Octobre rouge #intégral

Octobre rouge

Plus que trois minutes, Monsieur Arthur !

Le milicien qui nous surveille depuis le crépuscule tient les comptes à jour.

Sablier en main, il semble guetter avec fébrilité l’instant “ T “.

La fraction de seconde où le dernier grain rejoindra la meute au fond du cône en verre et sonnera le glas de nos retrouvailles.

Toi mon coeur, tu as installé en douceur ton nid au creux de mon cou, contre ma clavicule.

Mon épaule épouvantée par le compte à rebours, tu l’as tapissée de ton crâne aux cheveux chauds.

En sourdine, je claque déjà des dents. Tu souris comme à chacune de mes mimiques.

Tu n’as remarqué ni les menottes ni les armes. Tant mieux, je me dis. Tant mieux.

 

Il me revient le temps des premiers étonnements.

Après ta nuit ou juste derrière ta sieste, tu écarquillais tes billes comme une assoiffée de monde.

De tes bras et de tes pieds, tu inventais ton rythme, tu créais ton propre espace.

J’avais du mal à suivre mais je t’encourageais. Je t’applaudissais.

Bravo mon amour, je te murmurais dans le cou et contre les joues.

Pour que tu frissonnes. Et tu frissonnais en éclatant de rire.

 

Pendant toutes ces années-là, nous n’avons presque fait qu’un, ma belle.

Malgré les longues heures où mes rondes nourricières m’éloignaient de tes babillements.

A peine accouchée, ta mère s’était mise hors circuit dans l’exil au Brésil.

Sans un mot, sans prévenir.

Au fil du temps, tu avais fini par accepter de ne la connaître jamais.

 

Et puis a sonné l’heure de notre cavale.

Elle s’est enclenchée lorsqu’ils ont inventé la riposte suprême.

L’implacable réplique qui cloue le bec.

L’arme absolue qui dévaste pour la vie.

Automatiquement privé d’enfant. Tarif applicable à chaque “parasite”. C’est ainsi qu’ils nous nommaient, nous, les dépossédés de

tout. Les damnés de la croissance. Les exclus des agapes boursières. Les désespérés de la rentabilité.

“Le bagne moderne, ça va les faire réflêchir”, ils disaient à la radio.

Les télés reprenaient. Les journaux relayaient. Sans sourciller. Titres larges et papiers grassouillets.

Toi, tu ne savais pas encore lire l’alphabet.

 

Dès lors, je t’ai emmenée partout.

Dans les campagnes et dans les ports.

Bien à l’abri des remous et des sursauts.

A chaque fois loin de Marseille.

Décidé à t’épargner les tracas de la traque.

Soucieux de t’éviter le remue-ménage quotidien des déménagements.

A chaque jour, un programme sur mesure.

Point d’école, point de discipline, point de règle ni de cahier. Juste quelques grappes de jeux et d’exercices pour que tu apprennes

à grignoter la vie, à cheminer à ton allure, de tes petits pas de poupée.

Tu en redemandais.

Tu étais ma reine hilare et sereine, ma bobine de coton doux, ma pêche de vigne, mon joli scoubidou.

 

A la fonte de mes ultimes économies, j’ai commencé à multiplier les randonnées nocturnes.

A la recherche de quelque liasse embusquée dans les beaux quartiers. La dîme révolutionnaire, j’appelais ça.

Papa va prendre l’air en cyclo, je te disais, sac au dos et casque au poing. Il fait trop froid et trop noir pour te chaler.

Toi, tu comprenais.

Tu patientais au creux de ta couette et je te retrouvais anéantie de sommeil, le front reposé et les yeux dédiés à tes rêves.

A peine éclairée par la timide veilleuse que je t’avais laissée. On ne sait jamais.

 

Une nuit, j’ai bien cru qu’ils t’avaient enlevée.

Personne dans le lit.

Rien qu’un mot déposé près de l’oreiller : « Adieu, Arthur ! Surtout, ne perdez pas de temps à tenter de la rechercher. Votre fille est déjà loin, très loin. »

Anéanti, il m’a fallu passer la tête sous le robinet de l’évier pour réaliser que je venais de cauchemarder.

Trop d’alcool dans les veines.

Je m’étais affalé sur le canapé de la cuisine à peine franchie la porte d’entrée. Ivre mort.

Toi, tu n’avais pas cassé ta nuit d’un millimètre, mon ange.

Les bras en croix et les poings serrés, tu dormais profond, à peine agitée de ci de là par quelque songe.

Ce rêve mauvais m’a propulsé vers la peur violente de te perdre.

Mes esprits retrouvés, j’ai décidé de ne plus t’abandonner.

Je t’ai emmenée à chacune de mes virées.

 

Tu as donc commencé toute jeune à m’accompagner dans mes expéditions au pays des cuillères d’argent et des leçons d’équitation.

Ensemble, nous en avons remué des gentilhommières, visité des villas, escaladé des façades de palaces !

Lampe de poche en main, tu as vite appris à m’emboîter le pas, mon bijou.

A me prévenir par petits jets de lumière lorsque l’inquiétude te pinçait la joue.

A chaque fois, je venais te rassurer d’un clin d’oeil et d’un bisou et je repartais un peu plus loin, le sac en bandoulière, en quête de monnaie ou de trésor à négocier.

 

Peu à peu, nous sommes devenus somnambules. Mi chouettes, mi Belphégor.

Tu n’as plus fermé l’oeil avant les premiers rayons de soleil.

Nous avons vécu à contre-sens du reste du monde. Reclus dans le sommeil la journée, en éveil et en vadrouille le reste du temps.

Jusqu’au jour où tu m’as parlé de Marseille. Pour la première fois.

Tu voulais découvrir ta ville natale d’où j’avais dû t’arracher pour survivre à tes côtés.

Marseille, c’est impossible mon trésor. Trop dangereux, je t’ai expliqué. Demande-moi l’Amérique, l’Inde ou la Patagonie, mais pas Marseille.

Trop tôt, tu sais ? Il te faudra encore patienter.

Tu n’as pas insisté, mais tu t’es mise à m’ignorer non stop. Toute la sainte journée.

Indifférente à la moindre caresse, insensible au moindre mot gentil.

J’avais beau tenter de te dérouter de ton entêtement, je me heurtais à ta moue de tortue, à la transparence de tes yeux tristes.

Ce silence autiste m’est vite devenu intolérable.

En trois jours, il m’a fait basculer de l’autre côté et nous sommes rentrés.

Le lendemain du retour au quartier, les journaux titraient gros sur une rafle dans notre planque dorée sur la Côte.

Quelques heures de plus là-bas et nous serions tombés dans les rets de ces faces de rats.

 

A Marseille, tu as retrouvé un rythme plus rond, plus doux.

Finies les échappées nocturnes. Au placard les semelles de crêpe. Entre parenthèses les montées d’adrénaline.

Le portefeuille bien plein, je me suis déniché un pointu. Bleu ciel et blanc.

Nos semaines, nous les avons passées en mer, à caboter de crique en crique, de calanque en calanque.

Un été de rêve, à peine troublé par quelques journées de gros mistral. Pointu à quai et orgies de ciné.

 

Lorsque l’automne a poussé son souffle tiède sur la ville, tu m’as réclamé l’école. La grande école.

Celle aux cartables qui scient les épaules.

L’école des bons points et des récitations.

Tu a commencé aussi à vouloir un petit frère.

Tu t’es imaginée le rencontrer dans cette cour que tu me désignais avec gourmandise chaque fois que nous remontions de la mer.

J’ai résisté une semaine. Je t’ai couverte de jouets pour tenter de te distraire de ton projet.

Toi, tu as tenu bon, accrochée à ton idée, sans jamais renoncer.

Au fil des jours, tu t’es même hasardée à grimper sur le rebord des fenêtres de l’école, en imitant les élèves en train de compter à

voix haute ou de colorier leurs frises en silence.

Alors, j’ai craqué et je t’ai inscrite. Je ne me le suis pas pardonné.

 

Dès l’instant où tu as franchi le portail de cette communale, j’ai senti mes cellules se gorger de vide, ma peau se racornir, ma voix se rabougrir.

Il m’a fallu passer de longues heures face à la mer pour commencer à accepter le pas de deux esquissé par ton essor et par ma

chute.

Les premiers jours, j’ai bien failli venir te chercher en pleine classe.

J’ai renoncé à la tentation de nous rapter vers je ne sais quel pays où la vie aurait pu se redessiner comme avant.

J’ai résisté mais hélas, je ne me suis pas assez méfié.

Quelqu’un m’a dénoncé, je crois. Va savoir pourquoi.

Hier soir, devant l’école, un milicien en civil a attendu que tu sautes dans mes bras pour me faire signe de surtout rester bien sage.

Je l’ai suivi sans sourciller et nous avons atterri dans cette pièce humide où de la nuit, tu ne m’as pas lâché d’un millimètre.

– C’est fini, Monsieur Arthur ! Allez !

Face au sablier, j’ai beau agiter la tête en signe de refus, tu as beau hurler “mon papa, mon papa !” en t’aggripant à ma chemise

blanche, rien n’est plus fort que ce soldat qui nous arrache l’un à l’autre et te baillonne.

Vite, tu t’éloignes de bras en bras vers la porte d’entrée. Très vite même.

Tant mieux, je me dis, tant mieux…

 

A peine le temps de capter le claquement du chargeur et tu as disparu dans le fracas rougeoyant de ce matin d’octobre.

 

Octobre rouge #16

Octobre rouge

– C’est fini, Monsieur Arthur ! Allez !

Face au sablier, j’ai beau agiter la tête en signe de refus, tu as beau hurler “ mon papa, mon papa ! ” en t’agrippant à ma chemise

blanche, rien n’est plus fort que ce soldat qui nous arrache l’un à l’autre et te bâillonne.

Vite, tu t’éloignes de bras en bras vers la porte d’entrée.

Très vite même.

Tant mieux, je me dis, tant mieux…

 

A peine le temps de capter le claquement du chargeur et tu as disparu dans le fracas rougeoyant de ce matin d’octobre.

(fin)

Octobre rouge #15

Octobre rouge

Dès l’instant où tu as franchi le portail de cette communale, j’ai senti mes cellules se gorger de vide, ma peau se racornir, ma voix se rabougrir.

Il m’a fallu passer de longues heures face à la mer pour commencer à accepter le pas de deux esquissé par ton essor et par ma chute.

Les premiers jours, j’ai bien failli venir te chercher en pleine classe.

J’ai renoncé à la tentation de nous rapter vers je ne sais quel pays où la vie aurait pu se redessiner comme avant.

J’ai résisté mais hélas, je ne me suis pas assez méfié.

Quelqu’un m’a dénoncé, je crois. Va savoir pourquoi.

Hier soir, devant l’école, un milicien en civil a attendu que tu sautes dans mes bras pour me faire signe de surtout rester bien sage.

Je l’ai suivi sans sourciller et nous avons atterri dans cette pièce humide où de la nuit, tu ne m’as pas lâché d’un millimètre.

(à suivre)

Octobre rouge #14

Octobre rouge

J’ai résisté une semaine.

Je t’ai couverte de jouets pour tenter de te distraire de ton projet.

Toi, tu as tenu bon, accrochée à ton idée, sans jamais renoncer.

Au fil des jours, tu t’es même hasardée à grimper sur le rebord des fenêtres de l’école, en imitant les élèves en train de compter à voix haute ou de colorier leurs frises en silence.

Alors, j’ai craqué et je t’ai inscrite. Je ne me le suis pas pardonné.

(à suivre)

Octobre rouge #13

Octobre rouge

Lorsque l’automne a poussé son souffle tiède sur la ville, tu m’as réclamé l’école.

La grande école.

Celle aux cartables qui scient les épaules.

L’école des bons points et des récitations.

Tu a commencé aussi à vouloir un petit frère.

Tu t’es imaginée le rencontrer dans cette cour que tu me désignais avec gourmandise chaque fois que nous remontions de la mer.

(à suivre)

Octobre rouge #12

Octobre rouge

Le lendemain du retour au quartier, les journaux titraient gros sur une rafle dans notre planque dorée sur la Côte.

