Tormenta

neigeNewYork

New York City
Nueva York
cesser de mâchonner ici
recracher le chewing-gum sans suc
langues chaudes
rabâcher les sept syllabes
se les mettre en bouche et en nez
saliver
jouir jusqu’à l’envol
New York City
Nueva York
Snowzilla
blizzard
congères
neige jusqu’au bas ventre
Ground Zero mais haut désir
baisers à la pelle
empoigner
plonger
prendre
soulever
coups de reins
lancer loin
tracer passages
racler jusqu’au goudron
souffler
New York City
Nueva York
grelotter près des clochards
traîner parmi les errants
lèves gourdes
yeux gelés
partager un café
revenir aux mots
prononcer
New York City
Nueva York
puis tormenta
tempête en espagnol
tormenta.

Photo @AP/Julio Cortez

Le vieux mûrier

vieux mûrier

Vieux mûrier tremble
verse larme
rameaux partis
taillés
ne reviendront plus
rayés de la carte des tendres années.
Verdure rare lorsque l’été roulait son feu partout
les après-midi
rues désertes alors
à l’angle de la demeure
ruée sous l’arbre aux fruits noirs
y grimpions aussi parfois
petites grappes croquées à chaudes lèvres
dents bleutées
revenions le soir nous y embrasser
contre le tronc
à la fraîche.

Ne pleure plus, vieux mûrier
nous survivras
ne l’oublie pas.

Réfugiés *

Réfugié au dessus de la baie vierge de tout radeau
il rêve et se délecte de la caresse des vagues
la paix règne enfin sur chaque parcelle de mer
sur chaque récif rose
sur le moindre grain de plage
sur le moindre morceau de rocher bleuté où s’accrochent les gabians.

Muets, eux n’oublient rien
ils gommeraient bien les jours d’avant
les jours violents
les nuits emplies de manants, de marchands
ils effaceraient bien la salissure des heures à cauchemarder
le tumulte des pas enchevêtrés
les hurlements, les bousculades, le fracas des coques
le chaos du troupeau jeté au bout de la traversée
les pas sur la neige et le gel
les meurtrissures
le sang imprime leur mémoire comme l’encre envahit le buvard.

Sans faire de vagues en terres tranquilles
nous zappons les pleurs et les cris
ignorons leur écho
ne bougeons pas
ne changeons rien
nous laissons porter dans le flot fade des indifférents
déglutissons nos vies repues
ignorons jusqu’à quand
nous nous réfugierons dans la honte.

* Correspondant pour Radio France à Beyrouth, Omar Ouahmane a tweeté ce matin cette photo depuis l’île grecque de Lesbos où il est en reportage auprès des réfugiés.

Le suivre sur Twitter : @ouahmane_omar

Parfois

Parfois couché avec les poules
parfois agité par la lune
parfois entouré d’obscur
parfois posé parmi les feuilles
parfois sec comme une brindille
parfois collé au mur
parfois surpris par le vertige
parfois muet devant la page
parfois emporté par la rage
parfois muré dans le silence
parfois bercé par un refrain
parfois repris par le sommeil
parfois ballotté par les vagues
parfois saoul de mistral
parfois rapté par les embruns
parfois levé de bonne heure
souvent las de ma lassitude.

Almost blue – Chet Baker

Auprès des chouettes

albrech-durer-la-petite-chouette-1506-dessin-sur-parchemin-vienne-albertina

Roder auprès des chouettes
se jucher avec elles sur les poutres des granges
au sommet des campaniles
oser le rebord des gouttières
poser ses griffes où gèle la pluie
grelotter de tout son être
attendre que la lune tourne sa face
hululer sur les balcons ouverts à l’aplomb des jardins
promener le regard vers les prairies endormies
guetter les proies
débusquer les cibles
fondre sur le silence amassé en contrebas
secouer ses plumes
garder la tête bien droite dans l’ampleur de la nuit
deviner l’heure du retour vers la cachette
se résoudre à l’absence de lumière.

Photo : La petite chouette d’Albrecht Dürer – aquarelle sur parchemin (vers 1502)

En fugue

cielbleuetlune

Je marche au soleil sur les traces évanouies des disparus
leurs pas passèrent ici, c’est sûr
mikado d’allées et venues
le sol sait
se souvient mais se tait
s’offre à la multitude
me baisse pour en saisir le sens
tenter
sans cesse surgissent les anciens
seuls
silencieux
en fugue, la substance des trépassés.

J’effleure à l’ombre les empreintes abandonnées des évanouis
leurs mains ouvrirent ces portes connues
claquèrent au mistral
résistèrent au mistral
les poignées recèlent stries de doigts mêlées
ont oublié les sésames
caresse le galbe pour extraire le code
tenter
toujours réapparaissent les enfuis
seuls
silencieux
en fugue, les atomes parfumés des perdus.

Je lance les yeux là-haut vers les oiseaux
le temps d’un clignement ont déserté les fils
bientôt il fera lune et à mon tour m’éclipserai.

Glenn Gould joue la Fantaisie & Fugue en Do majeur K394 de Wolfgang Amadeus Mozart

 

Ligne de fuite *

paysagedeneige

Cheminé toute la journée sur cette trace
à travers les mélèzes chargés de petits ours blancs
le corps entier tendu vers les cimes et le ciel autour
pesant chaque pas
saisi par chaque empreinte abandonnée aux heures muettes
imaginant la fuite gorgée de joie
trappeur sans fusil
le silence comme seule arme.

* Grand merci à Nicolas Esse pour sa photo postée ce samedi sur Twitter et légendée de ces trois mots : Ligne de fuite.

Cochonneries

Cochons

Leurs tout petits yeux ronds me dévisagent
à peine deux pointes d’ombre sous le poil
pastilles noires semées parmi le beige pâle de la robe
les dérange peut-être
soufflent fort de leur groin rose
puis s’échappent au fond de l’enclos
la boue et l’odeur du lisier me rappellent mon grand-père
me passait des bottes en riant
– viens, n’aie pas peur, il me disait
m’accompagnait tout près d’eux
les caressait, leur tapotait la croupe
je n’osais pas
ôtions nos bottes le soir de retour des bêtes
– laissez vos cochonneries dehors, nous lançait Mémé
porcher il fut, Pépé
longtemps
il en perdit l’odorat
pour toujours.

Un petit cochon pendu au plafond – Comptine