris
me parlait pourtant
enfant
ce nom charmant
mais jamais promené dans ses allées
l’ai enfin découvert
majestueux
orné d’arbres prodigieux
et d’oiseaux merveilleux
pleuvait un peu mais
me suis imprégné de sa paix
précieuse en plein Paris
ai rencontré les jardiniers
les ai félicités pour leur beau travail
et leur dédie à voix haute Le Jardin
écrit par Jacques Prévert
Jamais venu ici auparavant. Quelquefois promené non-loin du Mur des Fédérés aux côtés de mon père. Me racontait la Commune de Paris, Gavroche, ce salopard de Thiers, mais jamais entré dans cette ville dans la ville. 70.000 tombes à ce qu’il paraît. Un labirynthe. Un enchevêtrement d’allées pavées. Un foisonnement de tombes, de tombeaux, de stèles, de plaques. Peu de fleurs. Des oiseaux. Beaucoup de mousse. Nombre de sépultures en ruine. Une impression d’abandon. Suis allé écouter ce cimetière géant, saluer les Communards, les communistes, les déportés assassinés, Jean Baptiste Poquelin dit Molière et Jean de La Fontaine, Frédéric Chopin et Guillaume Apollinaire, Paul Éluard et Alain Bashung, Michel Petrucciani et Pierre Desproges. Aurais bien fait un clin d’oeil à Amadeo Modigliani mais le crépuscule m’a poussé vers la sortie.
Le Mur des Fédérés. Cherché les traces de balles. Imaginé le carnage.
Jean-Baptiste Clément. Fredonné sa chanson.
Jacques Duclos roulait les R.
Paul Éluard né Eugène Émile Paul Grindel
Buchenwald. M’y rendis dans ma jeunesse. Impérissable souvenir.
Molière l’immense impertinent.
Apollinaire. M’accompagne depuis l’adolescence.
Chopin. Pas un jour sans l’écouter.
Bashung. Déchirant écorché.
Petrucciani. Virevoltant.
Desproges désarmant.