Quelques heures de plus là-bas et nous serions tombés dans les rets de ces faces de rats.

À Marseille, tu as retrouvé un rythme plus rond, plus doux.

Finies les échappées nocturnes.

Au placard les semelles de crêpe.

Entre parenthèses les montées d’adrénaline.

Le portefeuille bien plein, je me suis déniché un pointu. Bleu ciel et blanc.

Nos semaines, nous les avons passées en mer, à caboter de crique en crique, de calanque en calanque.

Un été de rêve, à peine troublé par quelques journées de gros mistral.

Pointu à quai et orgies de ciné.

(à suivre)

Octobre rouge #11

Octobre rouge

Tu n’as pas insisté, mais tu t’es mise à m’ignorer non stop.

Toute la sainte journée.

Indifférente à la moindre caresse, insensible au moindre mot gentil.

J’avais beau tenter de te dérouter de ton entêtement, je me heurtais à ta moue de tortue, à la transparence de tes yeux tristes.

Ce silence autiste m’est vite devenu intolérable.

En trois jours, il m’a fait basculer de l’autre côté et nous sommes rentrés.

(à suivre)

Octobre rouge #10

Octobre rouge

Peu à peu, nous sommes devenus somnambules.

Mi chouettes, mi Belphégor.

Tu n’as plus fermé l’oeil avant les premiers rayons de soleil.

Nous avons vécu à contre-sens du reste du monde.

Reclus dans le sommeil la journée, en éveil et en vadrouille le reste du temps.

Jusqu’au jour où tu m’as parlé de Marseille.

Pour la première fois.

Tu voulais découvrir ta ville natale d’où j’avais dû t’arracher pour survivre à tes côtés.

Marseille, c’est impossible mon trésor.

Trop dangereux, je t’ai expliqué.

Demande-moi l’Amérique, l’Inde ou la Patagonie, mais pas Marseille.

Trop tôt, tu sais ? Il te faudra encore patienter.

(à suivre)

Octobre rouge #9

Octobre rouge

Ce rêve mauvais m’a propulsé vers la peur violente de te perdre.

Mes esprits retrouvés, j’ai décidé de ne plus t’abandonner.

Je t’ai emmenée à chacune de mes virées.

Tu as donc commencé toute jeune à m’accompagner dans mes expéditions au pays des cuillères d’argent et des leçons d’équitation.

Ensemble, nous en avons remué des gentilhommières, visité des villas, escaladé des façades de palaces !

Lampe de poche en main, tu as vite appris à m’emboîter le pas, mon bijou.

A me prévenir par petits jets de lumière lorsque l’inquiétude te pinçait la joue.

A chaque fois, je venais te rassurer d’un clin d’oeil et d’un bisou et je repartais un peu plus loin, le sac en bandoulière, en quête de monnaie ou de trésor à négocier.

(à suivre)

Octobre rouge #8

Octobre rouge

Anéanti, il m’a fallu passer la tête sous le robinet de l’évier pour réaliser que je venais de cauchemarder.

Trop d’alcool dans les veines.

Je m’étais affalé sur le canapé de la cuisine à peine franchie la porte d’entrée.

Ivre mort.

Toi, tu n’avais pas cassé ta nuit d’un millimètre, mon ange.

Les bras en croix et les poings serrés, tu dormais profond, à peine agitée de ci de là par quelque songe.

(à suivre)

Octobre rouge #7

Octobre rouge

Une nuit, j’ai bien cru qu’ils t’avaient enlevée.

Personne dans le lit.

Rien qu’un mot déposé près de l’oreiller :

« Adieu, Arthur ! Surtout, ne perdez pas de temps à tenter de la rechercher. Votre fille est déjà loin, très loin. »

Anéanti, il m’a fallu passer la tête sous le robinet de l’évier pour réaliser que je venais de cauchemarder.

Trop d’alcool dans les veines.

Je m’étais affalé sur le canapé de la cuisine à peine franchie la porte d’entrée. Ivre mort.

(à suivre)

Octobre rouge #6

Octobre rouge

A la fonte de mes ultimes économies, j’ai commencé à multiplier les randonnées nocturnes.

A la recherche de quelque liasse embusquée dans les beaux quartiers.

La dîme révolutionnaire, j’appelais ça.

Papa va prendre l’air en cyclo, je te disais, sac au dos et casque au poing.

Il fait trop froid et trop noir pour te chaler.

Toi, tu comprenais.

Tu patientais au creux de ta couette et je te retrouvais anéantie de sommeil, le front reposé et les yeux dédiés à tes rêves.

A peine éclairée par la timide veilleuse que je t’avais laissée.

(à suivre)

 

Octobre rouge #5

Octobre rouge

Dès lors, je t’ai emmenée partout. Dans les campagnes et dans les ports.

Bien à l’abri des remous et des sursauts.

A chaque fois loin de Marseille.

Décidé à t’épargner les tracas de la traque.

Soucieux de t’éviter le remue-ménage quotidien des déménagements.

A chaque jour, un programme sur mesure.

Point d’école, point de discipline, point de règle ni de cahier.

Juste quelques grappes de jeux et d’exercices pour que tu apprennes à grignoter la vie, à cheminer à ton allure, de tes petits pas de poupée.

Tu en redemandais.

Tu étais ma reine hilare et sereine, ma bobine de coton doux, ma pêche de vigne, mon joli scoubidou.

(à suivre)

Octobre rouge #4

Octobre rouge

L’arme absolue qui dévaste pour la vie.

Automatiquement privé d’enfant.

Tarif applicable à chaque “parasite”.

C’est ainsi qu’ils nous nommaient, nous, les dépossédés de tout.

Les damnés de la croissance. Les exclus des agapes boursières. Les désespérés de la rentabilité.

“Le bagne moderne, ça va les faire réfléchir”, ils disaient à la radio.

Les télés reprenaient. Les journaux relayaient. Sans sourciller.

Titres larges et papiers grassouillets.

Toi, tu ne savais pas encore lire l’alphabet.

(à suivre)

Octobre rouge #3

Octobre rouge

Pendant toutes ces années-là, nous n’avons presque fait qu’un, ma belle.

Malgré les longues heures où mes rondes nourricières m’éloignaient de tes babillements.

A peine accouchée, ta mère s’était mise hors circuit dans l’exil au Brésil.

Sans un mot, sans prévenir.

Au fil du temps, tu avais fini par accepter de ne la connaître jamais.

Et puis a sonné l’heure de notre cavale.

Elle s’est enclenchée lorsqu’ils ont inventé la riposte suprême.

L’implacable réplique qui cloue le bec.

(à suivre)

Octobre rouge #2

Octobre rouge

Il me revient le temps des premiers étonnements.

Après ta nuit ou juste derrière ta sieste, tu écarquillais tes billes comme une assoiffée de monde.

De tes bras et de tes pieds, tu inventais ton rythme, tu créais ton propre espace.

J’avais du mal à suivre mais je t’encourageais. Je t’applaudissais.

Bravo mon amour, je te murmurais dans le cou et contre les joues.

Pour que tu frissonnes.

Et tu frissonnais en éclatant de rire.

(à suivre)

Octobre rouge #1

Octobre rouge

 

– Plus que trois minutes, Monsieur Arthur !

Le milicien qui nous surveille depuis le crépuscule tient les comptes à jour.

Sablier en main, il semble guetter avec fébrilité l’instant “ T “.

La fraction de seconde où le dernier grain rejoindra la meute au fond du cône en verre et sonnera le glas de nos retrouvailles.

Toi mon coeur, tu as installé en douceur ton nid au creux de mon cou, contre ma clavicule.

Mon épaule épouvantée par le compte à rebours, tu l’as tapissée de ton crâne aux cheveux chauds.

En sourdine, je claque déjà des dents.

Tu souris comme à chacune de mes mimiques.

Tu n’as remarqué ni les menottes ni les armes. Tant mieux, je me dis. Tant mieux.

(à suivre)

Générique de fin #intégral

New_York_City_at_night_HDR

Lorsqu’à la fin du film, le générique jaune a entamé sa remontée vers le sommet de la télé, j’ai décidé de mettre mon plan à exécution sur l’heure. Surtout, ne plus tergiverser.

Fini les on verra plus tard, c’est pas le moment, je ne suis pas encore prêt.

Terminé les c’est trop risqué. Rideau sur les reculades.

New York, j’en rêvais depuis mon premier Scorcese, alors maintenant, il fallait oser.

Partir. Emigrer.

Dehors, la tempête se déchaînait.

 

En commençant à trier mes affaires, à choisir celles qui resteraient ici et celles qui gonfleraient mon sac, je me suis dit que s’en aller, c’était d’abord comme taguer une planisphère.

A grands coups de feutre noir y imprimer son dégoût, sa colère.

Remplir de graffitis le pays délaissé.

Tirer un trait sur quarante ans de vieille Europe et autant de Provence, de plus en plus odieuse avec ses frileux relents d’avant-guerre.

Plein écran, j’ai fixé la rue noire et mouillée à peine masquée par l’ascension des caractères et j’ai frissonné en imaginant que ma vie s’écrirait bientôt là-bas, dans cet univers de cinéma.

Un décor sans Méditerranée mais avec l’Océan.

J’y perdrais sans doute en chaleur et en lumière mais j’y gagnerais en aventure, en espace, en majesté.

A New York, l’eau est plus froide et plus grise qu’à Marseille me répète mon frère à chaque fois que nous feuilletons les magazines.

Je lui réponds qu’aujourd’hui, sans s’en rendre compte, Marseille file au delà du gris.

Elle se tourne le dos et se renie à force de laisser parler ceux qui n’ouvrent plus leurs bras.

Marseille expulse en catimini, Marseille grelotte, s’épaissit et noircit à vue d’oeil.

Sans une once de honte.

Comme si elle avait revêtu des habits taillés dans l’oubli, coupés façon faisceau alla francese.

 

Dans la poche intérieure gauche de l’une de mes vestes, j’ai déniché une photo de mon grand-père Paul à vingt quatre ans, en quête de seconde chance sur la Côte d’Azur.

Il pose avec sérieux sur fond de palmiers et de villas blanches.

Casquette ronde à la main, il fixe l’objectif d’un air timide et impatient comme s’il étouffait dans son costume de paysan.

Un matin, il avait lu une petite annonce proposant un emploi de métayer plutôt bien payé.

Le soir même, sans prévenir, il quittait Zürich par le train de nuit destination son nouveau monde à lui.

Dans une heure j’allais l’imiter, passer de l’autre côté du ciel et j’étais fier d’être de sa lignée.

 

Lorsque mon sac n’a plus accepté la moindre chaussette, je me suis occupé de mes papiers.

Passeport, carte de presse, permis de conduire, photos d’identité, tout était en règle, à portée de main dans mon tiroir bien rangé d’homme marié.

Le plus dur, ça serait tout à l’heure d’aller réveiller Aglaé et de lui dire je m’en vais.

Elle ne comprendrait pas pourquoi. Elle ne comprendrait jamais. Elle me traiterait de traître.

Pour l’instant, elle dormait dans la pièce d’à côté. Je l’entendais ronfloter.

Insupportable ronronnement qui valse d’un mur à l’autre dans notre chambre.

Aglaé s’endort si vite qu’elle me prend de court.

A chaque fois, je dois calquer ma respiration sur son souffle agité par ses premiers rêves.

Déboussolé, j’échoue dans le salon pour retrouver ma propre musique.

Il me faut une bonne heure pour sentir le sommeil s’enrouler à nouveau autour de mes paupières.

J’ai abandonné mon canapé et je me suis glissé sur la terrasse pour tenter de fermer les volets.

Malgré la tourmente, Marseille frémissait au rythme du tango qui montait du balcon d’en dessous. Raphaël Medeiros et son jeu de braise je crois.

Dans la seconde, New York s’est effacée. La plainte acide du bandonéon a chloroformé les gratte-ciel et les enseignes fluo des clubs de jazz.

Sur le panneau lumineux géant de l’aéroport, Buenos Aires clignotait déjà de son soleil d’or.

Je sais si peu de l’Argentine sinon que la fierté secoue le sang des danseurs. Ces couples qui tournent et s’éloignent sur les parquets et les pavés me parlent d’un bout de monde où les corps et les âmes n’ont presque jamais peur.

