Mardi, c’est Cernobori

superheros

Les belles retrouvailles que voici
avais quitté Julien Cernobori
et son baladeur classique
dans la matinale
de France Musique
l’ai retrouvé
dans le podcast documentaire Superhéros
produit par Binge Audio
et diffusé sur internet

img_1336

le projet est beau
donner à entendre des femmes et des hommes ordinaires
au parcours extraordinaire

toujours aussi posé
Julien Cernobori
dans une vraie empathie
à l’écoute de l’autre
à l’écoute du silence aussi

la première série est dédiée à Hélène
c’est un récit de vie en 12 épisodes
accompagné d’une musique originale
écoutez et découvrez
moi, j’ai adoré

Du miel au bout des doigts #intégral

Baseart3

Je baignais en plein “ Chloé meets Gershwin ” lorsque Lisa est venue me tendre un petit billet bleuté et parfumé en me chuchotant, la bouche tordue:

– Encore une cagole folle de toi, Oscar !

Du regard, je lui ai montré le rebord du Steinway. Elle y a déposé le papier cacheté et s’est éloignée furieuse vers le comptoir du piano-bar.

Lisa c’est ma serveuse préférée. Une de ces métis sensas qui swingue et suce comme une Rolls. Douce et dingue mais peu docile. Idéal pour ne pas se lasser.

Trois mois que nous nous connaissons, depuis mon arrivée à la “ Vierge Dorée ”, la cave à jazz la plus en vue de Marseille.

Le premier soir, dès que je me suis installé au piano, j’ai senti ses yeux violets posés sur ma bouche, là, tout contre mes lèvres.

– Un petit Mojito senor Oscar ?

Lisa me prend pour un émigré cubain. A cause de mon béret vert-olive, de ma peau mat et de mon faux air caribéen. Petite erreur de feeling mais je lui ai tout de suite pardonné. Le rhum et le citron vert la rendent très douce ma malgachine et si généreuse une fois notre journée terminée.

Je la trouve encore plus délicieuse depuis qu’elle vient me caresser les doigts lorsque je m’assieds à mon Steinway. Elle approche ses cils de mes joues et d’un sourire, me glisse qu’un petit massage ne me fera pas de mal.

– Ca va même vous porter bonheur, senor havanero !

Lisa me parle souvent espagnol. Elle a des mains d’accoucheuse et le bout des doigts bombé comme un dé de couturier.

La tête contre son épaule, je me laisse masser de la paume aux ongles. Pour saupoudrer la valse de ses pouces, elle m’offre aussi un zeste de son souffle teinté de Cuba Libre . Je le savoure, silencieux et apaisé.

Le problème avec Lisa, c’est sa jalousie aiguisée comme un Laguiole.

Elle ne supporte pas que les clientes me tournent autour et m’invitent à prendre un verre après le service. Aussitôt, les larmes la possèdent et dès que la caisse est bouclée, elle file s’enfermer dans son studio. J’ai beau lui répéter à travers la porte que c’est elle ma gâtée, ma préférée, mon caramel, Lisa se met minable. Je ne dois pas être assez convaincant. Pourtant, un double whisky avec madame avant le dodo, je trouve qu’il n’y a pas mort d’homme, moi.

Ce soir pas de surprise, à la “ Vierge Dorée “, c’est Bysance. Mado, la patronne, fait carton plein à chaque fois. Vingt ans que la monnaie tinte sur le comptoir cuivré.

Plus une place dans la grande salle aux baies vitrées qui ouvrent sur le port. Peu de connaisseurs et beaucoup de m’as-tu-vu. Jeunes bourgeoises à lévrier, rombières emperruquées à collier marseillais, veuves éteintes au nez refait, encravatés liftés avec maîtresse, intellos de broussaille avec minot. Je me pince, mais non, ce n’est pas un mirage, il y a même des enfants autour des tables du fond. Tandis que les parents bavardent, ils dégustent leur glace trois boules en boudant ferme, le menton calé dans une main, la petite cuillère en équilibre dans l’autre. L’ennui dégouline de leurs faces proprettes de gosses de riches.

Discrètement, je leur tire la langue. Avachie à la caisse, près de l’entrée, Mado n’apprécie pas trop. Elle serre les mâchoires en me menaçant d’un index tremblottant. Du coup, je calme le jeu et je déroule sur mon clavier. Souple et doux. “ Little piece in C for U ”. Le swing boulègue et je cherche à deviner qui a bien pu me faire porter l’enveloppe bleutée.

Lisa n’a rien voulu me dire d’autre que “ tu perds rien pour attendre” avant de s’immerger dans ses courses aux trois “C” : caisse, clients, comptoir.

Scotché au clavier, j’ai beau mener ma ronde vers les fourrures et les sacs en croco, les turbans en feutre et les diamants, chou blanc.

Aucun sourire aux commissures. Aucun clin d’oeil coquin. Aucun rond de main qui pourrait revendiquer le billet, à la dérobée.

Encore deux heures avant la fermeture. J’ouvre la parenthèse et me plonge encore plus profond dans la danse des touches, juché sur mon perchoir de star.

Le Steinway trône sur une estrade bleu-nuit, au carrefour des deux allées ouvertes par la salle conçue en “T”. La patronne m’aurait bien niché dans un coin près du pupitre à tiroir-caisse, le dos tourné aux clients comme mon prédécesseur, mais d’entrée j’ai refusé. Une place centrale, j’ai exigé. Avec une petite piste de danse dessinée en cercle autour du piano.

– Vous vous prenez pour qui ?, m’a lancé Mado très énervée.

– C’est à prendre ou à laisser, madame. Je ne jouerai pas confiné près du radiateur. J’ai passé l’âge du piquet, qu’est-ce que vous en pensez ?

Mado m’a montré la porte sans sourciller. Je lui ai dit au revoir sans un regard.

Une semaine plus tard, elle envoyait Lisa me déloger du “ Misty “, le piano-bar de mes débuts où je taquinais l’impro tous les matins.

A la “ Vierge Dorée “, Mado avait installé le piano au coeur du bar, encerclé d’une piste de danse en bois clair.

Mon show pouvait commencer.

Derrière mes Oakley argent, rien ne m’échappe. Je guette les rares sourires frais, j’épie les couples et m’amuse de leurs caresses contenues, de leurs disputes convenues. Parfois, je m’attriste des danseurs figés sur le parquet comme de la graisse froide. Le rythme les déserte. Ils se traînent à contre-temps, raides et pourtant si volontaires, si appliqués. Pathétiques pantins.

De temps en temps, j’observe le manège discret des sachets blancs échangés sous les tables contre des billets.

Ce soir, un dealer à costume vert s’agite dur entre le téléphone et le bar. Je ne le connais pas, ce marchand de cauchemar. Pourtant, j’en ai vu défiler en trois mois des petits vendeurs. Mado les tolère forcément. Ils tournent tous au champagne, à l’armagnac ou au Daiquiri.

Les plus assurés tombent leurs lunettes noires et s’ajustent le trois-pièces aux fenêtres du piano-bar, aimantés par leur reflet. Les plus inquiets ne s’asseoient jamais. Ils s’autorisent une pause éclair près du piano avant de s’en retourner au sauvage danger des rues abandonnées.

La “ Vierge Dorée “ est une escale fragile et calme qui brille pour tous et pour chacun. Même pour ces minots déjà centenaires tant ils promènent de poids aux épaules et de gris aux paupières.

Lisa ne les supporte pas, ne leur parle pas, ne les sert pas. Lisa les expulserait si elle s’écoutait.

Mais ce soir, ma malgachine a la tête ailleurs.

Elle surveille la pendule et m’ignore depuis l’engatse du billet. Même le tempo de mon “ Love you madly ”, à l’instant, ne l’a pas happée de son indifférence.

J’ai bien tenté de l’arraisonner en improvisant un “ Lover Man “ vigoureux façon Petrucciani, Lisa ne s’est pas déroutée de ce fil ténu et tendu qui la soutient pendant des heures du comptoir aux tables et des tables au percolateur. J’ai eu envie de ses lèvres et de ses dents contre mes mains.

Lorsque la petite aiguille s’est effacée au creux de la grande, je l’ai aperçue au pied du porte-manteaux, en grande discussion avec Mado. Ensuite, Lisa s’est enroulé les cheveux dans son keffieh et elle a filé sans se retourner.

