Passer la Bidassoa

Passer la Bidassoa
rivière frontière aimée
à chaque fois mettre des milliers de kilomètres derrière soi
dure pourtant si peu de temps la traversée
à peine quitté le sol natal
hop
l’Espagne est là
sa langue roule
résonne dans le wagon
de plus en plus haut à chaque arrêt
vers Donostia ou Bilbao
l’oreille se tend
l’oreille se régale
je murmure à mon tour et roule les r
passer la Bidassoa
s’étirer de l’extrême sud à l’extrême nord
se souvenir de ceux qui durent fuir Franco
tout laisser derrière
par là que je transiterai sur le chemin de l’exil
lorsqu’ici ne pourrai plus endurer
rejets
absence de coeur
fermetures
murailles
petitesse
amoncellement de rudesse
abjections lancées à la face des étrangers
qui passèrent un jour rivière
ou mer
ou sentes de montagne
pour être accueillis ici
dans cette France qui fit rêver mon grand-père zurichois
répéter à voix haute accueil
le répéter ce mot avec tous les accents du monde
accueil accueil accueil
puis recueil dans le silence aussi
car
tant et tant d’écueils en nos temps de gerçures
de serrures dressées
de déshonneur
d’amnésie déglutie
passer la Bidassoa
te franchir encore sous le soleil
savoir que tu coules en douceur jusqu’à la mer
par là que m’enfuirai
à travers toi que rejoindrai le flot des exilés

Tu sais

MèreaveugleEgonSchiele.1914

Tu sais
sans cesse
les gens passaient
sifflotaient
le silence blessaient
le froid saisissait
tandis qu’elle seule
les mains gercées
les yeux percés
se taisait
berçait son bébé
son pouce suçait
elle seule sentait
ses jambes usées
son corps essoré

les gens passaient
s’avançaient
s’embrassaient
insouciants
sans dessus dessous
en suspens
sans lancer de pièce
comme ça
sans parler
sans regarder

un soir soudain
saisis de stupeur
certains l’aperçurent
esseulée dans le sombre
elle avait cessé de respirer
sur son sein
le bébé sanglotait

difficile
de verser ces secondes au passé
tu sais

Illustration : Mère aveugle, Egon Schiele 1914

Dans tes pas

tempête

Je te revois
buée et gouttes aux lunettes
frissonnais et riais sous l’averse
te moquais de mon crâne trempé
nous avancions par la pinède
les branches agitées de rafales
têtes en l’air
– les flaques, mèfi, tu lançais
n’y marchons plus
c’est donc ainsi

les pluies de février les buvions dans l’espérance
– regarde, les jours rallongent déjà, tu disais
grappillent des secondes sur l’obscurité
grignotent l’hiver
pourrons bientôt dîner dehors
tu y croyais toujours
fonçais, avançais toujours
toujours
tente de marcher dans tes pas
n’évite pas les flaques
trempé pour trempé désormais
c’est donc ainsi

Migrateur

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Puisqu’il faut rentrer
redescendre de la montagne
retourner sur le sol d’avant
non-pas cheminer à reculons
non
se placer dans l’autre sens
revenir dans les contrées laissées en friche
redessiner les contours effacés
laisser le ciel peser sur les silences et les cris d’ici

puisque l’heure sonne d’un nouvel abandon
chaque fois il le faut
oui
abandonner encore
toujours pareil
c’est
enfouir à nouveau le lien ténu avec la neige et la glace
gommer l’éclat des roches
rayer l’alphabet des écorces
écrire cette lumière et repartir

puisqu’il faut oser l’au-revoir
tourner le dos
quitter
couper
perdre

s’en remettre à présent aux calligrammes des migrateurs
redécouvrir leur grâce au-dessus des branches frêles
goûter les traces laissées aux pieds, aux doigts, au corps tout entier
puis, savoir se fondre dans les rêves de départ

Der Wanderer – Franz Schubert – chant : Dieter Fischer-Diskau – piano : Gerald Moore

Soudain, une cascade

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Avancer parmi les mélèzes et les pins à crochets
le souffle ample
le pas accroché au sentier
les sens aux aguets
longtemps cheminer vers le cœur de la forêt
dans le silence à peine rayé par le clac clac du bâton
jusqu’à ce murmure soudain
crescendo
la voix sûre d’une cascade
tombée d’entre le ciel et les roches
résister à l’appel de la baignade
trop glacé l’air de l’hiver
trop d’épaisseurs à ôter
alors, remplir la gourde
saluer la dame
puis repartir embrasser les bouleaux en contrebas