J’aime le port de tête du bailador macho, mélancolique et délicat.

Il ressemble au matador qui aurait égaré sa muleta et s’abandonne avec passion dans la caresse, de ses seuls yeux. Une main à la hanche, l’autre aimantée par le dos souple de celle qui se tend et tourne et s’offre au plaisir singulier de ne plus faire deux.

A Buenos Aires, les Tanguerias portent des noms d’enfant, de femme ou d’artiste. Caminito, La Ventana, Michelangelo

J’aime la langue qui s’y enroule autour des dents et des palais comme un dessert secret. Un espagnol tantôt sucré, tantôt salé.

Un tango con cortes y quebradas del mas puro estilo de la guardia vieja…

 

Envie d’un dernier jus d’orange avant de vérifier encore une fois que je n’oublie rien.

Dans le salon, sur le rebord de la cheminée, m’apparaît le livre que je ne cherchais plus tant je croyais l’avoir perdu dans je ne sais quel déménagement.

“Le néant quotidien” de Zoé Valdés, petite soeur cubaine.

Il y a du Zeus dans cette écrivaine-là. La foudre est son style, teinté de vague à l’âme et de sensualité.

Ce livre me révéla la violence d’une existence de routine étriquée par l’embargo.

L’idéal révolutionnaire du Che assommé à petit feu.

Le poids de slogans ressassés comme des comptines usées jusqu’à la ixième génération de barbudos.

Et puis le sexe à fleur de mots pour sans cesse affirmer sa liberté envers et contre tous.

Les amours pitoyables et admirables d’une jeunesse havanaise promise à l’anesthésie du dollar.

Zoé. Le prénom de ma grand-mère.

Celle qui n’émigra jamais plus loin que de son village à Marseille.

Cent dix kilomètres sur les ailes d’une calèche pour tomber chez des riches et suer sa vie durant comme bonniche.

Ces histoires du coeur de l’Amérique lui auraient écarquillé les yeux.

Malgré l’absence de Dieu et la moiteur des tropiques, je suis sûr qu’elle ne se serait pas sentie étrangère à ces femmes cent fois brisées et cent fois ressuscitées.

Zoé, c’est promis, votre livre je ne le quitterai plus.

Je l’emporte avec moi et pourquoi pas à Cuba.

 

Je n’ai pas réveillé Aglaé.

A quoi bon se déchirer alors que la vie pour chacun s’effiloche ?

J’ai seulement scotché un mot sur la porte de la chambre : “Je pars loin sans billet-retour. Ne m’en veux pas. Vive la vie”.

La tempête m’a cueilli dans la rue, à quelques pas du taxi jaune.

Les immeubles craquaient comme d’immenses cercueils.

Une détonation du diable a secoué la ville et j’ai reçu un bac de géraniums sur la tête.

Avant que mon cerveau n’explose, je me suis demandé si les fleurs étaient rouges et si j’avais bien éteint la télé.

 

Générique de fin #11

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Je n’ai pas réveillé Aglaé.

A quoi bon se déchirer alors que la vie pour chacun s’effiloche ?

J’ai seulement scotché un mot sur la porte de la chambre : “Je pars loin sans billet-retour. Ne m’en veux pas. Vive la vie”.

La tempête m’a cueilli dans la rue, à quelques pas du taxi jaune.

Les immeubles craquaient comme d’immenses cercueils.

Une détonation du diable a secoué la ville et j’ai reçu un bac de géraniums sur la tête.

Avant que mon cerveau n’explose, je me suis demandé si les fleurs étaient rouges et si j’avais bien éteint la télé.

Générique de fin #10

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Zoé. Le prénom de ma grand-mère.

Celle qui n’émigra jamais plus loin que de son village à Marseille.

Cent dix kilomètres sur les ailes d’une calèche pour tomber chez des riches et suer sa vie durant comme bonniche.

Ces histoires du coeur de l’Amérique lui auraient écarquillé les yeux.

Malgré l’absence de Dieu et la moiteur des tropiques, je suis sûr qu’elle ne se serait pas sentie étrangère à ces femmes cent fois brisées et cent fois ressuscitées.

Zoé, c’est promis, votre livre je ne le quitterai plus.

Je l’emporte avec moi et pourquoi pas à Cuba.

(à suivre)

Générique de fin #9

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Il y a du Zeus dans cette écrivaine-là.

La foudre est son style, teinté de vague à l’âme et de sensualité.

Ce livre me révéla la violence d’une existence de routine étriquée par l’embargo.

L’idéal révolutionnaire du Che assommé à petit feu.

Le poids de slogans ressassés comme des comptines usées jusqu’à la ixième génération de barbudos.

Et puis le sexe à fleur de mots pour sans cesse affirmer sa liberté envers et contre tous.

Les amours pitoyables et admirables d’une jeunesse havanaise promise à l’anesthésie du dollar.

(à suivre)

Générique de fin #8

New_York_City_at_night_HDR

À Buenos Aires, les tanguerias portent des noms d’enfant, de femme ou d’artiste. Caminito, La Ventana, Michelangelo

J’aime la langue qui s’y enroule autour des dents et des palais comme un dessert secret.

Un espagnol tantôt sucré, tantôt salé.

Un tango con cortes y quebradas del mas puro estilo de la guardia vieja…

 

Envie d’un dernier jus d’orange avant de vérifier encore une fois que je n’oublie rien.

Dans le salon, sur le rebord de la cheminée, m’apparaît le livre que je ne cherchais plus tant je croyais l’avoir perdu dans je ne sais quel déménagement.

Le néant quotidien” de Zoé Valdés, petite soeur cubaine.

(à suivre)

Générique de fin #7

New_York_City_at_night_HDR

Dans la seconde, New York s’est effacée.

La plainte acide du bandonéon a chloroformé les gratte-ciel et les enseignes fluo des clubs de jazz.

Sur le panneau lumineux géant de l’aéroport, Buenos Aires clignotait déjà de son soleil d’or.

Je sais si peu de l’Argentine sinon que la fierté secoue le sang des danseurs. C

es couples qui tournent et s’éloignent sur les parquets et les pavés me parlent d’un bout de monde où les corps et les âmes n’ont presque jamais peur.

J’aime le port de tête du bailador macho, mélancolique et délicat.

(à suivre)

Générique de fin #6

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Insupportable ronronnement qui valse d’un mur à l’autre dans notre chambre.

Aglaé s’endort si vite qu’elle me prend de court.

A chaque fois, je dois calquer ma respiration sur son souffle agité par ses premiers rêves.

Déboussolé, j’échoue dans le salon pour retrouver ma propre musique.

Il me faut une bonne heure pour sentir le sommeil s’enrouler à nouveau autour de mes paupières.

J’ai abandonné mon canapé et je me suis glissé sur la terrasse pour tenter de fermer les volets.

Malgré la tourmente, Marseille frémissait au rythme du tango qui montait du balcon d’en dessous.

Raphaël Medeiros et son jeu de braise je crois.

(à suivre)

Générique de fin #5

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Lorsque mon sac n’a plus accepté la moindre chaussette, je me suis occupé de mes papiers.

Passeport, carte de presse, permis de conduire, photos d’identité, tout était en règle, à portée de main dans mon tiroir bien rangé d’homme marié.

Le plus dur, ça serait tout à l’heure d’aller réveiller Aglaé et de lui dire je m’en vais.

Elle ne comprendrait pas pourquoi.

Elle ne comprendrait jamais.

Elle me traiterait de traître.

Pour l’instant, elle dormait dans la pièce d’à côté.

Je l’entendais ronfloter.

(à suivre)

Générique de fin #4

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Dans la poche intérieure gauche de l’une de mes vestes, j’ai déniché une photo de mon grand-père Paul à vingt quatre ans, en quête de seconde chance sur la Côte d’Azur.

Il pose avec sérieux sur fond de palmiers et de villas blanches. Casquette ronde à la main, il fixe l’objectif d’un air timide et impatient comme s’il étouffait dans son costume de paysan.

Un matin, il avait lu une petite annonce proposant un emploi de métayer plutôt bien payé.

Le soir même, sans prévenir, il quittait Zürich par le train de nuit destination son nouveau monde à lui.

Dans une heure j’allais l’imiter, passer de l’autre côté du ciel et j’étais fier d’être de sa lignée.

(à suivre)

Générique de fin #3

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Un décor sans Méditerranée mais avec l’Océan.

J’y perdrais sans doute en chaleur et en lumière mais j’y gagnerais en aventure, en espace, en majesté.

– A New York, l’eau est plus froide et plus grise qu’à Marseille, me répète mon frère à chaque fois que nous feuilletons les magazines.

Je lui réponds qu’aujourd’hui, sans s’en rendre compte, Marseille file au delà du gris.

Elle se tourne le dos et se renie à force de laisser parler ceux qui n’ouvrent plus leurs bras.

Marseille expulse en catimini, Marseille grelotte, s’épaissit et noircit à vue d’oeil.

Sans une once de honte.

Comme si elle avait revêtu des habits taillés dans l’oubli, coupés façon faisceau alla francese.

(à suivre)

Générique de fin #2

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En commençant à trier mes affaires, à choisir celles qui resteraient ici et celles qui gonfleraient mon sac, je me suis dit que s’en aller, c’était d’abord comme taguer une planisphère.

A grands coups de feutre noir y imprimer son dégoût, sa colère.

Remplir de graffitis le pays délaissé.

Tirer un trait sur quarante ans de vieille Europe et autant de Provence, de plus en plus odieuse avec ses frileux relents d’avant-guerre.

Plein écran, j’ai fixé la rue noire et mouillée à peine masquée par l’ascension des caractères et j’ai frissonné en imaginant que ma vie s’écrirait bientôt là-bas, dans cet univers de cinéma.

(à suivre)

Générique de fin #1

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Lorsqu’à la fin du film, le générique jaune a entamé sa remontée vers le sommet de la télé, j’ai décidé de mettre mon plan à exécution sur l’heure.

Surtout, ne plus tergiverser.

Fini les on verra plus tard, c’est pas le moment, je ne suis pas encore prêt.

Terminé les c’est trop risqué.

Rideau sur les reculades.

New York, j’en rêvais depuis mon premier Scorcese, alors maintenant, il fallait oser.

Partir. Émigrer.

Dehors, la tempête se déchaînait.

(à suivre)

Jo est un autre #intégral

Le port était pourtant si calme ce soir.

Plus personne au pied des bateaux. Plus un docker sur les grues.

Un décor fin d’époque.

 

Cinq heures que je jouais avec toi face à la mer, mon Jo, je ne les ai pas entendus approcher.

Ils sont revenus en traître. Dans notre dos.

Les salauds !

Lorsque je les ai aperçus, ils avaient déjà lâché leurs dobermans.

J’ai tout de suite pensé à sauver ta peau, mon bijou.

Je t’ai enveloppé dans ta cape noire et tu es passé par dessus quai.

Puisse la houle te serrer dans ses bras et t’accompagner jusqu’à la digue du large.

Cette digue qui nous est si familière.

Là-bas, tu seras peut-être à l’abri du danger.

 

Personne n’imaginait que les chantiers fermeraient si vite.

Personne ne se doutait que les navires usés devraient un jour aller chercher fortune ailleurs.

Depuis quarante ans, ils arrivent de partout pour se faire réparer chez nous : rouliers grecs, paquebots russes, asphaltiers hollandais, céréaliers chinois, bananiers ivoiriens et ferries corses bien sûr.

A chacune de leurs escales, nous accourons les accueillir dans la rade, toi et moi.

Fiers d’être les descendants de Pythéas.

 

Les sorties en chaloupe pour se ruer à leur rencontre, tu n’en as raté aucune, mon Jo.

A l’approche de leurs coques géantes, nous nous risquons sur la proue.

Tu viens contre ma poitrine et je ferme les yeux tandis que là-haut, les marins t’applaudissent tellement tu es beau.

Une fois à quai, je les laisse t’effleurer. Bouche bée.

Je suis sûr qu’ ils n’ont jamais imaginé pareille merveille.

Dans aucun port.