Vous avez du miel au bout des doigts. Venez me rejoindre au Régent. Je vous attendrai chambre cent. A peine envolé le dernier morceau de la soirée, “ I didn’t Know about you “ – c’est toujours avec Monk que je prends congé – je décachète le billet bleuté. L’écriture est souple et délicate, mystérieuse et assurée. L’inconnue n’a laissé ni signature ni prénom mais ses derniers mots sonnent comme un aveu : Ne vous éternisez pas après Thelonius…

La gourmande est une habituée du piano-bar. Dans moins de dix minutes, je saurai si mes doigts ne tremblent pas.

Du brouillard sur les quais délaissés et au pied des grues rouillées. Sur le Chemin de la Vigie, je longe les ateliers éventrés, vidés de leurs machines. J’avance en terrain de connivence. Quinze ans à réparer les bateaux, ça donne quelques repères. Il y a plus pittoresque mais je déteste les cartes postales. Il y a plus court aussi jusqu’au Régent mais c’est le trajet que je préfère. Parce que le port est devenu un vestige à peine tiède, décoloré, presque anesthésié.

Vite, profiter encore un peu des hangars gris, longer les entrepôts au bord de l’eau, se laisser bouger par les courants d’air, deviner près des filins le cri des voix anéanties. Surtout, peser chacun de ses pas sur ce domaine massacré.

Car les nouveaux conquérants débarquent et s’installent et rêvent à voix haute de fortune en bord de mer. Accent pointu, costumes larges, attaché-case, anglais courant souhaité. Des casinos et des bureaux à la place des bateaux. Par milliers de mètres carrés. Les plans sont déjà prêts. Plans sociaux et plans fonciers. Un troisième millénaire pépère s’avance au rythme du dollar et des croisières.

A la lisière du Marseille encore intact, le Régent pointe vers le ciel ses trois étoiles. Larges fenêtres et balcons à la vénitienne. Pas de groom à l’entrée, il est trop tard. Pas de Luis non plus. D’habitude le veilleur m’accueille en baillant dans le hall devant sa télé. Là, il a dû monter aux étages faire sa ronde.

Ce soir, je ne prends pas l’ascenseur. La cent est au premier, juste en arrivant sur le palier. L’inconnue a laissé la porte entrouverte et a mis de la musique, valse et jazz mêlés.“ Romantic but not blue “ , un de mes morceaux préférés.

A peine à l’intérieur de la chambre, une ombre se jette sur moi et me cogne ferme à la tête. Je hurle et je m’éboule face à la baie vitrée entrebaillée.

Avant de m’évanouir, j’aperçois Lisa allongée les jambes offertes.

Les mains dans les cheveux, elle ordonne : – Viens vite mon Luis, viens me donner ton miel !

Lorsque j’ai rouvert les yeux, il faisait jour mais je n’ai vu que du rouge, enfin un peu de blanc aussi, le blanc de mes doigts tranchés éparpillés sur la moquette.

Plus de piano dans l’air, rien que le rire acide des mouettes.

                                                                                           * * *

Du miel au but des doigts est l’une des treize nouvelles de mon recueil « Marseille rouge sangs » publié l’an passé aux Editions Parole. C’est aussi l’un des trois textes du livre adaptés au théâtre par les comédiens de Base Art Compagnie. Dimanche-dernier, ils ont donné la douzième et dernière de leurs représentations du spectacle au Bar culturel de l’Angle, dans le cadre du OFF du Festival d’Avignon.

En Février prochain, leur Marseille rouge sangs devrait être programmé lors de la 6ème édition du Festival « Polar en Lumière » au cinéma Les Lumières de Vitrolles, lors d’une soirée « Marseille » à laquelle je suis invité aux côtés d’autres auteurs marseillais.

 

Du miel au bout des doigts #13 (suite et fin)

Baseart3

A peine à l’intérieur de la chambre, une ombre se jette sur moi et me cogne ferme à la tête.

Je hurle et je m’éboule face à la baie vitrée entrebâillée.

Avant de m’évanouir, j’aperçois Lisa allongée les jambes offertes.

Les mains dans les cheveux, elle ordonne : – “ Viens vite mon Luis, viens me donner ton miel ! “.

Lorsque j’ai rouvert les yeux, il faisait jour mais je n’ai vu que du rouge, enfin un peu de blanc aussi, le blanc de mes doigts

tranchés éparpillés sur la moquette.

Plus de piano dans l’air, rien que le rire acide des mouettes.

* * *

Du miel au but des doigts est l’une des treize nouvelles de mon recueil « Marseille rouge sangs » publié l’an passé aux Editions Parole. C’est aussi l’un des trois textes du livre adaptés au théâtre par les comédiens de Base Art Compagnie. Dimanche-dernier, ils ont donné la douzième et dernière de leurs représentations du spectacle au Bar culturel de l’Angle, dans le cadre du OFF du Festival d’Avignon.

En Février prochain, leur Marseille rouge sangs devrait être programmé lors de la 6ème édition du Festival « Polar en Lumière » au cinéma Les Lumières de Vitrolles, lors d’une soirée « Marseille » à laquelle je suis invité aux côtés d’autres auteurs marseillais.

 

Du miel au bout des doigts #12

Baseart3

À la lisière du Marseille encore intact, le Régent pointe vers le ciel ses trois étoiles.

Larges fenêtres et balcons à la vénitienne.

Pas de groom à l’entrée, il est trop tard.

Pas de Luis non plus.

D’habitude le veilleur m’accueille en baillant dans le hall devant sa télé.

Là, il a dû monter aux étages faire sa ronde.

Ce soir, je ne prends pas l’ascenseur.

La cent est au premier, juste en arrivant sur le palier.

L’inconnue a laissé la porte entrouverte et a mis de la musique, valse et jazz mêlés.

“ Romantic but not blue “ , un de mes morceaux préférés.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #11

Baseart3

Du brouillard sur les quais délaissés et au pied des grues rouillées.

Sur le Chemin de la Vigie, je longe les ateliers éventrés, vidés de leurs machines.

J’avance en terrain de connivence. Quinze ans à réparer les bateaux, ça donne quelques repères.

Il y a plus pittoresque mais je déteste les cartes postales.

Il y a plus court aussi jusqu’au Régent mais c’est le trajet que je préfère.

Parce que le port est devenu un vestige à peine tiède, décoloré, presque anesthésié.

Vite, profiter encore un peu des hangars gris, longer les entrepôts au bord de l’eau, se laisser bouger par les courants d’air, deviner près des filins le cri des voix anéanties.

Surtout, peser chacun de ses pas sur ce domaine massacré.

Car les nouveaux conquérants débarquent et s’installent et rêvent à voix haute de fortune en bord de mer.

Accent pointu, costumes larges, attaché-case, anglais courant souhaité.

Des casinos et des bureaux à la place des bateaux.

Par milliers de mètres carrés. Les plans sont déjà prêts.

Plans sociaux et plans fonciers.

Un troisième millénaire pépère s’avance au rythme du dollar et des croisières.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #10

Baseart3

“ Vous avez du miel au bout des doigts. Venez me rejoindre au Régent. Je vous attendrai chambre cent. “

A peine envolé le dernier morceau de la soirée, “ I didn’t Know about you “ – c’est toujours avec Monk que je prends congé – je décachète le billet bleuté. L’écriture est souple et délicate, mystérieuse et assurée.

L’inconnue n’a laissé ni signature ni prénom mais ses derniers mots sonnent comme un aveu : “ Ne vous éternisez pas après Thelonius… “.

La gourmande est une habituée du piano-bar.

Dans moins de dix minutes, je saurai si mes doigts ne tremblent pas.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #9

Baseart3

Lisa ne les supporte pas, ne leur parle pas, ne les sert pas.

Lisa les expulserait si elle s’écoutait.

Mais ce soir, ma malgachine a la tête ailleurs.

Elle surveille la pendule et m’ignore depuis l’engatse du billet.

Même le tempo de mon “ Love you madly ”, à l’instant, ne l’a pas happée de son indifférence.

J’ai bien tenté de l’arraisonner en improvisant un “ Lover Man “ vigoureux façon Petrucciani, Lisa ne s’est pas déroutée de ce fil ténu et tendu qui la soutient pendant des heures du comptoir aux tables et des tables au percolateur.

J’ai eu envie de ses lèvres et de ses dents contre mes mains.

Lorsque la petite aiguille s’est effacée au creux de la grande, je l’ai aperçue au pied du porte-manteaux, en grande discussion avec Mado.

Ensuite, Lisa s’est enroulé les cheveux dans son keffieh et elle a filé sans se retourner.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #8

Baseart3

 

Pourtant, j’en ai vu défiler en trois mois des petits vendeurs.

Mado les tolère forcément. Ils tournent tous au champagne, à l’armagnac ou au Daiquiri.

