Irène et Fernand

orgue

Depuis toute petite tu savais
tu avais appris
ce jeu de mains et de pieds
qui transporte de haut en bas
tu connaissais par cœur les danses des doigts
sur le clavier
accordées aux déambulations des semelles
le long du pédalier
tu t’appelais Irène
née avec l’autre siècle
dix-huit ans avant le premier des cauchemars
qui endeuillèrent le monde

pendant que les hommes se battaient
tu venais t’asseoir ici et tu lançais ta prière
je te revois le buste droit comme un bouleau
les yeux clos
les cheveux tressés sur la nuque
et les lèvres pincées
pour que s’échappe de tout ton être
le chant qu’à chaque fois
tu murmurais pour accompagner ta musique

après l’armistice
tu as étendu ton répertoire
jusqu’aux frontières du connu
commencé à composer
à voyager d’église en église
appelée pour tant de cérémonies
pour tant de concerts aussi
première femme à oser jouer Bach
sur l’orgue de la Major
à Notre-Dame aussi

je me souviens de cet homme en larmes
chaque fois que tu jouais
venait s’agenouiller près de la Vierge
te tournait le dos face à l’autel
ne regardait jamais en arrière
se contentait d’écouter tes phrases
et montait vers toi en secret
frôlait les bas-côtés

un jeune écrivain je crois bien
as composé pour lui je le sais
est parti un beau matin
une lettre par jour t’a envoyé
Fernand il signait
a combattu dans le maquis
n’en est jamais revenu
toi, tu as arrêté de jouer
le jour où as reçu dans une enveloppe
sa plume de poète
toute de noir et de gris vêtue

Photo Eglise Saint-Vincent – Pays-Bas 2009 – @Sylvain Margaine

Six lettres chair

MaoLou

Sur l’écorce du vieil hêtre
six lettres chair dessinées
gravées par quelque fiancé
penché à la fenêtre
d’un amour envolé

Lointaine Chine rouge
douce France en guerre
pleurs répandus sur la terre
désormais rien ne bouge
hormis le parfum des prières

Grand Timonier, Apollinaire
osez vos vers ressusciter
pour rappeler ce jour d’été
où les fiancés s’embrassèrent
au pied du vieil hêtre blessé

Je n’oublie pas Kamaishi

Kamaishiautelgrosplan

Il y a cinq ans jour pour jour, le 11 mars 2011, un tsunami déferle sur la côte nord-ouest du Japon. Parmi les villes frappés,  Kamaishi, située à 208 kilomètres au nord de Fukushima et 560 kilomètres de Tokyo. Des vagues hautes de plus de 30 mètres par endroits ravagent la ville.
Les survivants pleurent plusieurs milliers de morts et de disparus.

Me suis rendu à Kamaishi en mai 2013
pendant une semaine, j’ai pu constater les traces encore vivaces de la tragédie
le port avait retrouvé un semblant de souffle
les enfants étaient retournés à l’école
les pêcheurs d’algues avaient repris leur activité
les ostréiculteurs fêtaient leur première récolte
les tulipes refleurissaient
les bougies accompagnaient le travail de deuil des survivants

Je n’oublie pas Kamaishi
Je n’oublie pas le silence en entrant dans la ville
Je n’oublie pas les immeubles massacrés
Je n’oublie pas les maisons rasées
Je n’oublie pas les voix surgies des décombres
Je n’oublie pas la rade muette au petit matin
Je n’oublie pas le port meurtri de toutes parts
Je n’oublie pas les sinistrés accueillis dans les préfabriqués
Je n’oublie pas l’autel et ses bougies au centre de secours fracassé
Je n’oublie pas les bouddhas de mémoire
Je n’oublie pas les stèles noires dressées
Je n’oublie pas les dates et les chagrins inscrits
Je n’oublie pas les larmes versées
Je n’oublie pas les larmes contenues
Je n’oublie pas les tulipes violettes près du saccage
Je n’oublie pas les traces du tsunami sur la forêt
Je n’oublie pas le temple au moine et à l’enfant
Je n’oublie pas la blanche Kanon protectrice de la ville
Je n’oublie pas le rire timide des écoliers
Je n’oublie pas le sourire retrouvé des pêcheurs d’algues
Je n’oublie pas les jardins refleuris
Je n’oublie pas le retour vers Tokyo en Shinkansen
Je n’oublie pas le survol du Fuji qui m’éloignait de Kamaishi

Je n’oublie pas ce haiku d’Issa

Ainsi en ce monde

au-dessus de l’enfer

on admire les fleurs

 

Dans tes pas

tempête

Je te revois
buée et gouttes aux lunettes
frissonnais et riais sous l’averse
te moquais de mon crâne trempé
nous avancions par la pinède
les branches agitées de rafales
têtes en l’air
– les flaques, mèfi, tu lançais
n’y marchons plus
c’est donc ainsi

les pluies de février les buvions dans l’espérance
– regarde, les jours rallongent déjà, tu disais
grappillent des secondes sur l’obscurité
grignotent l’hiver
pourrons bientôt dîner dehors
tu y croyais toujours
fonçais, avançais toujours
toujours
tente de marcher dans tes pas
n’évite pas les flaques
trempé pour trempé désormais
c’est donc ainsi

Sur les hauteurs du monde

Comme un appel au cœur de l’absence
te réécouter parler de la montagne
me réfugier à tes côtés
m’étonner du frémissement de la neige
des roches et des herbes
faire le vide et le remplir de tout ce que tu savourais
sur les hauteurs du monde
monter t’y retrouver.

Il serait temps

IMG_4155

Six mois déjà
Tourbillon de vide au-dessus des galets où tu as disparu
Ne parviens pas à l’approcher, ce vide
Reste les bras glacés
À l’arrêt
Il faudrait pourtant oser le frisson
Se décider à glaner parcelles de lumière
Tenter les ricochets sur l’étendue de l’abîme
Il serait temps

Six mois déjà
Parfois ta voix sourit à mes phrases
Comme un refrain de confiance
Une comptine d’enfance
Passe au ralenti
Démultiplie les graves
Souligne les contours évanouis
Il faudrait pourtant bercer le silence
S’accommoder de la portée déserte
Ranger le ressac
Il serait temps

Six mois déjà
Les chemins s’ouvrent sur les traces où tu demeures
N’arrive pas à suivre la boussole
Reste l’aimant figé
Les aiguilles bloquées
Il faudra bien pourtant tenter de passer
Se lancer vers les murmures des arbres
Y graver ton souvenir brûlant
Jusqu’au cœur du cœur de l’écorce
Il sera temps