Une foule éclair pour espérer encore

Jeudi jour de marché, jour de provisions. Des patates, des carottes, des oignons, une scarole, de l’ail, des figues sèches, des fraises, le pain et soudain, de la musique, sur le chemin du retour.

 

Festif, ce flash mob improvisé et lancé par un groupe de musiciens autour de la chanson Danser encore de HK. Une sorte d’hymne à la liberté, à l’amour et à la tant désirée réouverture des lieux culturels. Cinq petites minutes de joie et puis, remballer à contrecœur en espérant retrouver sans tarder le chemin des provisions artistiques…

 

Ema, violoncelliste

Shanghai est un petit feu

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Tu tombes en pleine rue sur un petit feu peut-être un brasero tout rond et déjà bien rouillé surplombé d’un bidon noir
tu demandes au Monsieur si c’est pour préparer le thé qu’il l’a allumé il ne te répond pas ne te sourit pas te dévisage comme pour te faire comprendre que tu le déranges
il a raison tu le gênes c’est peut-être un rituel précieux une cérémonie en plein air cette sortie de son logis pour lancer son feu et chauffer son eau dans le bidon alors tu t’éloignes
peut-être aussi as-tu mal prononcé le thé chá et ce faisant en te trompant as-tu lancé un mot méchant ou pas beau alors que ce chá qui s’énonce en remontant la voix joyeusement est une merveille de mot

tu voudrais revenir le lui dire comme il faut mais trop tard le Monsieur a disparu derrière l’épaisse fumée alors tu te consoles en t’appliquant à répéter à voix haute huō qui s’écrit et signifie le feu très facile à écrire et drôlement joli aussi dans son extrême dénuement.

Shanghai est un étalage

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Elles apparaissent dès que cesse la pluie aussi imprévisibles que les gouttes qui les précèdent
sortent de je ne sais où s’installent en bord de trottoir et déballent leurs légumes radis blancs petits choux salades amères fèves carottes patates et autres merveilles
patientes elles attendent qu’un passant s’arrête ou qu’un vélomoteur stoppe net attiré par l’étalage
parfois réussissent placer une botte par ci un sachet par là
restent bredouilles parfois mais pas ce soir
pour quelques yuans ai acheté de belles salades et poignées de petites carottes
délicieuses furent sautées à l’ail.

Shanghai est un balayeur

MonsieurWang

Pendant que les enfants jouent Monsieur Wang veille à la propreté de la rue piétonne
sans se presser
tu imagines qu’il a toujours fait ça
balayeur dans le quartier de Gubei
il chemine à petits pas et serpente parmi les bancs et les promeneurs

tu t’approches et le salues
il te répond d’un sourire et pose un instant son grand balai au manche en bambou
bientôt soixante ans deux enfants grands déjà il te l’explique avec le plat de sa main à hauteur de ses yeux
tu n’oses lui demander s’il est heureux
tu voudrais mais tu hésites
et puis tu te lances parce qu’il est souriant Monsieur Wang
tu te souviens du mot 高兴 gāoxìng content ça peut signifier heureux
tu le lui dis et il te sourit ce qui veut dire oui
puis il te montre son immeuble là-haut un peu plus loin

Monsieur Wang n’a pas froid en ce début de printemps chinois
il marche beaucoup en poussant son chariot à poussières et détritus
tu aimerais qu’il te raconte sa jeunesse sa Chine d’avant
s’il se souvient de ce temps-là mais tu ne sais pas les mots alors tu ne dis plus rien
et te contentes de ces minutes de partage en lui disant que toi aussi tu es heureux

il te salue et repart vers l’autre bout de la rue
sans un regard pour lui les cadres gominés promènent leurs caniches
les jeunes geeks s’accrochent à leurs smartphones
les garçons courent derrière leur ballon
les filles jouent au badminton avec leurs mamans
les papas baillent et fument
les vieilles dames déambulent et parlent fort en refaisant le monde
les vieux messieurs aussi

à présent les nuages recommencent à frôler et envelopper la cime des immeubles
et les premières gouttes de pluie se mettent à tomber sur le balai de Monsieur Wang.

 

Shanghai est une vendeuse de volailles en tricycle

Tu promènes dans une cité ouvrière coincée entre une avenue deux fois trois voies et un cours d’eau trop petit pour une rivière trop grand pour un canal l’eau est d’un vert sale laiteux et des déchets jonchent les berges l’odeur qui remonte est écœurante tu te rapproches des petits bouis-bouis où les travailleurs viennent déjeuner il est onze heures ils ont faim au boulot depuis cinq heures du matin ils sont ça sent bon autour de leurs tables ils parlent peu occupés à dévorer leurs plats et leur riz il est toujours délicieux le riz de Chine toujours tu poursuis ton chemin vers le fond de la cité saluer les vieilles dames et les vieux messieurs réunis dans leur foyer lorsque te parvient depuis la cour comme un cri un peu rauque il se répète approche une dame sur un gros tricycle électrique à plateau avec des canards des pigeons et des poules dessus emprisonnés ils sont dans des filets rouges rien que leurs têtes dépassent elle s’échappe vite vers la première ruelle de gauche la dame tu la retrouves un peu plus tard à l’entrée de la cité elle achète des fruits ses volailles sont sales et d’une tristesse à pleurer à côté de la plus grande oie un seau en plastique blanc pue la mort il y a des têtes de canards tranchées dedans et des abats tu plains ces pauvres bêtes et jures que plus jamais tu ne mangeras de canard laqué tu penses aussi tout honteux au foie gras des fêtes et rentres retrouver Raphaël tu l’emmèneras nager cet après-midi après sa sieste on va bien s’amuser dans l’eau tu feras semblant d’être un canard qui plonge en l’éclaboussant et ressort en souriant ton petit-fils te dira Papet encore et tu recommenceras plusieurs fois puis il nagera à tes côtés avec ses brassards bleus comme nagent les bébés canards tout près de leurs mamans.