Les plus assurés tombent leurs lunettes noires et s’ajustent le trois-pièces aux fenêtres du piano-bar, aimantés par leur reflet.

Les plus inquiets ne s’asseoient jamais.

Ils s’autorisent une pause éclair près du piano avant de s’en retourner au sauvage danger des rues abandonnées.

La “ Vierge Dorée “ est une escale fragile et calme qui brille pour tous et pour chacun.

Même pour ces minots déjà centenaires tant ils promènent de poids aux épaules et de gris aux paupières.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #7

Baseart3

Derrière mes Oakley argent, rien ne m’échappe.

Je guette les rares sourires frais, j’épie les couples et m’amuse de leurs caresses contenues, de leurs disputes convenues.

Parfois, je m’attriste des danseurs figés sur le parquet comme de la graisse froide.

Le rythme les déserte.

Ils se traînent à contre-temps, raides et pourtant si volontaires, si appliqués.

Pathétiques pantins.

De temps en temps, j’observe le manège discret des sachets blancs échangés sous les tables contre des billets.

Ce soir, un dealer à costume vert s’agite dur entre le téléphone et le bar. Je ne le connais pas, ce marchand de cauchemar.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #6

Baseart3

Encore deux heures avant la fermeture.

J’ouvre la parenthèse et me plonge encore plus profond dans la danse des touches, juché sur mon perchoir de star.

Le Steinway trône sur une estrade bleu-nuit, au carrefour des deux allées ouvertes par la salle conçue en “T”.

La patronne m’aurait bien niché dans un coin près du pupitre à tiroir-caisse, le dos tourné aux clients comme mon prédécesseur, mais d’entrée j’ai refusé. Une place centrale, j’ai exigé. Avec une petite piste de danse dessinée en cercle autour du piano.

– “ Vous vous prenez pour qui ? “, m’a lancé Mado très énervée.

– “ C’est à prendre ou à laisser, madame. Je ne jouerai pas confiné près du radiateur. J’ai passé l’âge du piquet, qu’est-ce que vous en pensez ? “.

Mado m’a montré la porte sans sourciller. Je lui ai dit au revoir sans un regard.

Une semaine plus tard, elle envoyait Lisa me déloger du “ Misty “, le piano-bar de mes débuts où je taquinais l’impro tous les matins.

A la “ Vierge Dorée “, Mado avait installé le piano au coeur du bar, encerclé d’une piste de danse en bois clair.

Mon show pouvait commencer.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #5

Baseart3

Discrètement, je leur tire la langue. Avachie à la caisse, près de l’entrée, Mado n’apprécie pas trop.

Elle serre les mâchoires en me menaçant d’un index tremblottant.

Du coup, je calme le jeu et je déroule sur mon clavier.

Souple et doux. “ Little piece in C for U ”.

Le swing boulègue et je cherche à deviner qui a bien pu me faire porter l’enveloppe bleutée.

Lisa n’a rien voulu me dire d’autre que “ tu perds rien pour attendre” avant de s’immerger dans ses courses aux trois “C” : caisse, clients, comptoir.

Scotché au clavier, j’ai beau mener ma ronde vers les fourrures et les sacs en croco, les turbans en feutre et les diamants, chou blanc.

Aucun sourire aux commissures. Aucun clin d’oeil coquin. Aucun rond de main qui pourrait revendiquer le billet, à la dérobée.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #4

Baseart3

Ce soir pas de surprise, à la “ Vierge Dorée “, c’est Bysance.

Mado, la patronne, fait carton plein à chaque fois. Vingt ans que la monnaie tinte sur le comptoir cuivré.

Plus une place dans la grande salle aux baies vitrées qui ouvrent sur le port.

Peu de connaisseurs et beaucoup de m’as-tu-vu. Jeunes bourgeoises à lévrier, rombières emperruquées à collier marseillais, veuves éteintes au nez refait, encravatés liftés avec maîtresse, intellos de broussaille avec minot.

Je me pince, mais non, ce n’est pas un mirage, il y a même des enfants autour des tables du fond.

Tandis que les parents bavardent, ils dégustent leur glace trois boules en boudant ferme, le menton calé dans une main, la petite cuillère en équilibre dans l’autre. L’ennui dégouline de leurs faces proprettes de gosses de riches.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #3

Baseart3

Le problème avec Lisa, c’est sa jalousie aiguisée comme un Laguiole.

Elle ne supporte pas que les clientes me tournent autour et m’invitent à prendre un verre après le service. Aussitôt, les larmes la possèdent et dès que la caisse est bouclée, elle file s’enfermer dans son studio. J’ai beau lui répéter à travers la porte que c’est elle ma gâtée, ma préférée, mon caramel, Lisa se met minable. Je ne dois pas être assez convaincant. Pourtant, un double whisky avec madame avant le dodo, je trouve qu’il n’y a pas mort d’homme, moi.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #2

Baseart3

Lisa me prend pour un émigré cubain. A cause de mon béret vert-olive, de ma peau mat et de mon faux air caribéen. Petite erreur de feeling mais je lui ai tout de suite pardonné. Le rhum et le citron vert la rendent très douce ma malgachine et si généreuse une fois notre journée terminée.

Je la trouve encore plus délicieuse depuis qu’elle vient me caresser les doigts lorsque je m’assieds à mon Steinway. Elle approche ses cils de mes joues et d’un sourire, me glisse qu’un petit massage ne me fera pas de mal.

– “ Ca va même vous porter bonheur, senor havanero ! “.

Lisa me parle souvent espagnol. Elle a des mains d’accoucheuse et le bout des doigts bombé comme un dé de couturier.

La tête contre son épaule, je me laisse masser de la paume aux ongles. Pour saupoudrer la valse de ses pouces, elle m’offre aussi un zeste de son souffle teinté de Cuba Libre . Je le savoure, silencieux et apaisé.

(à suivre)

Du miel au bout des doigts #1

Baseart3

Du miel au but des doigts est l’une des treize nouvelles de mon recueil « Marseille rouge sangs » publié l’an passé aux Editions Parole. C’est aussi l’un des trois textes du livre adaptés au théâtre par Base Art Compagnie et joués jusqu’au 27 juillet dans le cadre du OFF du Festival d’Avignon. Le spectacle est accueilli par le Bar Culturel de l’Angle.

Je baignais en plein “ Chloé meets Gershwin ” lorsque Lisa est venue me tendre un petit billet bleuté et parfumé en me chuchotant, la bouche tordue:

– “ Encore une cagole folle de toi, Oscar ! ”

Du regard, je lui ai montré le rebord du Steinway. Elle y a déposé le papier cacheté et s’est éloignée furieuse vers le comptoir du piano-bar.

Lisa c’est ma serveuse préférée. Une de ces métis sensas qui swingue et suce comme une Rolls. Douce et dingue mais peu docile. Idéal pour ne pas se lasser.

Trois mois que nous nous connaissons, depuis mon arrivée à la “ Vierge Dorée ”, la cave à jazz la plus en vue de Marseille.

Le premier soir, dès que je me suis installé au piano, j’ai senti ses yeux violets posés sur ma bouche, là, tout contre mes lèvres.

– “ Un petit Mojito senor Oscar ? “

(à suivre)

Livres de ma vie / Calligrammes #3

CalligrammespageavectitreUn poème en forme de cheval. De buste de cheval plus précisément, dont la jambe droite piaffe élégamment. Toujours eu peur des chevaux mais là, ce poème-dessin m’enchanta dès sa première lecture. Une ode courte à la poésie. À la nécessaire beauté de la poésie. Une invitation à oser les vers et les rimes. Oser l’enchantement des mots posés sur la page. Ou l’écran…

 » Homme vous trouverez ici

une nouvelle représentation

de l’univers en ce qu’il a de plus

poétique et de plus moderne

 

homme homme homme

homme homme

 

Laissez-vous aller à cet art

où le sublime n’exclut pas le charme

et l’éclat ne brouille pas la nuance

c’est l’heure ou jamais d’être sensible

à la poésie car elle domine

tout terriblement  »

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918)

Livres de ma vie / Calligrammes #2

Calligrammespageavectitre

Les vers de ce sublime poème d’amour dessinent le visage de la bien aimée. L’ai découvert tout jeune, à l’époque de mes premières amours tenues au secret par timidité. Ou bien parce que c’était sans doute plus fort encore de les taire et de leur préférer la beauté des lettres ainsi posées sur la feuille. Plus fort peut-être de s’attarder un instant sur les sons de ces mots à peine murmurés face à la fenêtre de ma chambre qui donnait sur la mer. J’ignorais à l’époque que ce texte figurait dans le recueil Poèmes de la paix et de la guerre, écrit par Apollinaire entre 1913 et 1916. La tragédie absolue de la Grande guerre vint en moi plus tard. Lorsque ma grand-mère raconta que son promis n’était jamais revenu du front.