Parfois, ils osent même un baiser sur tes joues rondes.

Je fais mine de ne rien voir et nous partons jouer au soleil sur la jetée.

Pour l’instant, la voie est libre.

Tu avances vers le large, en frissonnant dans le ressac.

Le crépuscule approche. J’ai peur que tu attrapes froid.

 

Lorsque je t’emmène au coeur des ateliers, tu n’en crois pas tes yeux.

Un décor d’opéra dans un espace de cathédrale.

Aux quatre coins des hangars ouverts aux courants d’air, un râle de ferraille et de feu.

Un gigantesque ronflement de moteurs, de fraiseuses, de presses et de tours avec de grosses mains autour.

Au travail, les machines hurlent et les hommes se taisent.

Quelquefois, c’est l’inverse.

A la pause, en sourdine, nous essayons d’accompagner ce brassage de langues et d’accents.

Tu es plus doué que moi pour l’improvisation, mon Jo.

Je n’ai jamais eu ni coffre, ni voix. A peine un peu d’oreille.

Toi, tu ne vis que pour ces instants où les sons se mêlent, se jaugent, se défient.

Je tente de te suivre de mon mieux.

Tu sais bien que mes mains ne t’abandonnent jamais.

 

Je me mords les doigts pour ne pas crier.

Un zodiac vient de te frôler à toute allure.

Dans son sillage d’écume, tu danses comme un bouchon.

Ma curiosité nous pousse parfois jusqu’aux formes où sont opérés les bateaux fatigués par des années de traversées.

Tu adores y descendre dans mon dos.

Tout au long de l’échelle tu trembles, tu te cramponnes, tu te fais lourd, mais une fois au fond, tu es content mon Jo, je le sens bien.

Le ventre des navires t’inspire.

Tu veux en explorer chaque recoin. Y laisser ta trace.

Dans la salle des machines, il faut même que je te surveille de près.

Le rythme des pistons et des vilbrequins te donne la bougeotte.

Leurs trépidations t’affolent.

Ta peau dorée d’aristocrate se marie bien aux relents de cambouis brûlant.

Si je ne te retenais pas, mon Jo, tu serais capable d’aller te frotter aux bleus des mécaniciens.

Je te laisse leur offrir nos airs préférés, à ces horlogers de la mer, malgré le vacarme.

 

Un jour, hypnotisé par les vibrations, tu t’es retrouvé happé vers l’hélice d’un moteur de cargo.

Dieu sait comment, je t’ai sauvé in extremis.

Je t’aurais pilé.

Depuis, même si je t’entends ronchonner, j’abrège les visites.

Je ne suis rassuré que lorsque nous sommes de retour au grand air.

Toi, tu ne rêves que de redescendre plonger auprès des hommes de l’art.

Ces hommes que l’on abandonne aujourd’hui dans le plus assourdissant des silences.

 

Encore quelques minutes et tu disparaîtras derrière les blocs blancs de la digue.

Je prie pour que tu sois recueilli avant la nuit.

Les doberman me saisissent à la gorge.

Ils me broient les chevilles.

Je cherche à hurler ton nom, mon Jo, mais je n’ai plus de voix.

En m’écroulant dans le bassin de radoub, je me souviens : tout à l’heure, un gros flic à lunettes m’a lancé

– vous vous prenez pour Rostropovitch ?

Jo est un autre #7

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Si je ne te retenais pas, mon Jo, tu serais capable d’aller te frotter aux bleus des mécaniciens.

Je te laisse leur offrir nos airs préférés, à ces horlogers de la mer, malgré le vacarme.

Un jour, hypnotisé par les vibrations, tu t’es retrouvé happé vers l’hélice d’un moteur de cargo.

Dieu sait comment, je t’ai sauvé in extremis.

Je t’aurais pilé.

Depuis, même si je t’entends ronchonner, j’abrège les visites.

Je ne suis rassuré que lorsque nous sommes de retour au grand air.

Toi, tu ne rêves que de redescendre plonger auprès des hommes de l’art.

Ces hommes que l’on abandonne aujourd’hui dans le plus assourdissant des silences.

 Encore quelques minutes et tu disparaîtras derrière les blocs blancs de la digue.

Je prie pour que tu sois recueilli avant la nuit.

 Les doberman me saisissent à la gorge.

Ils me broient les chevilles.

Je cherche à hurler ton nom, mon Jo, mais je n’ai plus de voix.

En m’écroulant dans le bassin de radoub, je me souviens : tout à l’heure, un gros flic à lunettes m’a lancé

– vous vous prenez pour Rostropovitch ?

Jo est un autre #6

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Je me mords les doigts pour ne pas crier.

Un zodiac vient de te frôler à toute allure.

Dans son sillage d’écume, tu danses comme un bouchon.

 Ma curiosité nous pousse parfois jusqu’aux formes où sont opérés les bateaux fatigués par des années de traversées.

Tu adores y descendre dans mon dos.

Tout au long de l’échelle tu trembles, tu te cramponnes, tu te fais lourd, mais une fois au fond, tu es content mon Jo, je le sens bien.

Le ventre des navires t’inspire.

Tu veux en explorer chaque recoin. Y laisser ta trace.

Dans la salle des machines, il faut même que je te surveille de près.

Le rythme des pistons et des vilbrequins te donne la bougeotte.

Leurs trépidations t’affolent.

Ta peau dorée d’aristocrate se marie bien aux relents de cambouis brûlant.

(à suivre)

Jo est un autre #5

P1010766Pour l’instant, la voie est libre.

Tu avances vers le large, en frissonnant dans le ressac.

Le crépuscule approche. J’ai peur que tu attrapes froid.

 Lorsque je t’emmène au coeur des ateliers, tu n’en crois pas tes yeux.

Un décor d’opéra dans un espace de cathédrale.

Aux quatre coins des hangars ouverts aux courants d’air, un râle de ferraille et de feu.

Un gigantesque ronflement de moteurs, de fraiseuses, de presses et de tours avec de grosses mains autour.

Au travail, les machines hurlent et les hommes se taisent.

Quelquefois, c’est l’inverse.

A la pause, en sourdine, nous essayons d’accompagner ce brassage de langues et d’accents.

Tu es plus doué que moi pour l’improvisation, mon Jo.

Je n’ai jamais eu ni coffre, ni voix. A peine un peu d’oreille.

Toi, tu ne vis que pour ces instants où les sons se mêlent, se jaugent, se défient.

Je tente de te suivre de mon mieux.

Tu sais bien que mes mains ne t’abandonnent jamais.

(à suivre)

Jo est un autre #4

P1010766

 

A l’approche de leurs coques géantes, nous nous risquons sur la proue.

Tu viens contre ma poitrine et je ferme les yeux tandis que là-haut, les marins t’applaudissent tellement tu es beau.

Une fois à quai, je les laisse t’effleurer. Bouche bée.

Je suis sûr qu’ ils n’ont jamais imaginé pareille merveille.

Dans aucun port.

Parfois, ils osent même un baiser sur tes joues rondes.

Je fais mine de ne rien voir et nous partons jouer au soleil sur la jetée.

(à suivre)

Jo est un autre #3

P1010766

Depuis quarante ans, ils arrivent de partout pour se faire réparer chez nous : rouliers grecs, paquebots russes, asphaltiers hollandais, céréaliers chinois, bananiers ivoiriens et ferries corses bien sûr.

A chacune de leurs escales, nous accourons les accueillir dans la rade, toi et moi.

Fiers d’être les descendants de Pythéas.

Les sorties en chaloupe pour se ruer à leur rencontre, tu n’en as raté aucune, mon Jo.

(à suivre)

Jo est un autre #2

P1010766

J’ai tout de suite pensé à sauver ta peau, mon bijou.

Je t’ai enveloppé dans ta cape noire et tu es passé par dessus quai.

Puisse la houle te serrer dans ses bras et t’accompagner jusqu’à la digue du large. Cette digue qui nous est si familière.

Là-bas, tu seras peut-être à l’abri du danger.

 Personne n’imaginait que les chantiers fermeraient si vite.

Personne ne se doutait que les navires usés devraient un jour aller chercher fortune ailleurs.

(à suivre)

Jo est un autre #1

P1010766

Le port était pourtant si calme ce soir.

Plus personne au pied des bateaux. Plus un docker sur les grues.

Un décor fin d’ époque.

Cinq heures que je jouais avec toi face à la mer, mon Jo.

Je ne les ai pas entendus approcher.

Ils sont revenus en traître. Dans notre dos.

Les salauds !

Lorsque je les ai aperçus, ils avaient déjà lâché leurs dobermans.

(à suivre)

Les Acacias #intégral

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Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi elle me dévisageait.

Son regard est tombé sur moi comme un souffle soudain, quelques minutes après mon arrivée.

J’ai dressé la tête et elle se tenait là, silencieuse sous le ciel lisse de Mars.

A midi tapantes, comme tous les jours, je me suis assis aux Acacias, un petit bar-restaurant tout proche, face à la mer, à un quart d’heure à pied de l’école, pas plus.

Après la classe, depuis que j’ai été nommé dans le quartier, je confie mes élèves aux cantinières et je descends vers le port.

La promenade me détend, me vide la tête. J’avance sur les trottoirs, toujours les mêmes trottoirs sur le même parcours, et je tourne la page sur les tensions de la matinée en rejoignant les quais.

Les Acacias sont orientés plein sud, juste à l’entrée du domaine maritime, au fond d’une allée empierrée de galets.

J’aime venir y manger un bout parmi les dockers et les ouvriers des chantiers. Tous ont bon appétit et parlent haut.

A les entendre, le port c’était quand même autre chose du temps de leur jeunesse. Depuis vingt ans, les bateaux se sont faits de plus en plus rares. Le travail a filé à Gênes ou Barcelone et si ça continue les métiers finiront au musée.

Ils disent aussi que leurs enfants ne croient plus à cette ville, qu’en tournant le dos à son passé elle ne leur offre plus d’avenir. Certains rêvent même de quitter Marseille.

N’empêche, moi, ce port-là je ne m’en lasse pas.

La terrasse est au calme, à l’écart de toute circulation. Elle donne sur une petite place ronde cernée de douze acacias plantés par les premiers propriétaires. Un arbre pour chaque mois de l’année. Il paraît que ça devait porter bonheur.

Aujourd’hui, pour une fois, j’ai consulté la carte.

D’ordinaire, dès que je suis attablé, le patron vient me serrer la main et me propose : bolo ou  trois fromages, Monsieur Louis ?

Pâtes ou pizza, pizza ou pâtes,  je tranche selon mon humeur.

C’est le seul moment de la journée où frémit en moi un zeste d’incertitude, d’indécision.

Sinon, tout est  réglé, calibré, préparé, minuté, cadré.

Du matin au soir.

Hormis à midi, pas de place pour la fantaisie.

Tout à l’heure donc, je me suis surpris à tenter d’improviser un repas, sans doute parce que le patron tardait un peu.

J’ai choisi sur une grosse ardoise posée contre un parasol avec des plats et des prix écrits à la craie.

Je me suis décidé pour riz-supions et puis j’ai attendu, en attrapant le journal sur la table d’à côté.

A la une, la photo d’un train de marchandises couplée à un gros titre, sur trois colonnes : “ Scènes de Far West à l’Estaque : des ados affamés attaquent un convoi ! “.

Je me suis imaginé au pied d’une locomotive à vapeur, le visage masqué d’un foulard rouge, entassant des boîtes de conserve dans un chariot de supermarché sous la protection de pistoleros en short.

Toujours pas de patron à l’horizon.

Mon ventre a commencé à gargouiller.

Une silhouette longue et haute m’a soudain distrait  de mon estomac.

J’ai dressé la tête et je l’ai aperçue. Debout face à moi, immobile et calme, les bras croisés. Elancée comme une madone moderne avec son jean et ses baskets, souriante et muette.

D’habitude, les femmes me laissent de glace.

Mon regard les traverse et va se poser au delà de la lumière qu’elles agrègent à leur odeur et à leurs gestes. Je n’accroche plus leur chroma. Les mots qu’elles prononcent se noient tout autour de moi.

Depuis que Lou s’en est allée, j’ai fermé le verrou.

