Quelque part, là je jouis !

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Dès que je me suis installée devant le grillage qui sépare le boulodrome Saint-Victor de l’antique carrière de la Corderie les flics sont arrivés une poignée pas plus arnachés comme pour affronter des ennemis surarmés casques gilets pare-balles boucliers protège-genoux le regard vissé sur la foule des habitants qui viennent chaque jour parler de leur amour pour ce patrimoine marseillais qu’on veut leur arracher moi je me suis assise sur mon petit tabouret de camping pliable j’ai sorti mon violoncelle de sa housse et j’ai commencé à jouer tranquille les yeux baissés vers l’ocre de la terre puis levés vers le ciel d’hiver plus un bruit de pas en face de moi Bach seulement par la grâce de mon archet sur les quatre cordes ensuite tout est allé très vite chacun s’est pris par la main une chaîne humaine s’est formée sur des dizaines de rangées les policiers n’ont pas bronché lorsque la foule a renversé le grillage j’ai continué à jouer et une vieille dame est venue me glisser à l’oreille « quelque part, là je jouis ! »

 

Izzo… hissez haut !

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Vingt ans qu’il nous a quittés, Jean-Claude Izzo.

Ses livres nous ont tant accompagnés de son vivant.
Ils continuent de compter depuis qu’il est parti.
Je n’oublie pas l’auteur des Marins perdus et du Soleil des mourants, ses deux livres que je préfère.
Je me souviens de notre fugace rencontre à la fin des années 90, avant une émission de Télé Monte Carlo dont il était l’invité.
Nous avions échangé sur Marseille, sur le journal La Marseillaise où il avait travaillé, sur l’idéal communiste que nous partagions et sur la « saloperie du monde », comme il disait. Je me souviens de la douceur de sa voix.
Présents en moi aussi ses encouragements à continuer à écrire, à m’accrocher, alors que j’empilais les refus de mes manuscrits de nombre d’éditeurs.
Il y a quelques années, j’étais allé lire Izzo à voix haute au Rond point de Callelongue, dans ce coin de Marseille si cher à son cœur.

J’ai découvert hier sur Twitter que Jean-Claude Izzo avait désormais une place à son nom dans le quartier du Panier. Consterné mais guère surpris que la Ville ait mis dix-neuf ans pour l’inaugurer. En présence de son fils Sébastien.

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@LeoPurguette

J’ai apprécié que samedi-soir, les supporters de l’OM, dans le virage sud, rendent hommage « au grand Jean-Claude Izzo, amoureux de sa ville, disparu le 26 janvier 2000.

On pourrait inventer un nouveau chant au Vélodrome :  « Izzo…  Hissez haut ! »

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@VieilleGardeCU84

Péter le feu

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Me suis mieux débrouillé qu’hier avec le feu
tellement maladroit suis souvent
impatient aussi qu’il se déploie
là, j’ai bien laissé respirer le petit bois
et ne l’ai pas de suite assailli de grosses bûches
peut-être ai-je aussi été aidé en secret
par ce livre reçu dans la matinée chez mon libraire
Rimbaud, la Commune de Paris…
de quoi péter le feu pendant quelques temps

Mon poële parle

Mon poêle parle et je l’écoute au fil des heures
sans me lasser
me cale sur son rythme son langage
ardent virevoltant bouillant
pourtant il claque des dents puis se tait se meurt puis recommence
différent ressuscité
feutré discret presque effacé
sans question sans manières sans souci du temps qui passe
sans autre désir que ma présence
il n’appelle aucune autre réponse que le silence

Vous êtes une merveille !

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À Marseille tu écoutes toujours les gens dans la rue
surtout les femmes oui
peut-être parce que tu perçois mieux leurs vibrations
le flot de leurs mots roule vers tes oreilles tu les accueilles à la volée
happé par leur son tu es au fur et à mesure qu’elles se rapprochent
souvent tu ne comprends pas ce qu’elles disent quand tu les croises
tu acceptes de rester en dehors des paroles qui surgissent et qui passent
en dehors de leur rythme de leur modulation de leur timbre de leur volume
mais parfois tu en imprimes des bribes
tu saisis des petits mots
ces sons fugaces mis bout à bout en un éclair t’emmènent à chaque fois vers de petites histoires tu te les racontes ensuite dans ta tête et les écris dans ton carnet d’écoute

Vous êtes une merveille !