 » Reconnais-toi

Cette adorable personne, c’est toi

Sous le grand chapeau canotier

Œil

Nez

La Bouche

Voici l’ovale de ta figure

Ton cou Exquis

Voici enfin l’imparfaite image de ton buste adoré

Vu comme à travers un nuage

Un peu plus bas c’est ton cœur qui bat « 

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918)

La ligne rouge #intégral

Lalignerouge

Ils viennent de me passer les menottes.

Je grimace à l’intérieur des lèvres.

À peine mal mais je grimace de cette douleur sourde qui affleure depuis si longtemps à chacun de ses mots barbares. Elle se taira maintenant cette douleur.

Car il ne parlera plus jamais.

Garde du corps je fus de cet homme-là pendant quinze ans.

Recruté à ma sortie du régiment de paras.

Il était venu faire son marché in situ dans la cour de la caserne.

Connaissait bien l’endroit car il avait été para lui aussi. L’Indo. L’Algérie.

–   Cherche un gars baraqué et courageux, un gars qui en a dans le pantalon, il avait dit en riant de sa bouche humide et ridée.

J’avais fait l’affaire.

Ça n’avait pas traîné.

Choisi surtout parce que ma peau est très foncée.

–   Ça clouera le bec à tous ceux qui me traitent de raciste, il avait lâché devant le colonel. Sans même me regarder dans les yeux.

J’avais dit oui parce que j’aime les défis.

Fils de Tirailleur algérien je suis.

Mon père libéra Marseille aux côtés des Tabors marocains.

L’assaut à Notre-Dame de la Garde en août 44, il en fut.

Patriote il s’était dit. Ça m’avait bien plu. J’aime ma patrie moi aussi.

L’avais salué au garde-à-vous.

Ensuite, j’étais parti du régiment à ses côtés.

Avions marché au pas je crois en avançant vers sa voiture.

Lui, fredonnait un chant militaire.

« Contre les Viets, contre l’ennemi

Partout où le devoir fait signe

Soldats de France, soldats du pays

Nous remonterons vers les lignes »

Je me souviens.

Il m’avait d’entrée glissé quelques gros billets dans les poings et montré ma chambre.

Une piaule à l’étage de sa propriété aux murs blancs gardés par des chiens aussi baveux que gros.

Leur ressemblait un peu je trouve.

–  Tu dormiras là. Je te sonnerai. Tiens-toi toujours prêt. Je voyage beaucoup. Tu m’accompagneras partout. Je suppose que tu sais conduire ?

Chauffeur je fis aussi.

La grosse Mercos, ça se conduit tranquille.

Lui derrière à passer ses coups de fils.

Toujours le costard impeccable, la cravate qui va bien, la pochette au revers assortie.

Une forme d’élégance qui jurait dès qu’il ouvrait la bouche et que pleuvaient les insultes au téléphone.

Lui derrière à engueuler le monde entier.

Moi devant à le mener à ses réunions, ses meetings, ses rendez-vous d’affaires.

Lui derrière à baver ses « bougnoules, négros, citrons, youpins, etc… »

S’excusait à peine ensuite, mais un peu quand même.

–  Toi, tu n’es pas pareil. Tu es fort. Tu es un soldat, il me disait.

C’est vrai que je suis un para et que je ne crains personne.

Il pouvait compter sur moi lorsque nous arrivions quelque part et que ça brassait sévère aux abords des salles de meetings.

Il était attendu. Banderoles, affichettes et slogans y’avait :

« Le fascisme ne passera pas ! » je lisais. Comprenais pas bien. Connaissais pas le fascisme. Jamais trop été à l’école, moi. Je le protégeais, lui traçais sa route jusqu’à l’entrée et surveillais les allées et venues dans la salle, le calibre en veille dans son étui, là, côté cœur.

Au retour dans la Mercos, me demandait de mettre l’un de ses disques préférés.

Les éditait, je crois.

En allemand ça chantait.

Il fredonnait derrière en remuant la tête. Ne connais rien à l’allemand mais c’était entrainant. Comme des marches militaires.

Quinze ans, donc, ça a duré.

Jamais eu à me plaindre de cette vie malgré les hurlements et les insultes.

Ai appris à les endurer.

J’en ai dans le pantalon, donc ne me suis jamais laissé traiter de melon.

Mais ce soir, il a franchi la ligne rouge avec son « Monseigneur Ebola qui peut régler en trois mois le problème de l’explosion démographique ».

En reprenant le volant, je lui ai fait remarquer que ça n’était pas joli de parler comme ça des gens qui souffrent.

Que dans le temps, en France aussi ils faisaient beaucoup de minots.

Lui ai parlé de mon père Tirailleur algérien.

–  Ferme-là, sale négro, il m’a lancé. T’occupe pas de ce que tu ne comprends pas !

Les flics ont gardé mon calibre.

Les menottes me serrent un peu aux poignets mais je me sens soulagé.

Lui, il vient de repartir dans une ambulance.

À la place de derrière, comme toujours.

Je viens de lui coller une balle dans la bouche.

 

 « La ligne rouge » est une fiction.

Toute ressemblance avec des personnes publiques ayant tenu des propos scandaleux dans la vraie vie n’est que pure coïncidence.

Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro 9 de la revue digitale La Nuit.

Que ses créateurs en soient ici une nouvelle fois remerciés.

Je vous invite vivement à vous abonner à La Nuit.

C’est très simple et cela coûte une euro par semaine. Pas plus.

 

La ligne rouge #7 (suite et fin)

Lalignerouge

En reprenant le volant, je lui ai fait remarquer que ça n’était pas joli de parler comme ça des gens qui souffrent.

Que dans le temps, en France aussi ils faisaient beaucoup de minots.

Lui ai parlé de mon père Tirailleur algérien.

–      Ferme-là, sale négro, il m’a lancé. T’occupe pas de ce que tu ne comprends pas !

Les flics ont gardé mon calibre.

Les menottes me serrent un peu aux poignets mais je me sens soulagé.

Lui, il vient de repartir dans une ambulance.

À la place de derrière, comme toujours.

Je viens de lui coller une balle dans la bouche.

(Fin)

 « La ligne rouge » est une fiction.

Toute ressemblance avec des personnes publiques ayant tenu des propos scandaleux dans la vraie vie n’est que pure coïncidence.

Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro 9 de la revue digitale La Nuit.

Que ses créateurs en soient ici une nouvelle fois remerciés.

Je vous invite vivement à vous abonner à La Nuit.

C’est très simple et cela coûte une euro par semaine. Pas plus. 

La ligne rouge #6

Lalignerouge

Au retour dans la Mercos, me demandait de mettre l’un de ses disques préférés.

Les éditait, je crois.

En allemand ça chantait.

Il fredonnait derrière en remuant la tête.

Ne connais rien à l’allemand mais c’était entrainant.

Comme des marches militaires.

Quinze ans, donc, ça a duré.

Jamais eu à me plaindre de cette vie malgré les hurlements et les insultes.

Ai appris à les endurer.

J’en ai dans le pantalon, donc ne me suis jamais laissé traiter de melon.

Mais ce soir, il a franchi la ligne rouge avec son « Monseigneur Ebola qui peut régler en trois mois le problème de l’explosion démographique ».

(à suivre)

La ligne rouge #5

Lalignerouge

C’est vrai que je suis un para et que je ne crains personne.

Il pouvait compter sur moi lorsque nous arrivions quelque part et que ça brassait sévère aux abords des salles de meetings.

Il était attendu. Banderoles, affichettes et slogans y’avait :

« Le fascisme ne passera pas ! » je lisais.

Comprenais pas bien.

Connaissais pas le fascisme.

Jamais trop été à l’école, moi.

Je le protégeais, lui traçais sa route jusqu’à l’entrée et surveillais les allées et venues dans la salle, le calibre en veille dans son étui, là, côté cœur.

(à suivre)

La ligne rouge #4

Lalignerouge

Chauffeur je fis aussi.

La grosse Mercos, ça se conduit tranquille.

Lui derrière à passer ses coups de fils. T

oujours le costard impeccable, la cravate qui va bien, la pochette au revers assortie.

Une forme d’élégance qui jurait dès qu’il ouvrait la bouche et que pleuvaient les insultes au téléphone.

Lui derrière à engueuler le monde entier.

Moi devant à le mener à ses réunions, ses meetings, ses rendez-vous d’affaires.