Mais aujourd’hui, l’improviste a su se faufiler en douce et il a pris le dessus.

Je me suis demandé ce qu’elle faisait là, droite et paisible sous les acacias. Si je l’invitais à déjeuner ? Je n’ai pas osé. J’ai vite avalé ma question en retournant à mes nouvelles : la santé-record de la Bourse; l’expulsion d’un déserteur algérien à bord du Liberté; le triomphe de José Van Dam à l’Opéra.

J’ai fredonné Le Tilleul de Schubert et puis la douceur de Mars m’a fourré dans sa housse.

Je me suis laissé happer par sa caresse, les paupières relâchées face au soleil, concentré sur des cris minuscules encerclant les tables.

Les acacias criaient en silence comme des cigales à l’agonie.

Les épines palpitaient, les branches gémissaient, les troncs s’étouffaient, les racines tremblaient.

J’ignore pendant combien de temps je suis resté à écouter les arbres en pleurs. Malgré les conversations alentour, je n’ai pas perdu le fil de leur plainte. Je me suis demandé si les tilleuls criaient aussi.

Dans la cour de l’école, nous avons cinq tilleuls.

– La commande, c’est quand vous voulez !

J’’ai sursauté. L’inconnue ne souriait plus. Le patron s’est approché l’air agacé et lui a tendu une carafe d’eau, pour le client de la quatre.

J’ai à peine eu le temps de remarquer que la serveuse avait un oeil noir et l’autre vert.

J’ai renoncé à mon riz-supions. Trop tard.

C’était l’heure de remonter travailler.

Les Acacias #7

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J’ignore pendant combien de temps je suis resté à écouter les arbres en pleurs. Malgré les conversations alentour, je n’ai pas perdu le fil de leur plainte. Je me suis demandé si les tilleuls criaient aussi.

Dans la cour de l’école, nous avons cinq tilleuls.

– La commande, c’est quand vous voulez !

J’’ai sursauté. L’inconnue ne souriait plus. Le patron s’est approché l’air agacé et lui a tendu une carafe d’eau, pour le client de la quatre.

J’ai à peine eu le temps de remarquer que la serveuse avait un oeil noir et l’autre vert.

J’ai renoncé à mon riz-supions. Trop tard.

C’était l’heure de remonter travailler.

Les Acacias #6

P1010770Toujours pas de patron à l’horizon.

Mon ventre a commencé à gargouiller.

Une silhouette longue et haute m’a soudain distrait de mon estomac.

J’ai dressé la tête et je l’ai aperçue. Debout face à moi, immobile et calme, les bras croisés. Élancée comme une madone moderne avec son jean et ses baskets, souriante et muette.

D’habitude, les femmes me laissent de glace.

Mon regard les traverse et va se poser au delà de la lumière qu’elles agrègent à leur odeur et à leurs gestes. Je n’accroche plus leur chroma. Les mots qu’elles prononcent se noient tout autour de moi.

Depuis que Lou s’en est allée, j’ai fermé le verrou.

Mais aujourd’hui, l’improviste a su se faufiler en douce et il a pris le dessus.

Je me suis demandé ce qu’elle faisait là, droite et paisible sous les acacias. Si je l’invitais à déjeuner ? Je n’ai pas osé.

J’ai vite avalé ma question en retournant à mes nouvelles : la santé-record de la Bourse; l’expulsion d’un déserteur algérien à bord du Liberté; le triomphe de José Van Dam à l’Opéra.

J’ai fredonné Le Tilleul de Schubert et puis la douceur de Mars m’a fourré dans sa housse.

Je me suis laissé happer par sa caresse, les paupières relâchées face au soleil, concentré sur des cris minuscules encerclant les tables.

Les acacias criaient en silence comme des cigales à l’agonie.

Les épines palpitaient, les branches gémissaient, les troncs s’étouffaient, les racines tremblaient.

(à suivre)

Les Acacias #5

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Sinon, tout est  réglé, calibré, préparé, minuté, cadré.

Du matin au soir.

Hormis à midi, pas de place pour la fantaisie.

Tout à l’heure donc, je me suis surpris à tenter d’improviser un repas, sans doute parce que le patron tardait un peu.

J’ai choisi sur une grosse ardoise posée contre un parasol avec des plats et des prix écrits à la craie.

Je me suis décidé pour riz-supions et puis j’ai attendu, en attrapant le journal sur la table d’à côté.

A la une, la photo d’un train de marchandises couplée à un gros titre, sur trois colonnes : “ Scènes de Far West à l’Estaque, des ados affamés attaquent un convoi ! “.

Je me suis imaginé au pied d’une locomotive à vapeur, le visage masqué d’un foulard rouge, entassant des boîtes de conserve dans un chariot de supermarché sous la protection de pistoleros en short.

(à suivre)

Les Acacias #4

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La terrasse est au calme, à l’écart de toute circulation.

Elle donne sur une petite place ronde cernée de douze acacias plantés par les premiers propriétaires.

Un arbre pour chaque mois de l’année. Il paraît que ça devait porter bonheur.

Aujourd’hui, pour une fois, j’ai consulté la carte.

D’ordinaire, dès que je suis attablé, le patron vient me serrer la main et me propose  – bolo ou  trois fromages, Monsieur Louis ?

Pâtes ou pizza, pizza ou pâtes,  je tranche selon mon humeur.

C’est le seul moment de la journée où frémit en moi un zeste d’incertitude, d’indécision.

(à suivre)

Les Acacias #3

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À les entendre, le port c’était quand même autre chose du temps de leur jeunesse.

Depuis vingt ans, les bateaux se sont faits de plus en plus rares.

Le travail a filé à Gênes ou Barcelone et si ça continue les métiers finiront au musée.

Ils disent aussi que leurs enfants ne croient plus à cette ville, qu’en tournant le dos à son passé elle ne leur offre plus d’avenir.

Certains rêvent même de quitter Marseille.

N’empêche, moi, ce port-là je ne m’en lasse pas.

(à suivre)

Les Acacias #2

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Après la classe, depuis que j’ai été nommé dans le quartier, je confie mes élèves aux cantinières et je descends vers le port.

La promenade me détend, me vide la tête.

J’avance sur les trottoirs, toujours les mêmes trottoirs sur le même parcours, et je tourne la page sur les tensions de la matinée en rejoignant les quais.

Les Acacias sont orientés plein sud, juste à l’entrée du domaine maritime, au fond d’une allée empierrée de galets.

J’aime venir y manger un bout parmi les dockers et les ouvriers des chantiers.

Tous ont bon appétit et parlent haut.

(à suivre)

Les Acacias #1

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Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi elle me dévisageait.

Son regard est tombé sur moi comme un souffle soudain, quelques minutes après mon arrivée.

J’ai dressé la tête et elle se tenait là, silencieuse sous le ciel lisse de Mars.

A midi tapantes, comme tous les jours, je me suis assis aux Acacias, un petit bar-restaurant tout proche, face à la mer, à un quart d’heure à pied de l’école, pas plus.

Après la classe, depuis que j’ai été nommé dans le quartier, je confie mes élèves aux cantinières et je descends vers le port.

La promenade me détend, me vide la tête.

J’avance sur les trottoirs, toujours les mêmes trottoirs sur le même parcours, et je tourne la page sur les tensions de la matinée en rejoignant les quais.

(à suivre)

In Paradisu #intégral

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Ils m’ont annoncé la nouvelle ce matin, comme on récite une recette cent fois ressassée. Que je le veuille ou non, il me faudrait dire adieu à la cellule où je croupissais depuis vingt ans. Je sortirais lorsque la nuit se serait dissoute dans le blanc des collines. Pas avant.

J’ai mimé l’étonnement et la porte a claqué une dernière fois en projetant son souffle violent sur tous les rêves agglutinés dans l’ombre de ma tanière.

Avant même que les clés reviennent gratter entre la promesse de l’air libre et la moiteur des quatre murs, j’avais choisi ma destination.

Ce serait Place de la Consolation.

Marseille ne manque pas de lieux qui me sont chers mais cette place est unique. C’est là que j’ai appris à marcher. Enfant, j’y accompagnais mon père les jours de paie. Adolescent, j’y achevais mes manifs d’étudiant.

Aujourd’hui, je n’imagine pas d’autre lieu pour boucler la boucle.

Je n’ai plus de famille pour m’attendre. Plus personne parmi les miens qui daigne me parler, m’écrire, me regarder en face ou m’embrasser.

C’est à cause du hold up. Braquer une banque comme le commun des malfrats, ils ne me l’ont pas pardonné.

Moi, je voulais seulement récupérer assez de monnaie pour changer illico de décor. Aux côtés de mon père Ernesto. Je rêvais de prendre le premier avion pour l’Argentine, lui offrir ce voyage au pays natal dont il parlait si souvent.

Il n’y était plus reparti depuis son arrivée à Marseille dans les années vingt.

L’attaque à main armée s’est achevée à cinq centimètres du paradis. Je me suis fait coincer dans le sas électronique, la mallette bourrée de cash en liasses épaisses et j’ai ouvert le feu sur le flic qui venait m’arrêter.

Cinq balles dans les dents. Abattu à bout portant le gardien de la paix Joseph Pace. A trente cinq ans.

Avec Ernesto, on n’a plus jamais parlé de l’Argentine. On ne s’est plus jamais revu. Il est mort l’an passé sans y être retourné.

La Place de la Consolation, quand y ai-je mis les pieds pour la dernière fois ?

Je ne sais plus mais je garde le souvenir d’un beau campo à l’italiennne. Arrondi en lisière de mer avec des micocouliers aux quatre coins, des massifs d’azalées et une fontaine en pierre de Cassis au beau milieu. Une place cernée de commerces, ouverte sur le port mais séparée des quais par des kilomètres de barrières métalliques et de portails ajourés et rouillés. Depuis cet espace plan et lumineux en toute saison, les bateaux se guettent, s’épient, s’entrevoient. Le plus souvent, ils se devinent derrière les hangars noirs. Pour les approcher de près il faut un laisser-passer.

Mon oncle Augusto, mécanicien à bord des cargos et des ferries, me répétait toujours qu’un navire ça se mérite. Je n’ai jamais compris pourquoi.

En quittant la prison, j’ai cligné des yeux sous la neige drue de janvier et j’ai commandé un taxi.

Le chauffeur m’a dévisagé longuement dans le rétroviseur avant de mettre le contact, tout en fouillant dans un portefeuille ou un agenda. A la recherche d’une lettre ou d’une photo. Je ne sais pas. Impossible de deviner ses yeux masqués par des lunettes de glacier. Je me suis pourtant senti observé, détaillé, presque déshabillé.

Lorsque j’ai demandé “ Place de la Consolation s’il vous plaît “, il a tout rangé dans la boîte à gants et aussi sec s’est mis à pleurer. Le menton écroulé sur son blouson en cuir noir. Le corps entier secoué de spasmes et de sanglots sourds.

J’ai tenté de poser ma main sur son épaule. Il l’a stoppée net d’un “ non ! “ définitif. Puis il a lancé sa Mercedes en direction du centre-ville.

Passée l’Avenue des Calanques, le chauffeur a glissé une cassette dans l’auto-radio et il a entonné “ Dio vi salvi Regina “.

Le chant sacré des marins du quartier me répétait mon père lorsqu’il m’emmenait au Panier. Sur les hauteurs de ce bout de Marseille où la Méditerranée se planque, il racontait que la mer, même si on ne la voit pas, il suffit d’habiter à côté pour ne pas perdre le cap. Pour continuer à marcher droit. Et debout surtout.

Je n’ai pas dû écouter assez Ernesto puisque même en retrouvant la rade, je ne parviens toujours pas à croire en ma bonne étoile.

Nous avons mis une demi-heure pour glisser jusqu’au bord de mer. Partout dans les rues, des voitures et des motos en travers, des ambulances au pas, des plaintes de gens à terre. Des gémissements de bêtes amochées.

Arrivé à la Vieille Chapelle, j’ai deviné Planier au loin et je me suis mis à fredonner  “ Voi dai nemici nostri… A noi datte vittoria… E poi l’eterna gloria… In Paradisu  “.

Le long de la Corniche, le taxi avançait en douceur vers la place de mon enfance. Presque au ralenti.