Il tourne il vire sur le trottoir il ne peut s’arrêter parfois tu sens qu’il voudrait se poser un peu en terrasse et respirer mais là non il ne peut il va et vient la rue est longue elle court du quai à la place là-haut et il monte et descend essoufflé pardi il imprime un rythme fou il marche un peu comme s’il était en cage comme ces pauvres fauves enfermés dans les zoos pourtant aucune barrière aucune entrave à ses mouvements lorsqu’il passe devant la table où je prends mon café il ferme les yeux et continue à avancer il me semble même qu’il accélère en nous frôlant nous les quelques clients qui profitent de la douceur du crépuscule pour respirer l’air de la ville débarrassé des brassées de fumées qui ont enveloppé chaque quartier tout l’été il nous passe devant en apnée le regard vissé sur le trottoir pavé tout jeune il est blond comme un angelot de Botticelli la bouche carmin gourmande des doigts longs sans doute mais comment le savoir le deviner il serre ses poings et il repart vers le port il vole presque le regard dressé vers le ciel à présent puis il s’en retourne il s’approche maintenant juste à la bonne vitesse je range mon rouge à lèvres le temps de me parfumer il s’arrête devant ma table et me lance « vous êtes une merveille !« 

Sous le grand vent

Réveillé en sursaut par les rafales
en plein rêve d’océan
les volets claquent
le vent se glisse entre les maisons
tapisse les façades de son manteau bruyant
la rue déserte se laisse secouer
le sommeil s’efface

rallumer la lampe de chevet et reprendre « Sous le vent »
là où je l’avais laissé juste avant de me livrer à la nuit

J’veux du soleil sur notre France

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J’ai pris une sacrée claque samedi soir à Paris, au cinéma Luminor Hôtel de Ville, en regardant « J’veux du soleil », le film de François Ruffin et Gilles Perret dédié aux Gilets jaunes. « Empreint d’humanité, de fraternité, de colère, d’humour et d’espoir », j’écrivais hier-matin sur Twitter. Aujourd’hui, je vais tacher d’aller un peu plus loin que ces cinq mots :

C’est la France des gilets jaunes, la France des ronds-points.
La France des pue la sueur, des lève tôt, des rentre tard.
La France des chômeurs, des précaires, des boulots en intérim.
La France de celles et ceux qui se prennent en pleine face c’est ça ou rien.
La France de celles et ceux qui ferment leur bouche sinon c’est la porte et y’en a trente qui attendent pour te remplacer.
La France des ratiboisés par les factures une fois payées il reste plus rien pour manger.
La France des smicards.
La France du RSA.
La France des retraites minuscules.
La France des fins de mois qui commencent le cinq du mois.
La France qui a honte d’aller aux Restos du cœur et au Secours Populaire.
La France des glaneurs.
La France des sans dents qui n’a pas de complémentaire santé.
La France des hôpitaux engorgés, des cliniques qui ferment, des maternités qui ferment.
La France des petites gares fermées, des bourgs aux commerces fermés et des villages aux bureaux de Poste fermés.
La France des entrées de villes défigurées par la publicité et les centres commerciaux.
La France des longs trajets en voiture quotidiens qui coûtent cher.
La France qui ne voit pas ses minots grandir.
La France qui n’a pas les sous pour les habiller.
La France qui ne part jamais en vacances.
La France qui n’a jamais vu la mer.
La France des couples qui volent en éclat.

C’est la France qui en a assez de morfler.
La France qui réclame justice.
La France qui exige que les riches paient leur juste part.
La France excédée par les dividendes, par l’évasion fiscale.
La France révoltée par le mépris du président et de ses ministres.
La France qui conchie l’oligarchie et ses chiens de garde.
La France qui vomit les chaînes d’info, télés et radios.
La France qui ne supporte plus les journalistes et les éditocrates aux ordres.