Lui derrière à baver ses « bougnoules, négros, citrons, youpins, etc… »

S’excusait à peine ensuite, mais un peu quand même.

–      Toi, tu n’es pas pareil. Tu es fort. Tu es un soldat, il me disait.

(à suivre)

La ligne rouge #3

Lalignerouge

Ensuite, j’étais parti du régiment à ses côtés.

Avions marché au pas je crois en avançant vers sa voiture.

Lui, fredonnait un chant militaire.

« Contre les Viets, contre l’ennemi

Partout où le devoir fait signe

Soldats de France, soldats du pays

Nous remonterons vers les lignes »

 Je me souviens. Il m’avait d’entrée glissé quelques gros billets dans les poings et montré ma chambre.

Une piaule à l’étage de sa propriété aux murs blancs gardés par des chiens aussi baveux que gros.

Leur ressemblait un peu je trouve.

–      Tu dormiras là. Je te sonnerai. Tiens-toi toujours prêt. Je voyage beaucoup. Tu m’accompagneras partout. Je suppose que tu sais conduire ?

(à suivre)

Lalignerouge

J’avais fait l’affaire. Ça n’avait pas traîné.

Choisi surtout parce que ma peau est très foncée.

–      Ça clouera le bec à tous ceux qui me traitent de raciste, il avait lâché devant le colonel. Sans même me regarder dans les yeux.

J’avais dit oui parce que j’aime les défis.

Fils de Tirailleur algérien je suis. Mon père libéra Marseille aux côtés des Tabors marocains.

L’assaut à Notre-Dame de la Garde en août 44, il en fut.

Patriote il s’était dit. Ça m’avait bien plu.

J’aime ma patrie moi aussi. L’avais salué au garde-à-vous.

(à suivre)

 

 « La ligne rouge » est une fiction.

Toute ressemblance avec des personnes publiques ayant tenu des propos scandaleux dans la vraie vie n’est que pure coïncidence.

Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro 9 de la revue digitale La Nuit.

Que ses créateurs en soient ici une nouvelle fois remerciés.

Je vous invite vivement à vous abonner à La Nuit.

C’est très simple et cela coûte une euro par semaine. Pas plus. 

La ligne rouge #2

Lalignerouge

J’avais fait l’affaire. Ça n’avait pas traîné.

Choisi surtout parce que ma peau est très foncée.

–      Ça clouera le bec à tous ceux qui me traitent de raciste, il avait lâché devant le colonel. Sans même me regarder dans les yeux.

J’avais dit oui parce que j’aime les défis.

Fils de Tirailleur algérien je suis. Mon père libéra Marseille aux côtés des Tabors marocains.

L’assaut à Notre-Dame de la Garde en août 44, il en fut.

Patriote il s’était dit. Ça m’avait bien plu.

J’aime ma patrie moi aussi. L’avais salué au garde-à-vous.

(à suivre)

 

 « La ligne rouge » est une fiction.

Toute ressemblance avec des personnes publiques ayant tenu des propos scandaleux dans la vraie vie n’est que pure coïncidence.

Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro 9 de la revue digitale La Nuit.

Que ses créateurs en soient ici une nouvelle fois remerciés.

Je vous invite vivement à vous abonner à La Nuit.

C’est très simple et cela coûte une euro par semaine. Pas plus. 

La ligne rouge #1

Lalignerouge

Ils viennent de me passer les menottes. Je grimace à l’intérieur des lèvres.

À peine mal mais je grimace de cette douleur sourde qui affleure depuis si longtemps à chacun de ses mots barbares.

Elle se taira maintenant cette douleur. Car il ne parlera plus jamais.

Garde du corps je fus de cet homme-là pendant quinze ans.

Recruté à ma sortie du régiment de paras. Il était venu faire son marché in situ dans la cour de la caserne.

Connaissait bien l’endroit car il avait été para lui aussi. L’Indo. L’Algérie.

–      Cherche un gars baraqué et courageux, un gars qui en a dans le pantalon, il avait dit en riant de sa bouche humide et ridée.

(à suivre)

 

 « La ligne rouge » est une fiction.

Toute ressemblance avec des personnes publiques ayant tenu des propos scandaleux dans la vraie vie n’est que pure coïncidence.

Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro 9 de la revue digitale La Nuit.

Que ses créateurs en soient ici une nouvelle fois remerciés.

Je vous invite vivement à vous abonner à La Nuit.

C’est très simple et cela coûte une euro par semaine. Pas plus. 

Carnet d’Afrique #6

femmes

Rares. Les Blancs se font rares.
Quelques Toubabs ventrus traînent leurs rides et leurs 4X4 en direction des serveuses aux tresses brillantes. Les yeux accrochés aux doigts sarments des demoiselles. Osent à peine deviner leurs dents du bonheur au creux de leurs lèvres divines. Il faudrait se taire. Surtout ne rien dire qui vienne gâcher ces secondes de grâce fugace. Mais ils ne savent goûter ce suc. Ignorent le sel du silence. Murmurent un vague compliment sur le tissu de leurs boubous. Aucun regard en échange. À peine un merci susurré sans sourire. Les boissons servies, elles s’échappent d’un pas souple vers la caisse où tinte le petit bruit sec et maigre du franc CFA.
Leur richesse à partager avec qui saura approcher la vive et fière douceur de leur âme.

(à suivre)

Carnet d’Afrique #4

troisfemmes

 

À présent passent trois jeunes femmes en file indienne.
Chaloupent le long de la plage abîmée. Traces vivaces des tempêtes de mars. Coiffées de larges plateaux gris, elles se taisent sous le poids des feuilles de menthe. Avancent sur le chemin défoncé vers les paillotes désertes. Qui leur donnera quelques billets pour quelques fruits ? Peut-être les dégusteront-elles si le client s’obstine à se cacher loin d’ici. Croisent de vieux messieurs à sandalettes translucides. Semblent égarés dans leurs souvenirs. Barbiches blanches et chemises constellées de sueur sèche. Ne se retournent pas sur le passage des porteuses aux seins et aux reins qui dansent. Indifférents à leurs fesses bombées comme des djembés de musiciennes.

(à suivre)

Carnet d’Afrique #3

foot

Plus tard, l’océan lui tend la main.
Les garçons courent en groupe. Ils avancent à larges foulées au pied des palmiers. Lorsqu’ils s’arrêtent, tractions de jambes et de bras pour se muscler. Peu se lancent dans l’eau. La mer déroule sa robe bleue argent sans insister. S’exercent à la lutte. Colosses ou sauterelles. Tous, le corps doré de poussière de sable. Gri-gris à la taille ou au bras.
Le costume partagé c’est le maillot de foot. Entre les épaules, des noms de joueurs de rêve gravés sur les tissus souvent délavés et troués. Parfois, les shorts vont de paire. Ces parties de ballon sans cages ! Joyeuses et accrochées. Les jeunes jonglent, dribblent et dansent le beau jeu. Marquent peu. Savent-ils que le mirage du foot des riches leur restera mirage ? À moins d’un miracle.

(à suivre)

Carnet d’Afrique #2

P1020081

Il croise dès l’aube les enfants en guenilles.
Longent les baraques cousues de fer blanc. Mendient aux abords des échoppes où s’achète le pain quotidien, le lait en poudre et les bidons d’eau en plastique. Essaims de gamins faméliques. Épuisés. Escouades ensommeillées. Vidées. Des bras et des jambes secs et maigres comme des branchages rescapés du feu. Pleurs séchés au coin des paupières. Morve en filet sous les narines. À chacun sa cuvette en plastique jaune. Ne tinte que de quelques morceaux de sucre lancés par une femme en boubou bouton d’or et turban bleu outremer. Son fils à elle part à l’école en uniforme bleu ciel dans un bus blanc sans équivoque. « Dieu seul ». C’est écrit sur le flanc. Oui, Dieu bien seul face aux petits talibés qui se dispersent comme une volée d’insectes. Le regard de certains teinté de honte. Quelques visages masqués par la cuvette ou un coin de haillon.