A hauteur du  Marégraphe, j’ai demandé à tourner à droite et à remonter vers Bompard. Je voulais revoir le salon où mon grand-père Lucho avait passé ses semaines pendant plus de quarante cinq ans.

Il était le coiffeur du quartier. Les gens allaient chez Loulou. Trois paires de ciseaux, une tondeuse, un rasoir-sabre et un peigne. Besoin de rien d’autre.

Si, j’oublie la poire à parfum pour le pschitt pschitt final. Le petit jet frais me chatouillait le cou et je frissonnais dans mon peignoir en lycra bleu marine. Loulou, c’était un vrai coiffeur en blouse grise. Avec diplôme affiché au-dessus du miroir et poster couleur de l’équipe de River Plate sur le mur d’en face.

Seule fausse note, le salon avait été aménagé dans une ancienne poissonnerie. Pas d’autre local libre à l’époque. Il fallait constamment laisser la porte ouverte pour aérer. L’odeur était restée bien vivace malgré les années. En hiver, les clients se gelaient. Loulou tentait de les consoler en leur servant le thé. La bouilloire chauffait en permanence sur le poêle à charbon, au fond du salon. Lorsque Lucho a arrêté le métier – il devenait peu à peu aveugle – j’aurais bien pris la relève mais je n’ai jamais été adroit de mes dix doigts.

Le taxi s’est arrêté à quelques mètres de la devanture, de l’autre côté du boulevard. La station était déserte.

– Prends ton temps, m’a dit le chauffeur, je ne suis pas pressé.

Le tutoiement m’a saisi au plexus, sauvage solo gavé de décibels, et s’est aussitôt éparpillé par la portière entrebaillée.

Sur le trottoir, je me suis senti noyé dans un tournoiement de blanc, épais comme une angoisse sourde, pesant comme une peur rentrée. Oppressé par le silence en suspension qui trouait l’air vif et déboulait des toîts et des façades.

J’ai cherché à me souvenir de ma première tempête de neige. C’était du temps de la maternelle je crois. Nous habitions au fond de l’Impasse des Cerisiers. La neige nous avait bloqués deux ou trois jours à la maison. Ma grand-mère nous avait fait des confitures d’oranges.

En arrivant devant la boutique, je me suis pincé. Plus aucune trace du salon de coiffure, mise à part la marche en bois noir qui débordait un peu sur le trottoir. Le local avait été transformé en agence d’intérim. Bureaux rouge vif, ordinateurs, affiches aguicheuses et moquette bleu roi. Le nez écrasé contre la vitrine, j’ai aperçu  le poêle. Il n’avait pas bougé mais on l’avait amputé de son tuyau. A la place, une pile de tiroirs en plastique, bourrée de fiches et de dossiers.

De retour à la station je n’ai plus retrouvé le taxi.

Juste un petit mot “ Je t’abandonne ici, pardonne-moi “ griffonné en noir sur une facture et remisé sur la borne d’appel. J’ai espéré la Mercedes entre les raies ouatées dessinées par la neige contre les murs des immeubles, comme en transparence. Pas de trace de pas sur le trottoir encombré de mélasse épaisse. Plus la moindre marque de pneus sur la chaussée déjà gris sale. Aucune piste. Seul un halo doré scintillait devant les haies de cyprès en contrebas, à l’entrée du jardin public où j’attendais mes fiancées après l’école. C’était la petite lumière bricolée par un vieux cycliste à l’avant de son vélo. Il se rapprochait en sifflotant. Sans se soucier du froid ni de l’homme figé entre les flocons tricotés serrés.

Lorsqu’il est passé devant moi, j’ai voulu savoir s’il n’avait pas croisé une berline un peu plus bas. Aucun son n’a traversé ma gorge. Les lèvres entrouvertes, j’ai juste aperçu une poussière de buée bleutée s’évanouir autour de mon visage.

En grimpant dans le premier bus, je me suis rendu compte que mon sac était resté dans le taxi.

Les paumes collées aux vitres embuées, je n’ai plus reconnu la rue qui mène au port. Carcasse rongée jusqu’aux nerfs, charpente nue, coquille désertée. Plus aucun cinéma. Ni “ Forum “, ni “ Impérial “. Disparus tous les deux. Remplacés par des supérettes. Des magasins de téléphonie à la place des librairies-papeteries. Ecole de musique fermée. Murée sur deux étages. Partout, des palissades provisoires en agglo grossier truffées d’affiches publicitaires et de panneaux “ chantier… danger… à vendre “. Plus de halle aux fruits et légumes non plus. Vitres éclatées, portes défoncées, toît démoli. Un décor effroyable. Même le petit cimetière de la butte semblait abandonné.

Le muret que nous escaladions après l’école malgré les tessons vert bouteille présentait des brêches béantes. Elles ouvraient sur un fouillis de tombes sales dispersées entre les cyprès. J’ai eu envie de réclamer le prochain arrêt mais je me suis souvenu que Luis ne pouvait être là car il n’avait aucune sépulture. Quelques années avant sa mort, il avait donné son corps à la science.

Passé le dernier virage avant la mer, je me suis demandé comment vivre avec les morts à jamais introuvables.

Comment leur parler, leur raconter ce qui blesse ici-bas ? Tout ce qui fait saigner sans laisser de trace sûre.

D’où guetter les mots que les disparus nous lancent paraît-il de temps à autre depuis l’au-delà ?

Terminus Quai du Port. J’ai débarqué hagard près des baraques à frites et des kiosques à journaux, en grelottant dans mon manteau vert sapin. Des rafales de folie hurlaient dans les haubans et les coques des voiliers grinçaient comme de lourds dragons empêtrés sous des tonnes de neige. J’ai accéléré le pas pour tenter de me réchauffer et j’ai filé vers la gauche.

En arrivant Place de la Consolation, je me suis écroulé sur le trottoir gelé. Les pieds en cloques et les jambes sciées. Transi d’une immense tristesse. Plus de fontaine, plus d’azalées, plus de micocouliers. Pratiquement plus aucun commerce. Seul vestige du campo de mon enfance, un bar à la devanture bleue outremer. Le Bar d’Orient. Avec un taxi stationné juste à côté. J’ai un peu hésité à entrer, puis j’ai poussé la porte presque machinalement.

A l’intérieur, j’ai retrouvé le chauffeur. Trahi par ses lunettes de glacier et son blouson noir.

Il m’a souri et m’a offert une Sol, puis deux, puis trois. Nous avons trinqué au retour du printemps. Je lui ai demandé son prénom en bafouillant et pourquoi tout à l’heure il m’avait laissé en plan sous la tempête.

– Je m’appelle Sauveur, il m’a répondu en faisant cliquer des menottes et un briquet sous mon gosier. Puis il m’a conduit dans sa voiture. En claquant la portière, il a dit d’une voix assurée :

– J’ai quelqu’un à te présenter.

Le taxi a fait le tour de la place une bonne dizaine de fois. Je me suis hasardé à comprendre pourquoi. Sans succès.

– Savoure le paysage, savoure, m’a lancé Sauveur. Le manège est bientôt terminé, alors profite.

La Mercedes s’est arrêtée au pied d’un immeuble d’angle. C’est pas très loin d’ici que je suis né. Juste en face des Docks où Ernesto touchait sa paie à la semaine et m’accompagnait le dimanche pour tester mon désir de tenir debout.

En titubant parmi les poubelles éboulées sous la neige, j’ai cherché les bateaux à travers les barreaux rouillés du domaine maritime. Il m’a semblé entrevoir là-bas de longues rayures blanches et bleues étalées de l’autre côté de la Place.

Je crois bien que des cheminées allongeaient leur palette anthracite au-dessus des bastingages. Aucun marin, aucun docker à bord de ces silhouettes de navires. Pas de passager non plus. Seulement de larges taches blanches avec un peu de bleu ajouté en frise légère au-dessus de la mer.

C’est la dernière image que je garde de ma Place.

Après, il n’y a que de l’obscurité d’un hall où m’entraîne le chauffeur. Je ne sais pas pourquoi je saigne du coeur des arcades. De l’intérieur de la bouche aussi. Sans douleur. Je ne capte plus rien de rien. La cornée se sauve. Les photons ignorent mes pupilles. Que j’ouvre les yeux ou ferme les paupières, aucune forme sur l’écran, là, tout au fond du crâne. Pas la moindre couleur n’est palpable. Seul, le noir se fraie sa place en douce. Il étale partout son encre sale et compacte.

Une porte grince en un aller-retour rapide et terrifiant ponctué d’une brûlure aux poignets. Clic clac. Je suis poussé puis cadenassé à un grillage qui se referme sur ma face et me serre contre un amas de câbles, de poids et de poulies. Les mots restent murés au fond de ma gorge. Je n’ai plus la force de crier ni de prier.

J’entends des pas battre doucement et s’éloigner vers les étages. Les souliers de Sauveur crissent sur le rebord de chaque marche.

Une pause et “ Dio vi salve Regina “ résonne en écho au sommet de la cage d’escalier. Je me signe en cadence avec le bout de la langue. Ensuite, plus rien.

Un silence mat et vide juste avant ce cri énorme scandé de plus en plus fort, en même temps que dévale l’ascenseur au-dessus de ma tête

Je m’appelle Sauveur Pace, Sauveur Pace, fils de Joseph Pace. Je m’appelle Sauveur Pace, Sauveur Pace, fils de ….

In Paradisu #19

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Une pause et “ Dio vi salve Regina “ résonne en écho au sommet de la cage d’escalier.

Je me signe en cadence avec le bout de la langue. Ensuite, plus rien.

Un silence mat et vide juste avant ce cri énorme scandé de plus en plus fort, en même temps que dévale l’ascenseur au-dessus de ma tête :

– Je m’appelle Sauveur Pace, fils de Joseph Pace. Je m’appelle Sauveur Pace, fils de ….

In Paradisu #18

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Une porte grince en un aller-retour rapide et terrifiant ponctué d’une brûlure aux poignets. Clic clac.

Je suis poussé puis cadenassé à un grillage qui se referme sur ma face et me serre contre un amas de câbles, de poids et de poulies.

Les mots restent murés au fond de ma gorge. Je n’ai plus la force de crier ni de prier.

J’entends des pas battre doucement et s’éloigner vers les étages.

Les souliers de Sauveur crissent sur le rebord de chaque marche.

(à suivre)

In Paradisu #17

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C’est la dernière image que je garde de ma Place.

Après, il n’y a que de l’obscurité d’un hall où m’entraîne le chauffeur. Je ne sais pas pourquoi je saigne du coeur des arcades. De l’intérieur de la bouche aussi. Sans douleur. Je ne capte plus rien de rien. La cornée se sauve. Les photons ignorent mes pupilles. Que j’ouvre les yeux ou ferme les paupières, aucune forme sur l’écran, là, tout au fond du crâne. Pas la moindre couleur n’est palpable. Seul, le noir se fraie sa place en douce. Il étale partout son encre sale et compacte.

(à suivre)

In Paradisu #16

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En titubant parmi les poubelles éboulées sous la neige, j’ai cherché les bateaux à travers les barreaux rouillés du domaine maritime. Il m’a semblé entrevoir là-bas de longues rayures blanches et bleues étalées de l’autre côté de la Place.

Je crois bien que des cheminées allongeaient leur palette anthracite au-dessus des bastingages. Aucun marin, aucun docker à bord de ces silhouettes de navires. Pas de passager non plus. Seulement de larges taches blanches avec un peu de bleu ajouté en frise légère au-dessus de la mer.

(à suivre)

In Paradisu #15

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Le taxi a fait le tour de la place une bonne dizaine de fois. Je me suis hasardé à comprendre pourquoi. Sans succès.

– Savoure le paysage, savoure, m’a lancé Sauveur. Le manège est bientôt terminé, alors profite.

La Mercedes s’est arrêtée au pied d’un immeuble d’angle. C’est pas très loin d’ici que je suis né. Juste en face des Docks où Ernesto touchait sa paie à la semaine et m’accompagnait le dimanche pour tester mon désir de tenir debout.