C’est la France qui décide enfin de ne plus la fermer.
La France des accents.
La France qui se regroupe, se sourit, se serre les coudes.
La France qui redécouvre la solidarité.
La France qui se parle à nouveau.
La France qui donne la parole aux femmes comme aux hommes.
La France qui dit Mohammed c’est mon frère.
La France qui dit Aïcha c’est ma sœur.
La France qui boit des canons autour d’un feu de camp.
La France qui construit des cabanes.
La France qui retombe en enfance.
La France qui veut que ça change.
La France qui veut du soleil sur notre France.

 

Mon premier Premier Mai à Paris

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Premier Premier Mai de ma vie à Paris
pas pu m’empêcher de lancer ma mémoire vers Marseille alors que l’air se chargeait de nuages toxiques là-bas en tête de cortège
en cheminant vers la Place d’Italie
ne savais ne savions rien encore de ces relents puants, fascisants
rien de cette violence sourde en train de blesser le Paris des travailleurs, d’humilier le Paris des luttes et de la fête, de mettre en colère Paris du Front Populaire et de la Libération

Premier Premier Mai de ma vie à Paris
parmi frères et sœurs à l’accent pointu avancer en souriant à la chaleur de mai
en me souvenant que minot c’était sur les épaules de mon père que je défilais entre les Réformés et la Joliette
il y avait des drapeaux rouges des faucilles et des marteaux dessus jaunes d’or
des calicots blancs avec slogans clairs Paix au Vietnam, Liberté pour Angela Davis
je me souviens des banderoles aux lettres rouges sang des cheminots, des postiers, des travailleurs de la réparation navale avec leurs Bleus de Chine
les adultes chantaient l’Internationale
l’ambiance était joyeuse légère
en descendant Canebière des gens applaudissaient ou nous rejoignaient ou se mêlaient au défilé en chantant
ça me plaisait de lever le poing les doigts bien serrés
quelques agents de police nous dévisageaient sous leurs képis blancs
ils transpiraient certains baillaient en regardant leur montre

parvenu sur le Vieux-Port le cortège ralentissait on regardait la mer scintiller et les mats des voiliers se dandiner
Rue de la République je me souviens de l’ombre soudain dans le cou et des slogans qui résonnaient plus fort
je voulais marcher moi aussi me dégourdir les jambes
mon père me faisait descendre maman me prenait par la main
vus d’en bas les drapeaux rouges caressaient le ciel
ça sentait l’iode le poisson mort la mer l’urine et un peu les poubelles aussi
elle me semblait lointaine la place de la Joliette là où le cortège se dispersait
en face des bateaux qui attendaient de reprendre la mer pour Bastia ou Alger
chaque fois j’avais envie d’embarquer moi aussi
et je pensais à mon grand-père corse qui avait passé sa vie à naviguer
à ses Premiers Mai à lui travailleur de la mer parmi les travailleurs sur la terre
et puis il fallait rentrer repartir vers l’autre côté du Vieux-Port retourner au quartier remiser les drapeaux
le visage brûlant de soleil

Premier Premier Mai de ma vie à Paris
ce souvenir d’enfance m’a accompagné hier de Montparnasse jusqu’au carrefour où j’ai rebroussé chemin étouffant soudain dans ce cortège géant bruyant bon enfant ce cortège rempli de colère et de chants et de slogans tonitruants
colère à chaque coin de rue barrée
toutes sans exception
par les hommes bleus géants casqués armés boucliers matraques grenades lacrymogènes LBD
pris dans une nasse géante avons avancé dans l’autre sens alors que circulaient tout à coup sur nos smartphones les images violentes de la répression sauvage en tête de cortège le sang les blessés
les plans affolés sur ce déferlement de coups d’assauts de poursuites de baston de gazages de pavés lancés de cris et de colère mêlés

Premier Premier Mai de ma vie à Paris
ne serai pas allé jusqu’à la Place d’Italie
de retour à l’abri découvrir avec dégoût le mensonge d’État
honteux méprisable haïssable
reconnaître l’odeur affreuse de ces mots dans ma bouche
en détester la râpeuse texture
maudire chacune de leurs consonnes
les recracher avec dégoût
en reconnaître pourtant le poids de colère et de révolte
prendre pitié pour les blessés les cabossés les défigurés les menottés les humiliés
puis repartir les yeux clos vers la lumière joyeuse de mes défilés d’enfance.