Aux premières loges

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Dresser l’oreille
juste avant les éclairs
dans la moiteur de l’air
ma rue est un concert
piano, violon et hirondelles

encore quelques mesures
et le tonnerre approche
la féerie du matin
s’enfuit le long des murs
je reviendrai demain

 

SévillHaïku #12 Le vieux peintre

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Toujours ses fenêtres ouvertes
le vieil et généreux
artiste peintre

ne s’isole de la rue
José Pérez Conde
que tard dans la nuit
lorsque il va au lit

sinon, demeure toujours grande ouverte
à la vie de sa rue
aux passants curieux
aux échanges improvisés
depuis son salon-musée
où se côtoient vierges et tableaux

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à bientôt 80 ans
José peint et sculpte moins souvent
se souvient du temps de sa jeunesse
raconte avec pudeur
son passé en beauté
car fut restaurateur de tableaux
au Musée des Beaux-Arts de Séville
et à Madrid
au Musée du Prado

 

SévillHaïku #6 Soudain Chopin

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Sur l’avenue bruyante –
son offrande,
des Nocturnes de Chopin

Il a appris le piano en solo
Francisco
à peine un peu plus de trois ans
quelques cours quand-même
depuis janvier

désire en vivre
passe des heures sur son piano droit
chez ses parents où il demeure
parfois les voisins s’agacent
alors il sort
le soir
et vient s’installer
Avenida de la Constitución
en face de la station de tramway
Archivo de Indias

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Francisco joue Chopin
Nocturne N° 20
s’en émerveille
dans la housse de son instrument
tombent les pièces
pas une fortune
mais ne se plaint pas

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et lorsque la ville se fait silencieuse
il s’arrête
donne quelque monnaie
au sans domicile voisin
et retourne d’où il vient
reviendra demain

SévillHaïku #2 Le flûtiste basque

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Ses journées entières
à sillonner parcs et rues
le flûtiste basque

https://soundcloud.com/ericschulthess/le-flutiste-basque

Miguel est guitariste
c’est son métier
chaque matin
avant d’aller gagner sa croûte dans les rues de Séville
il prend le temps de parfaire son jeu de flûte
au creux des bosquets
sous les grands arbres
des Jardins de Murillo

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Vingt ans que Miguel a quitté Bilbao
pour s’installer ici
en Andalousie
doux exil
chaud exil
de Séville, il dit
qu’il est tombé amoureux de sa lumière
de sa foi palpable
de ses orangers
de sa nature préservée
malgré le trafic qui obscurcit un peu
les notes tirées de sa flûte andine

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De Séville il dit aussi
qu’elle est une œuvre d’art
tournée surtout vers le passé
que l’ambiance de fête
de convivialité
cache souvent
en profondeur
l’individualisme des Sévillans
difficile de s’y faire des amis

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doux exil
chaud exil
amer exil
et pourtant
Miguel confie qu’il finira sa vie ici
car c’est dans cette ville qu’il se sent le plus libre

 

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Serge, 65 ans, vit dans la rue à Biarritz

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Yeux bleus azur ; longue barbe blanche ; moustache jaunie par le tabac ; bonnet gris ; Serge a 65 ans ; accroupi dans un coin au bout de la Grande Plage de Biarritz ; sous le balcon de l’Hôtel du Palais ; précisément sous la piscine du cinq étoiles ; à l’abri du vent ; à ses pieds trois grands sacs plastique  ; un pour ses vêtements ; un pour ses couvertures et sa nourriture ; un matelas plié dans l’autre ; hier après-midi ; marée basse ; à peine un ou deux degrés au-dessus de zéro ; quelques surfeurs à l’eau ; et Serge posé sur un oreiller bleu foncé ; à regarder l’océan ; comme presque chaque jour depuis 4 ans ;

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Serge a un peu de mal à respirer ; il a aussi perdu ses dents ; lui ai apporté une veste chaude ; du thé sucré ; une tranche de gâteau basque aussi ; offerte par l’un des serveurs d’un café près du Casino ; Serge a mis la veste sous son blouson ; et puis il a parlé ; au début aucun son n’est sorti de sa bouche ; juste quelques mots murmurés ; trop froid pour laisser passer un son ; après le thé sa voix a commencé à se frayer un chemin dans l’air glacé de janvier ;

Serge a travaillé toute sa vie sur les marchés ; vendait des vêtements en région parisienne ; il ne touche ni retraite ni RSA ; sans papiers il est ; le matin il fait la manche près des Halles de Biarritz ; Serge n’a plus de contact avec sa famille ; espère le printemps pour monter sur Arcachon ou sur Royan .

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