(à suivre)

Carnet d’Afrique #1

Afrique1

 

La tiédeur poivrée le cueille en douceur au creux des narines.
S’en envelopper et avancer vers dehors. Retrouver l’Afrique dans l’attente. Immobile. Frissonnante pourtant. Revoir les éclopés affamés de pièces. Frôler les porte-faix aux aguets. Longer les voitures en vrac prêtes à filer sous les maigres étoiles. Les camions essoufflés et leurs chauffeurs électriques au seuil d’une nuit blanche. Les taxis-brousse hérissés de bidons, de cartons et de bagages ficelés au-dessus d’inscriptions dévotes. Les photos de marabouts scotchées aux vitres et aux pare-brise. Vénérés comme guides en médaillon et en affiches tutélaires. Ils protègent. C’est écrit dessus. Leurs turbans décolorés, pourtant. Leurs visages luisants. Leurs joues rondes impassibles. Cerclées de barbe bleue passée. Quel contraste avec les faces émaciées de ceux qui se compressent vers la portière. S’entassent derrière. Au volant, le conducteur porte un bonnet de laine écrue bistre. Trois cahots d’épaisse fumée et c’est le départ. S’engouffrer dans le noir vers le sud qui nous happe.

(à suivre)

 

Livres de ma vie / Haiku. Issa #3

Les cerisiers en fleurs. Ils inspirent les poètes japonais depuis des siècles. Leur floraison ne dure que quelques jours. Peut-être est-ce là que réside la source de l’adoration que vouent les Japonais à ces arbres magiques. Issa leur a dédié de nombreux haïkus. En voici quatre. Empreints d’un souffle qui tutoie l’universel.

 

HaikuIssa

 

« Fleurs de cerisier

dans la nuit – de belles femmes

descendant du ciel »

 

« Cerisiers la nuit

une musique du ciel

qu’écoutent les hommes »

 

« Ce monde imparfait

mais pourtant recouvert de

cerisiers en fleurs »

 

« Fleurs de cerisier –

au milieu d’elles se traîne

le genre humain ! »

 

 Copyright @ Editions Verdier

Livres de ma vie / Haiku. Issa #2

Une vie d’errance à observer le monde. Issa ne cessa de contempler la nature. À l’âge de 28 ans, il partit pour un pèlerinage à travers son pays. Crâne rasé et vêtu d’une simple robe. Il marcha pendant 7 ans. Entouré de fleurs, de vent et d’oiseaux.

 

HaikuIssa

 

« Hirondelles du soir

et pour moi un lendemain

sans le moindre but »

 

« Dans les fleurs de thé

ils s’amusent à cache-cache

les petits moineaux ! »

 

« Viens donc avec moi

et amusons-nous un peu

moineau sans parents »

 

Copyright @ Editions Verdier

Livres de ma vie / Oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor #3

Léopold Sédar Senghor fut fantassin de 2ème classe au 31ème régiment d’infanterie coloniale et passa deux ans dans un camp de prisonniers. Il n’oublia jamais ses camarades tirailleurs sénégalais qui perdirent la vie lors des deux conflits mondiaux. Témoin, ce vibrant poème qui leur est adressé. Il l’écrivit à Tours en 1938. Il résonne en moi d’autant plus fort que très tôt mon père m’a parlé Histoire. M’a raconté. À Marseille débarquèrent à l’automne 1914 les troupes coloniales – notamment les tirailleurs sénégalais et algériens – avant de rejoindre les soldats français au front.

 

Senghor

 

Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France

« Voici le Soleil

Qui fait tendre la poitrine des vierges

Qui fait sourire sur les bancs verts les vieillards

Qui réveillerait les morts sous une terre maternelle.

J’entends le bruit des canons – est-ce d’Irun ?

On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat inconnu.

Vous mes frères obscurs, personne ne vous nomme.

On promet cinq cent mille de vos enfants à la gloire

des futurs morts, on les remercie d’avance futurs morts obscurs

Die Schwarze Schande !

 

Écoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de la terre noire et de la mort

Dans votre solitude sans yeux sans oreilles, plus que dans ma peau sombre au fond de la Province

Sans même la chaleur de vos camarades couchés tout contre vous, comme jadis dans la tranchée jadis dans les palabres du village

Écoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles et sans yeux dans votre triple enceinte de nuit.

Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les larmes de vos femmes anciennes

–      Elles ne se rappellent que vos grands coups de colère, préférant l’ardeur des vivants.

Les plaintes des pleureuses trop claires

Trop vite asséchées les joues de vos femmes, comme en saison sèche les torrents du Fouta

Les larmes les plus chaudes trop claires et trop vite bues au coin des lèvres oublieuses.

Nous vous apportons, écoutez-nous, nous qui épelions vos noms dans les mois que vous mouriez

Nius, dans ces jours de peur sans mémoire, vous apportons l’amitié de vos camarades d’âge.

Ah ! puissé-je un jour d’une voix couleur de braise, puissé-je chanter

L’amitié des camarades fervente comme des entrailles et délicate, forte comme des tendons.

Écoutez-nous, Morts étendus dans l’eau au profond des plaines du Nord et de l’Est.

Recevez ce sol rouge, sous le soleil d’été ce sol rouge du sang des blanches osties

Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais

MORTS POUR LA RÉPUBLIQUE ! »

 

Copyright @ Editions du Seuil

Livres de ma vie / Oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor #2

Le chantre de la négritude – il fut aussi le premier président de la république du Sénégal – écrivit aussi nombre de poèmes d’amour d’une beauté absolue. Inspirés notamment par sa femme Colette. « Avant la nuit » est extrait de ses Lettres d’hivernage. L’hivernage de la Femme. Avec un F majuscule comme il aimait l’écrire pour les célébrer toutes.

Senghor

Avant la nuit

 

« Avant la nuit, une pensée de toi pour toi, avant que je ne tombe

Dans le filet blanc des angoisses, et la promenade aux frontières

Du rêve du désir avant le crépuscule, parmi les gazelles de sable

Pour ressusciter le poème au royaume d’Enfance.

 

Elles vous fixent étonnées, comme la jeune fille du Ferlo, tu te souviens

Buste peul flancs, collines plus mélodieuses que les bronzes saïtes

Et ses cheveux dressés, rythmés quand elle danse

Mais ses yeux immenses en allés, qui éclairaient ma nuit.

 

La lumière est-elle encore si légère en ton pays limpide

Et les femmes si belles, on dirait des images ?

Si je la revoyais la jeune fille, la femme, c’est toi au soleil de Septembre

Peau d’or démarche mélodieuse, et ces yeux vastes, forteresses contre la mort. »

 

Copyright @ Editions du Seuil

Livres de ma vie / Se taire est impossible

Je me souviens de Buchenwald. J’ai 15 ans et découvre ce camp de concentration, situé près de Weimar. RDA à l’époque. Buchenwald. Forêt de bouleaux, je traduis. J’aime tant la langue allemande. Buchenwald. Vestige d’un temps qui me semble si proche, moi qui suis né en 1954… Chambres à gaz, crématoires, infirmerie, monceaux de cheveux et de lunettes et de dents en or. Et ces listes de noms de personnes assassinées par les nazis. Je découvre à 15 ans que les humains sont capables de se faire ce que même les loups ne se font pas. Je me souviens de mes sanglots retenus alors et de mon sang qui se glace, bien plus tard, à la lecture de ce petit livre d’échanges entre deux rescapés des camps de la mort, Jorge Semprun et Elie Wiesel, 50 ans après la fin de la seconde guerre mondiale.

Setaireestimpossible

 

« J.S. : Moi, je descendais dans le petit camp depuis l’automne 1944 pour voir certains amis, certaines personnes, qui étaient par exemple dans la baraque des invalides, la baraque 56. Halbwachs, qui avait été mon professeur à la Sorbonne, er Maspero, le père de François Maspero, qui était aussi un grand orientaliste. Et on voyait les conditions de vie du petit camp. Mais elles se sont détériorées brutalement.

E.W. : Fin janvier. Je me souviens que devant la grande baraque de la quarantaine, pour nous chasser, on nous aspergeait avec de l’eau. Avec de l’eau glacée devant la baraque. On devenait des glaçons. ET j’étais avec mon père. Et puis mon père n’était plus mon père. Mon père était mort. Et puis en fait, je ne connaissais plus Buchenwald. Je n’ai plus vécu. Donc à partir de ce jour-là jusqu’à la Libération, je n’étais plus là.