(à suivre)

In Paradisu #14

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A l’intérieur, j’ai retrouvé le chauffeur. Trahi par ses lunettes de glacier et son blouson noir.

Il m’a souri et m’a offert une Sol, puis deux, puis trois. Nous avons trinqué au retour du printemps. Je lui ai demandé son prénom en bafouillant et pourquoi tout à l’heure il m’avait laissé en plan sous la tempête.

– Je m’appelle Sauveur, il m’a répondu en faisant cliquer des menottes et un briquet sous mon gosier. Puis il m’a conduit dans sa voiture. En claquant la portière, il a dit d’une voix assurée :

– J’ai quelqu’un à te présenter.

(à suivre)

In Paradisu #13

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Terminus Quai du Port. J’ai débarqué hagard près des baraques à frites et des kiosques à journaux, en grelottant dans mon manteau vert sapin. Des rafales de folie hurlaient dans les haubans et les coques des voiliers grinçaient comme de lourds dragons empêtrés sous des tonnes de neige. J’ai accéléré le pas pour tenter de me réchauffer et j’ai filé vers la gauche.

En arrivant Place de la Consolation, je me suis écroulé sur le trottoir gelé. Les pieds en cloques et les jambes sciées. Transi d’une immense tristesse. Plus de fontaine, plus d’azalées, plus de micocouliers. Pratiquement plus aucun commerce. Seul vestige du campo de mon enfance, un bar à la devanture bleue outremer. Le Bar d’Orient. Avec un taxi stationné juste à côté. J’ai un peu hésité à entrer, puis j’ai poussé la porte presque machinalement.

(à suivre)

In Paradisu #12

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Le muret que nous escaladions après l’école malgré les tessons vert bouteille présentait des brèches béantes. Elles ouvraient sur un fouillis de tombes sales dispersées entre les cyprès. J’ai eu envie de réclamer le prochain arrêt mais je me suis souvenu que Luis ne pouvait être là car il n’avait aucune sépulture. Quelques années avant sa mort, il avait donné son corps à la science.

Passé le dernier virage avant la mer, je me suis demandé comment vivre avec les morts à jamais introuvables.

Comment leur parler, leur raconter ce qui blesse ici-bas ? Tout ce qui fait saigner sans laisser de trace sûre.

D’où guetter les mots que les disparus nous lancent paraît-il de temps à autre depuis l’au-delà ?

(à suivre)

In Paradisu #11

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Lorsqu’il est passé devant moi, j’ai voulu savoir s’il n’avait pas croisé une berline un peu plus bas. Aucun son n’a traversé ma gorge. Les lèvres entrouvertes, j’ai juste aperçu une poussière de buée bleutée s’évanouir autour de mon visage.

En grimpant dans le premier bus, je me suis rendu compte que mon sac était resté dans le taxi. Les paumes collées aux vitres embuées, je n’ai plus reconnu la rue qui mène au port.

Carcasse rongée jusqu’aux nerfs, charpente nue, coquille désertée. Plus aucun cinéma. Ni “ Forum “, ni “ Impérial “. Disparus tous les deux. Remplacés par des supérettes. Des magasins de téléphonie à la place des librairies-papeteries. Ecole de musique fermée. Murée sur deux étages. Partout, des palissades provisoires en agglo grossier truffées d’affiches publicitaires et de panneaux “ chantier… danger… à vendre “. Plus de halle aux fruits et légumes non plus. Vitres éclatées, portes défoncées, toît démoli. Un décor effroyable. Même le petit cimetière de la butte semblait abandonné.

(à suivre)

In Paradisu #10

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De retour à la station je n’ai plus retrouvé le taxi.

Juste un petit mot “ Je t’abandonne ici, pardonne-moi “ griffonné en noir sur une facture et remisé sur la borne d’appel.

J’ai espéré la Mercedes entre les raies ouatées dessinées par la neige contre les murs des immeubles, comme en transparence. Pas de trace de pas sur le trottoir encombré de mélasse épaisse. Plus la moindre marque de pneus sur la chaussée déjà gris sale. Aucune piste.

Seul un halo doré scintillait devant les haies de cyprès en contrebas, à l’entrée du jardin public où j’attendais mes fiancées après l’école. C’était la petite lumière bricolée par un vieux cycliste à l’avant de son vélo. Il se rapprochait en sifflotant. Sans se soucier du froid ni de l’homme figé entre les flocons tricotés serrés.

(à suivre)

In Paradisu #9

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En arrivant devant la boutique, je me suis pincé.

Plus aucune trace du salon de coiffure, mise à part la marche en bois noir qui débordait un peu sur le trottoir. Le local avait été transformé en agence d’intérim. Bureaux rouge vif, ordinateurs, affiches aguicheuses et moquette bleu roi. Le nez écrasé contre la vitrine, j’ai aperçu  le poêle. Il n’avait pas bougé mais on l’avait amputé de son tuyau. A la place, une pile de tiroirs en plastique, bourrée de fiches et de dossiers.

(à suivre)

In Paradisu #8

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Le taxi s’est arrêté à quelques mètres de la devanture, de l’autre côté du boulevard. La station était déserte.

– Prends ton temps, m’a dit le chauffeur, je ne suis pas pressé.

Le tutoiement m’a saisi au plexus, sauvage solo gavé de décibels, et s’est aussitôt éparpillé par la portière entrebâillée.

Sur le trottoir, je me suis senti noyé dans un tournoiement de blanc, épais comme une angoisse sourde, pesant comme une peur rentrée. Oppressé par le silence en suspension qui trouait l’air vif et déboulait des toîts et des façades.

J’ai cherché à me souvenir de ma première tempête de neige. C’était du temps de la maternelle je crois. Nous habitions au fond de l’Impasse des Cerisiers. La neige nous avait bloqués deux ou trois jours à la maison. Ma grand-mère nous avait fait des confitures d’oranges.

(à suivre)

In Paradisu #7

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Il était le coiffeur du quartier. Les gens allaient chez Loulou. Trois paires de ciseaux, une tondeuse, un rasoir-sabre et un peigne. Besoin de rien d’autre.

Si, j’oublie la poire à parfum pour le pschitt pschitt final. Le petit jet frais me chatouillait le cou et je frissonnais dans mon peignoir en lycra bleu marine. Loulou, c’était un vrai coiffeur en blouse grise. Avec diplôme affiché au-dessus du miroir et poster couleur de l’équipe de River Plate sur le mur d’en face.

Seule fausse note, le salon avait été aménagé dans une ancienne poissonnerie. Pas d’autre local libre à l’époque. Il fallait constamment laisser la porte ouverte pour aérer. L’odeur était restée bien vivace malgré les années. En hiver, les clients se gelaient. Loulou tentait de les consoler en leur servant le thé. La bouilloire chauffait en permanence sur le poêle à charbon, au fond du salon. Lorsque Lucho a arrêté le métier – il devenait peu à peu aveugle – j’aurais bien pris la relève mais je n’ai jamais été adroit de mes dix doigts.

(à suivre)

In Paradisu #6

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Nous avons mis une demi-heure pour glisser jusqu’au bord de mer. Partout dans les rues, des voitures et des motos en travers, des ambulances au pas, des plaintes de gens à terre. Des gémissements de bêtes amochées.

Arrivé à la Vieille Chapelle, j’ai deviné Planier au loin et je me suis mis à fredonner : “ Voi dai nemici nostri… A noi datte vittoria… E poi l’eterna gloria… In Paradisu  “.

Le long de la Corniche, le taxi avançait en douceur vers la place de mon enfance. Presque au ralenti.

A hauteur du  Marégraphe, j’ai demandé à tourner à droite et à remonter vers Bompard. Je voulais revoir le salon où mon grand-père Lucho avait passé ses semaines pendant plus de quarante cinq ans.

(à suivre)

In Paradisu #5

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Passée l’avenue des Calanques, le chauffeur a glissé une cassette dans l’auto-radio et il a entonné “ Dio vi salvi Regina “.

Le chant sacré des marins du quartier me répétait mon père lorsqu’il m’emmenait au Panier. Sur les hauteurs de ce bout de Marseille où la Méditerranée se planque, il racontait que la mer, même si on ne la voit pas, il suffit d’habiter à côté pour ne pas perdre le cap. Pour continuer à marcher droit. Et debout surtout.

Je n’ai pas dû écouter assez Ernesto puisque même en retrouvant la rade, je ne parviens toujours pas à croire en ma bonne étoile.

(à suivre)

In Paradisu #4

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En quittant la prison, j’ai cligné des yeux sous la neige drue de janvier et j’ai commandé un taxi. Le chauffeur m’a dévisagé longuement dans le rétroviseur avant de mettre le contact, tout en fouillant dans un portefeuille ou un agenda. A la recherche d’une lettre ou d’une photo. Je ne sais pas. Impossible de deviner ses yeux masqués par des lunettes de glacier. Je me suis pourtant senti observé, détaillé, presque déshabillé.

Lorsque j’ai demandé “ Place de la Consolation s’il vous plaît “, il a tout rangé dans la boîte à gants et aussi sec s’est mis à pleurer. Le menton écroulé sur son blouson en cuir noir. Le corps entier secoué de spasmes et de sanglots sourds. J’ai tenté de poser ma main sur son épaule. Il l’a stoppée net d’un “ non ! “ définitif. Puis il a lancé sa Mercedes en direction du centre-ville.

(à suivre)

In Paradisu #3

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La Place de la Consolation, quand y ai-je mis les pieds pour la dernière fois ?

Je ne sais plus mais je garde le souvenir d’un beau campo à l’italiennne. Arrondi en lisière de mer avec des micocouliers aux quatre coins, des massifs d’azalées et une fontaine en pierre de Cassis au beau milieu. Une place cernée de commerces, ouverte sur le port mais séparée des quais par des kilomètres de barrières métalliques et de portails ajourés et rouillés.

Depuis cet espace plan et lumineux en toute saison, les bateaux se guettent, s’épient, s’entrevoient. Le plus souvent, ils se devinent derrière les hangars noirs. Pour les approcher de près il faut un laisser-passer. Mon oncle Augusto, mécanicien à bord des cargos et des ferries, me répétait toujours qu’un navire ça se mérite. Je n’ai jamais compris pourquoi.

(à suivre)

In Paradisu #2

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Je n’ai plus de famille pour m’attendre. Plus personne parmi les miens qui daigne me parler, m’écrire, me regarder en face ou m’embrasser. C’est à cause du hold up. Braquer une banque comme le commun des malfrats, ils ne me l’ont pas pardonné.

Moi, je voulais seulement récupérer assez de monnaie pour changer illico de décor. Aux côtés de mon père Ernesto. Je rêvais de prendre le premier avion pour l’Argentine, lui offrir ce voyage au pays natal dont il parlait si souvent. Il n’y était plus reparti depuis son arrivée à Marseille dans les années vingt.

L’attaque à main armée s’est achevée à cinq centimètres du paradis. Je me suis fait coincer dans le sas électronique, la mallette bourrée de cash en liasses épaisses et j’ai ouvert le feu sur le flic qui venait m’arrêter.

Cinq balles dans les dents. Abattu à bout portant le gardien de la paix Joseph Pace. A trente cinq ans. Avec Ernesto, on n’a plus jamais parlé de l’Argentine. On ne s’est plus jamais revu. Il est mort l’an passé sans y être retourné.

(à suivre)

In Paradisu #1

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Ils m’ont annoncé la nouvelle ce matin, comme on récite une recette cent fois ressassée. Que je le veuille ou non, il me faudrait dire adieu à la cellule où je croupissais depuis vingt ans. Je sortirais lorsque la nuit se serait dissoute dans le blanc des collines. Pas avant. J’ai mimé l’étonnement et la porte a claqué une dernière fois en projetant son souffle violent sur tous les rêves agglutinés dans l’ombre de ma tanière.

Avant même que les clés reviennent gratter entre la promesse de l’air libre et la moiteur des quatre murs, j’avais choisi ma destination. Ce serait Place de la Consolation. Marseille ne manque pas de lieux qui me sont chers mais cette place est unique. C’est là que j’ai appris à marcher. Enfant, j’y accompagnais mon père les jours de paie. Adolescent, j’y achevais mes manifs d’étudiant.