J.S. : Oui, tu le dis dans ton livre. Toutes ce semaines, où machinalement, de façon presque inconsciente, tu faisais un certain nombre de gestes, parfois il t’arrivait de jouer aux échecs sans savoir ce que tu faisais, et en même temps. Tu étais déjà…

E.W. : Je n’étais plus là. Je n’ai vécu que pour mon père. Parce que je savais que ma petite sœur, ma mère, n’étaient plus là. Les grandes sœurs, j’avais espéré bien sûr qu’elles étaient encore en vie. Mais c’était mon père. Toi, tu comprends, tu avais une vie active à l’intérieur du camp, tu savais pourquoi tu étais là, tu étais résistant, tu te battais, tu faisais partie de la Résistance. Moi j’étais un « musulman », comme on disait à l’époque n’est-ce pas, j’étais un objet. Je ne savais pas ce qui se passait. »

Copyright @ Mille Et Une Nuits & Arte Éditions

Livres de ma vie / Dictionnaire des mots rares et précieux #4

Verbes à foison dans la langue française. L’une de ses richesses. Peut-être la plus précieuse. Le verbe teinte. Nuance. Il invite au voyage. Dans l’espace et dans le temps. Difficile à conjuguer parfois mais on lui pardonne. En voici trois, en D. Comme deviner ou débroussailler. À vous de faire rouler les dés.

dictionnaire des mots rares et précieux

DÉBACLER, v.tr. Mar. Faire sortir d’un port les vaisseaux vides afin de permettre aux bateaux pleins d’y venir décharger à leur tour.

DÉCOMPOTER, v.tr. Agric. Modifier l’ordre dans lequel se suivent les semailles et les fumures.

DUIRE, v.tr. Vieux mot qui a signifié accoutumer, dresser, et qui ne s’est conservé que dans le vocabulaire de la fauconnerie, où l’on dit duire un oiseau pour l’apprivoiser et lui enseigner à chasser.

Livres de ma vie / Dictionnaire des mots rares et précieux #3

Mots déguisés. Mots caméléons. Mots qui prennent un malin plaisir à nous induire en erreur. De nous entraîner sur de fausses pistes. Mots mosaïques. Précieux et mystérieux. Planqués derrière leur parure trompeuse. En voici trois en C. C comme cache-cache.

dictionnaire des mots rares et précieux

CANON, n.m. Archéol. Pot à onguent. // Art. vétér. Partie de la jambe du cheval comprise entre le genou et le boulet. // Cost. Ornement d’étoffe attaché au bas d’une culotte, parure fort en vogue au XVIIIème siècle. // Techn. Corps d’une seringue. Pièce de la serrure qui reçoit la clé. Partie forée de la clef. Bâton de soufre. Instrument à l’usage des repasseuses pour tuyauter les dentelles. Tuyau de la plume d’oie. // Imprim. Nom donné à des caractères d’imprimerie qu’on emploie principalement pour des affiches. // Métrol. Petite mesure pourles vins d’une capacité d’un huitième de litre.

CARCAN, n.m. Collier d’orfèvrerie autrefois porté par les femmes.

CATIN, n.m. Bassin de réception du métal en fusion dans les fours à réverbère.

Livres de ma vie / Dictionnaire des mots rares et précieux #2

Mots de métiers, mots de labeur, mots qui soulignent un défaut, une anomalie. Mots qui se rapportent à l’écrit, à son histoire. La lettre B en regorge. En voici trois, pour la bonne bouche.

dictionnaire des mots rares et précieux

 

BATTITURE, n.f. Se dit des petits fragments de métal incandescent qui jaillissent sous les coups du marteau de forge.

BLÉSITÉ, n.f. Vice de prononciation proche du zézaiement et consistant à substituer une consonne faible à une plus forte

BOUSTROPHÉDON, n.m. Paléogr. Manière d’écrire alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, à l’imitation des sillons d’un champ. Les plus anciennes inscriptions grecques sont en boustrophédon.

Copyright @  les Éditions 10/18, sous la direction de Jean-Claude Zylberstein

Livres de ma vie / Dictionnaire des mots rares et précieux #1

Toujours aimé les mots. Pour leur sonorité surtout. Bavard depuis le berceau, toujours raffolé des mots dits, dictés, criés, lâchés en douceur ou énoncés. Et puis les accents. Tous les accents. Le pointu de Paris, le traînant de Corse, le brut de Lorraine et surtout les accents venus d’ailleurs. D’autres pays. Mon grand-père zurichois roulait les r et promenait des sonorités germaniques que j’adorais. Jesùs, mon ami de Valencia a du mal avec les g et les v. J’admire sa volonté d’apprendre. Son application. Je déteste les gens qui se moquent du français parlé avec les accents du monde.

J’aime aussi les mots qui ouvrent des horizons poétiques ou mystérieux ou les deux à la fois. Les mots rares. Ceux que l’on n’entend plus. Ceux que je n’ai jamais entendus. Dont j’ignore le sens. Rares et précieux. Rassemblés dans un petit dictionnaire où je me plongerai de temps en temps ici en vous invitant à picorer avec moi quelques pépites.

dictionnaire des mots rares et précieux

ABROUTI, E, adj. Bois abrouti : dont les pousses ont été broutées par le bétail.

ACCON ou ACON, n.m. Navig. Chaland de faible tirant d’eau. // Embarcation utilisée dans les parcs à huîtres et à moules // Petit bateau plat permettant d’aller sur les vasières.

ALLEMANDERIE, n. f. Techn. Atelier de forge où l’on tranforme le fer en barres calibrées.

 

Copyright @  les Éditions 10/18, sous la direction de Jean-Claude Zylberstein

Livres de ma vie / B comme Bruegel #4

La Fenaison. La campagne en été. Les travaux des champs. Hommes, femmes et bêtes. Les origines. Les racines communes. C’est comme si Bruegel nous faisait entendre leurs gestes en nous reliant à nos ancêtres paysans. Paysage où règne la paix. Horizon dégagé ouvert sur d’autres contrées peuplées de gens de la terre. On se prend à imaginer que la rivière nous entraine vers la mer. Ces travailleurs des campagnes ne la connaîtront sans doute jamais.

IMG_2462

R comme Reportage

« Bruegel est comme un journaliste qui ferait un reportage en images. Dans les campagnes, l’œil aux aguets, il observe les paysans qui travaillent puis, de retour dans son atelier, il peint des scènes qui racontent la vie des gens de son temps. Il ne cherche pas alors à inventer des histoires mais à décrire les choses telles qu’elles sont.

Un jour, un riche amateur d’Anvers lui passe une commande qui lui fait grand plaisir : une série de tableaux représentant les saisons pour décorer sa maison. Bruegel peint la fin de l’hiver lorsque tout est humide et sombre et le début de l’été quand les fruits sont si bons, il peint l’été doré des moissons et la venue de l’automne. Il peint l’hiver tout blanc et le froid et la glace.

À chaque saison sa couleur : jaune pour le plein été, bleu pour le printemps, brun pour l’automne. Ici pour ce radieux mois de juillet, l’un des six panneaux peints par Bruegel, c’est le vert qui domine ».

Fenaison

Copyright @ Réunion des Musées Nationaux. Collection dirigée par Marie Sellier

Livres de ma vie / B comme Bruegel #3

Les Mendiants. Affreux et abandonnés. Esseulés déjà en ces temps reculés. Rien ne change. Contemporains donc ces estropiés. Tant et tant croisés dans nos villes. Les guerres et la misère ne cessent de lâcher leurs terribles semailles. Siècle après siècle. Nos indifférences demeurent. Tableau universel. Le seul de Bruegel conservé au musée du Louvre à Paris.

IMG_2462

M comme Mendiants

« C’est une toute petite peinture, à peine plus large qu’une page de ce livre. On y voit cinq mendiants, cinq estropiés dans un petit jardin en friche. Ils sont déguisés. Ces tuniques piquées de queues de renard, ces chapeaux de carnaval, c’est sans doute pour attirer l’attention des gens : « S-il vous plaît, Monseigneur, une petite pièce, pour un pauvre cul-de-jatte ! »

Derrière les mendiants agglutinés, derrière la femme qui trottine vers la droite, une assiette à la main, une allée s’échappe vers un porche. Au-delà, on découvre des arbres au feuillage argenté, un coin de ciel bleu… Comme si Bruegel avait voulu opposer l’univers des hommes, imparfait, torturé, à la nature si sereine, si parfaite. La folie de l’un à l’harmonie de l’autre. »

Mendiants

Copyright @ Réunion des Musées Nationaux. Collection dirigée par Marie Sellier

Livres de ma vie / B comme Bruegel #2

La chute d’Icare. Un tableau ouvert comme un continent. Des hommes au bord d’un monde connu. La campagne et la mer. Ce monde me parle. Comme familier il est. Le laboureur derrière son cheval. Le regard fixé sur le soc et le sillon à naître. Le berger rêveur. Les yeux au ciel tandis que ses moutons paissent comme au bord d’une falaise. La caravelle. Voiles arrondies de vent. Coque géante et à quelques vaguelettes de là, deux jambes roses. Les jambes d’Icare. Du personnage mythologique, Bruegel ne nous montre que les gambettes. Noyade ? Nul ne le sait. Ce simple détail compte peu en fait, face à la beauté du monde. Les îles au loin, l’horizon, le soleil levant, d’autres bateaux et au-delà, une cité. Un port où vivent et travaillent d’autres hommes. J’ignore pourquoi mon regard a peu voyagé vers la droite du tableau. À peine aperçu le pêcheur. Ai imaginé les montagnes blanches comme un iceberg monstrueux. Quant à Icare…

IMG_2462

I comme Icare

« D’abord, on ne voit qu’un laboureur qui travaille avec application, indifférent au paysage qui l’entoure. Le jour se lève à l’horizon, une brise légère gonfle les voiles du navire… Tout est calme et splendide. Mais comme ce tableau est intitulé La chute d’Icare, on cherche Icare ! Où est-il ? Où est l’homme-oiseau, le premier fou volant qui réussit à s’élever dans les aires avec des ailes de plume et de cire ?