Aujourd’hui, je n’imagine pas d’autre lieu pour boucler la boucle.

(à suivre)

Chambre seize #intégral

Chambre 16

– La seize, beau jeune homme, ça fait bientôt cent ans que je ne la loue plus !

 Au rythme de mes secousses désenchantées, la patronne de la Fausse Monnaie enfonce son regard lavande entre mes yeux d’obsédé. Je suis sans doute le premier client depuis la fin de l’été. C’est la première femme que j’approche de près depuis une éternité. Et comme ça fait une éternité que je n’ai plus été jeune, autant en profiter. Son décolleté se balance juste en dessous de mes lèvres énervées. La faute à nos coups de langue, comme au Cordon Rouge qui nous vide la tête depuis que j’ai enfin mis les pieds dans cet hôtel.

C’est une ancienne demeure juchée sur le calcaire à l’aplomb de la mer. Décorée façon colonies. Inondée de palmiers, de plantes grasses et de totems en bois noir. Trois étages avec vérandas pour chaque chambre. Une trentaine en tout. La seize me suffira. Voilà une bonne heure que je m’affaire sur le comptoir, une main sous ses hanches, l’autre accrochée aux gros billets qui claquent sur le guichet. Entre deux baisers, je lui montre les dessins et la clé dorée qui brille dans l’armoire en verre. Mais rien n’y fait. Elle gémit, accentue la cadence, roule des reins et réclame d’autres câlins mais ne veut rien savoir. Mon carnet lui fait peur et mon argent l’indiffère. Alors, je me retire de ses cuisses et plonge la liasse vers la poche revolver de mon blouson. Un peu plus, un peu moins, je me dis…

C’était ma première soirée à l’air libre depuis des lustres. Une vraie soirée d’octobre. Douce comme un beignet aux courgettes , légère comme une robe d’été, joyeuse comme la ronde qui remontait de l’école maternelle plusieurs fois par jour. Je suis sorti bien après la dernière récré. Le col remonté, j’ai marché jusqu’à la mer. Le soleil commençait à plonger derrière le Frioul. Plus aucun enfant dans la cour. Seuls quelques miettes par terre et des pigeons autour. Une nouvelle fois, les souvenirs sont revenus me narguer. Un pied de nez impromptu, mystérieux et feutré. Comme un « coucou ! » murmuré par le fantôme de Jo.

Bientôt un quart de siècle qu’il me visite ainsi sans prévenir. Depuis son retrait volontaire et pour toujours. C’était un beau matin d’Août, un lendemain de rude bras de fer. La routine pour deux frères élevés de concert. Même chambre plein sud, même fenêtre sur mer, même jeux et mêmes angoisses au moment d’éteindre et de se plonger vers le sommeil. Plus tard, même appêtit de fêtes. Même plaisir à échanger ses secrets. Même envie de se faire sauter la tête à coups de résine ou de tétine. Même désir de baisers profonds avec des filles à cheveux longs.

Sauf qu’un beau soir, soudain, plus qu’un seul secret à partager. Un seul rôle pour deux. Chacun voulait danser contre la même comédienne. Aglaé elle s’appelait. Une brunette aux yeux caramel et aux doigts aussi fins que des suce-miel. Elle nous aimait tant qu’elle ne pouvait pas trancher. A vous de jouer ! Le jeu a vite chaviré en dispute. Lourdement. Puis en guerre-éclair. Jo a perdu sur le champ et a disparu corps et biens.

Je ne me suis jamais pardonné ce sabordage. Cette impuissance à éviter le naufrage. Ces paroles absentes alors qu’elles auraient pu sauver. Trop accroché à ma conquête, j’ai oublié de le consoler, mon Jo. Je ne m’en suis jamais relevé. Jamais. Une fois mon frère envolé, Aglaé s’est laissée enfermer et n’a rien craché. Elle n’a même pas regardé les cendres de mon frère s’éparpiller vers le large.

En quelques jours, Marseille s’est dépeuplée, s’est vidée de mes moitiés. Je n’ai retrouvé Aglaé qu’au détour d’un voyage en Espagne. Plus de vingt longues années s’étaient égrenées. Elle réchauffait ses doigts au fond du cinéma l’Imperial. En plein Madrid. Ouvreuse elle était devenue. Un quotidien confiné à la lueur d’une lampe de poche. Des journées à tourner le dos à l’écran et à ses rêves d’actrice anéantis. Entre deux séances, elle m’a laissé effeuiller son costume de nonne et déchirer ses bas noirs. J’ai épargné le foulard orné d’une broche dorée, une cigale allongée de tout son long entre ses seins. Une fois nos cauchemars mélangés et apaisés, Aglaé m’a montré ses croquis couchés sur un épais carnet et m’a tout raconté. Leur dernière nuit avant le clap de fin, leurs cris de rapaces, leurs ultimes baisers jetés par dessus mer.

Et puis ce coup de feu qui soudain claque dans la bouche de Jo et le torrent de son sang. Comme un adieu lancé aux angelots du papier peint. Aglaé m’a décrit aussi les voisins saisis d’effroi à l’entrée de l’hôtel, l’ambulance où avance en tremblant le drap blanc, les menottes glacées à ses poignets et pour finir, le cachot. Sans un mot. Vingt ans elle a pris. Vingt années à se taire au fond de sa tanière. Honteuse et coupable. Pas un mot pour se défendre. Rien. Pas le moindre avocat pour la tirer de là. Elle n’en voulait pas. Vingt ans à se terrer, à se souvenir et à dessiner.

Pendant ce temps, j’ai gaspillé mes secondes à m’exploser au paradis sans pitié des faux et des fuyants. Jo parti, je me suis évadé au pays transparent d’où aucune réponse ne chute vers la soucoupe des mendiants. La lâcheté m’a saisi au cou et ne m’a pas lâché d’un millimètre. J’en ai vécu grassement et salement. Jusqu’à l’épuisement. Jusqu’aux confins de l’écoeurement. Lorsque la monnaie a commencé à suinter en grand de mes pores et de mes poches, je me suis fait coffrer. Bien fait pour moi. Je l’avais bien cherché. A quelques jours et quelques kilomètres de distance, Aglaé et moi avons parcouru le même espace. Chacun dans son quartier. Chacun à payer de son côté. Elle fière et droite. Moi rampant et larmoyant. Indigne de notre amour d’antan. Pitoyable là où il aurait fallu être admirable. A force de les feuilleter au rythme de nos ébats, ils ont fini par me rendre fou, ces croquis. Je me suis mis à la haïr, mon ouvreuse. Violemment. Tellement fort que sa carrière madrilène a tourné court. Elle s’est achevée dans les toilettes de l’Imperial. Un chargeur dans la peau et la tête scotchée à la chasse d’eau Le silencieux nettoyé, j’ai récupéré le carnet et j’ai filé prendre le premier express vers la Fausse Monnaie.

Je suis tombé dès mes premiers pas sur le quai de Saint-Charles. Filé, surveillé de près sans m’en rendre compte, puis cueilli en douceur à l’arrivée. Le cartable à la main et le carnet au fond. Comme Aglaé, j’ai choisi le chemin du silence. Rien à déclarer à quiconque sur nos adieux à l’espagnole. Rien à avouer non-plus sur mon désir de vengeance. Décidé à tenir bon malgré ce nouveau long plongeon au fond de la prison. Ils ne l’ont pas avalé et m’ont tenu reclus jusqu’à ce soir.

Lorsque la nuit a fini par s’installer, je me suis rembrayé parmi les magnum explosés et nous sommes montés nous coucher.

Dans le couloir, des yeux lavande m’observaient.

Même plus effrayés. Décorés d’un petit cercle rouge entre les sourcils, ils viraient peu à peu au transparent. Comme apaisés.

Chambre seize, rien n’avait bougé : les draps encore défaits, le papier peint constellé de petits anges dorés. Comme sur les croquis d’Aglaé.

J’ai refermé le carnet et je me suis envolé au dessus des embruns rougis de nos sangs mêlés.

Chambre seize #7 et fin

Chambre 16Lorsque la nuit a fini par s’installer, je me suis rembrayé parmi les magnum explosés et nous sommes montés nous coucher. Dans le couloir, des yeux lavande m’observaient. Même plus effrayés. Décorés d’un petit cercle rouge entre les sourcils, ils viraient peu à peu au transparent. Comme apaisés.

Chambre seize, rien n’avait bougé : les draps encore défaits, le papier peint constellé de petits anges dorés. Comme sur les croquis d’Aglaé.

J’ai refermé le carnet et je me suis envolé au dessus des embruns rougis de nos sangs mêlés.

Chambre seize #6

Chambre 16

A force de les feuilleter au rythme de nos ébats, ils ont fini par me rendre fou, ces croquis. Je me suis mis à la haïr, mon ouvreuse. Violemment. Tellement fort que sa carrière madrilène a tourné court. Elle s’est achevée dans les toilettes de l’Imperial. Un chargeur dans la peau et la tête scotchée à la chasse d’eau. Le silencieux nettoyé, j’ai récupéré le carnet et j’ai filé prendre le premier express vers la Fausse Monnaie.

 Je suis tombé dès mes premiers pas sur le quai de Saint-Charles. Filé, surveillé de près sans m’en rendre compte, puis cueilli en douceur à l’arrivée. Le cartable à la main et le carnet au fond. Comme Aglaé, j’ai choisi le chemin du silence. Rien à déclarer à quiconque sur nos adieux à l’espagnole. Rien à avouer non-plus sur mon désir de vengeance. Décidé à tenir bon malgré ce nouveau long plongeon au fond de la prison. Ils ne l’ont pas avalé et m’ont tenu reclus jusqu’à ce soir.

(à suivre)

Chambre seize #5

Chambre 16

Pendant ce temps, j’ai gaspillé mes secondes à m’exploser au paradis sans pitié des faux et des fuyants. Jo parti, je me suis évadé au pays transparent d’où aucune réponse ne chute vers la soucoupe des mendiants. La lâcheté m’a saisi au cou et ne m’a pas lâché d’un millimètre. J’en ai vécu grassement et salement. Jusqu’à l’épuisement. Jusqu’aux confins de l’écoeurement. Lorsque la monnaie a commencé à suinter en grand de mes pores et de mes poches, je me suis fait coffrer. Bien fait pour moi. Je l’avais bien cherché.

A quelques jours et quelques kilomètres de distance, Aglaé et moi avons parcouru le même espace. Chacun dans son quartier. Chacun à payer de son côté. Elle fière et droite. Moi rampant et larmoyant. Indigne de notre amour d’antan. Pitoyable là où il aurait fallu être admirable.

(à suivre)

Chambre seize #4

Chambre 16

Je n’ai retrouvé Aglaé qu’au détour d’un voyage en Espagne. Plus de vingt longues années s’étaient égrenées. Elle réchauffait ses doigts au fond du cinéma l’Imperial. En plein Madrid. Ouvreuse elle était devenue. Un quotidien confiné à la lueur d’une lampe de poche. Des journées à tourner le dos à l’écran et à ses rêves d’actrice anéantis. Entre deux séances, elle m’a laissé effeuiller son costume de nonne et déchirer ses bas noirs. J’ai épargné le foulard orné d’une broche dorée, une cigale allongée de tout son long entre ses seins.

Une fois nos cauchemars mélangés et apaisés, Aglaé m’a montré ses croquis couchés sur un épais carnet et m’a tout raconté. Leur dernière nuit avant le clap de fin, leurs cris de rapaces, leurs ultimes baisers jetés par dessus mer. Et puis ce coup de feu qui soudain claque dans la bouche de Jo et le torrent de son sang. Comme un adieu lancé aux angelots du papier peint. Aglaé m’a décrit aussi les voisins saisis d’effroi à l’entrée de l’hôtel, l’ambulance où avance en tremblant le drap blanc, les menottes glacées à ses poignets et pour finir, le cachot. Sans un mot. Vingt ans elle a pris. Vingt années à se taire au fond de sa tanière. Honteuse et coupable. Pas un mot pour se défendre. Rien. Pas le moindre avocat pour la tirer de là. Elle n’en voulait pas. Vingt ans à se terrer, à se souvenir et à dessiner.

(à suivre)