On découvre le berger qui rêve en gardant ses moutons, le pêcheur sur la berge qui lance de nouveau sa canne. Et puis soudain on voit ces jambes qui s’agitent, cette main, ces plumes qui tourbillonnent. Le voici, Icare ! À trop vouloir s’approcher du soleil, il s’est brûlé les ailes. La cire a fondu et il est tombé. C’est la fin de l’aventure que Bruegel a choisi de peindre, comme pour dire : « Voilà à quoi mène l’orgueil ! »

XIR3675

Copyright @ Réunion des Musées Nationaux. Collection dirigée par Marie Sellier

Livres de ma vie / B comme Bruegel #1

Sur le rayon peinture de ma bibliothèque, ce petit livre de la collection « L’enfance de l’art » acheté il y a quelques années au Musée Guggenheim de Bilbao. Bruegel. Pierre dit l’Ancien. Lumière douce, monstres, paysages à l’italienne inspirés par un voyage près de la Méditerranée après une traversée de la France et du Mont Cenis. Ce petit livre a réveillé en moi la sensation rare d’être happé, transporté vers un pays fantastique. Je me souviens. Jeune j’étais. Des heures passées à nommer les miniatures. A détailler chaque personnage. Chaque scène. B comme Bruegel est un merveilleux sésame pour donner envie aux enfants – et aux grands aussi – d’approcher l’œuvre de celui que l’on surnommait « le second Bosch ».

IMG_2462

G comme Galipettes

« Attention ! Ici on joue. On fait des galipettes ou le poirier, on court derrière un cerceau, on fait une partie de dé, d’osselets ou de toupie… Mais attention ! Jouer ne veut pas dire s’amuser. Pas de joie, souvent même pas d’expression du tout sur le visage de ces enfants qui ressemblent si peu à des enfants. Ce sont des adultes miniatures, presque des automates, qui s’appliquent à jouer pour passer le temps.

Sur ce même tableau, Bruegel a regroupé plus de quatre-vingt jeux différents, comme s’il avait voulu réaliser une page d’encyclopédie illustrée. Le regard est attiré par les taches rouges et bleues des vêtements qui se détachent bien sur le sol ocre. On navigue d’un groupe à l’autre. Et soudain on découvre un détail insolite : là, encadrée par l’ogive du préau, une petite fille accroupie… fait pipi ! »

Les_jeux_d'enfants_Pieter_Brueghel_l'Ancien

 

Copyright @ Réunion des Musées Nationaux. Collection dirigée par Marie Sellier

 

Livres de ma vie / La Gloire de mon père #3

L’attrait des mots. Se sentir happé par leur charme. Leur sonorité. Leur géographie dans la phrase. Voyelles parmi les consonnes au cœur des mots. Les nommer, les répéter, au risque de prendre la mention « bavard » sur chaque bulletin trimestriel, de la 6ème à la Terminale. Pas forcément de quoi vous donner une belle note au Bac Français mais qu’importe. Les mots. Compagnons de nos vies. Trésors à portée de bouche et de main et de clavier. Les chérir aussi dans les autres langues du monde, et notamment la langue occitane qui résonnait souvent aux oreilles du petit Marcel Pagnol.

 

LaGloiredemonpère

« D’ailleurs, ce qu’ils disaient ne m’intéressait pas. Ce que j’écoutais, ce que je guettais, c’était les mots : car j’avais la passion des mots ; en secret, sur un petit carnet, j’en faisais une collection, comme d’autres font pour les timbres.

J’adorais grenade, fumée, bourru, vermoulu et surtout manivelle : et je me les répétais souvent, quand j’étais seul, pour le plaisir de les entendre. Or, dans les discours de l’oncle, il y en avait de tout nouveaux, et qui étaient délicieux : damasquiné, florilège, filigrane, ou grandioses : archiépiscopal, plénipotentiaire.

Lorsque sur le fleuve de son discours je voyais passer l’un de ces vaisseaux à trois ponts, je levais la main et je demandais des explications, qu’il ne me refusait jamais. C’est là que j’ai compris pour la première fois que les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images. »

Livres de ma vie / La Gloire de mon père #2

À la maison, pas de voiture avant je ne sais plus quand. De toutes façons, mon père détestait conduire. Alors, le samedi c’était en bus que nous montions à Gémenos. Aux Quatre Chemins, nous descendions. Mon grand-père venait me chercher pour me chaler en vélomoteur. Je me souviens de sa nuque parfumée de sueur. Teintée de champs et de fleurs. Ce parfum m’accompagnait jusqu’à la ferme où nous attendait Mémé Hélène. Le « messager des vacances » dont Marcel Pagnol guettait l’arrivée, c’était Pépé.

LaGloiredemonpère

« C’était une charettte bleue, d’un bleu délavé, qui laissait trasparaître les fibres du bois. Les roues très hautes avaint un jeu latéral considérable : quand elles arrivaient à bout de jeu, c’est à dire à chaque tour, il y avait un choc tintant. Les cercles de fer tressautaient sur les pavés, les brancards gémissaient, les sabots du mulet faisaient sauter des étincelles… C’était le chariot de l’aventure et de l’espoir…

Le paysan qui le conduisait n’avait ni veste ni blouse, mais un gilet tricoté, d’une laine épaisse, feutrée par la crasse. Sur la tête, une casquette informe, à la visière ramollie. Cependant, de belles dents blanches brillaient dans un visage d’empereur romain. Il parlait provençal, il riait et faisait claquer une longue lanière au bout d’un manche de jonc tressé.

Aidé de mon père, et grandement gêné par les efforts du petit Paul (qui s’accrochait aux plus gros meubles en prétendant les transporter), le paysan chargea la charrette, c’est à dire qu’il y entassa le mobilier en pyramide. Il en assura ensuite l’équilibre par un treillis de cordes, cordelettes et ficelles, et jeta sur le tout une bâche trouée. Alors, il s’écria en provençal :

« Cette fois-ci, nous y sommes ! » et il alla prendre la bride du mulet, qu’il fit démarrer au moyen de plusieurs injures blessantes, accompagnées de violentes saccades sur le mors du peu sensible animal. »

 

Livres de ma vie / La Gloire de mon père #1

Fils d’instituteur je suis. Paul James Schulthess enseigna aux petits Marseillais pendant plus de trente ans. Je fus son élève. Pas simple mais quelle fierté, malgré la sévérité du bonhomme. Lire La Gloire de mon père, ce fut d’abord une histoire de fierté, je crois. Rencontrer Marcel dès l’enfance et partager cette admiration pour celui qui apprend, qui transmet.

Ce livre est gravé à vie aussi parce que j’ai passé tant et tant de dimanches et de vacances au pied du Garlaban, à Gémenos, chez ma grand-mère Hélène et Paul son ouvrier agricole de mari. Les parents de mon père. Je n’en oublie ni la lumière ni les parfums. Je les retrouve à l’identique dans ce premier tome des Souvenirs d’enfance, publié en 1957 par Marcel Pagnol. Trois ans après ma naissance.

LaGloiredemonpère

« Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers.

Garlaban, c’est une énorme tour de roches bleues, plantée au bord du Plan de l’Aigle, et immense plateau rocheux qui domine la verte vallée de l’Huveaune.

La tour est un peu plus large que haute : mais comme elle sort du rocher à six cents mètres d’altitude, elle monte très haut dans le ciel de Provence, et parfois un nuage blanc du mois de juillet vient s’y reposer un moment.

Ce n’est donc pas une montagne, mais ce n’est plus une colline : c’est Garlaban, où les guetteurs de Marius, quand ils virent, au fond de la nuit, briller un feu sur Sainte-Victoire, allumèrent un feu de broussailles : cet oiseau rouge, dans la nuit de juin, vola de colline en colline, et se posant enfin sur la roche du Capitole, apprit à Rome que ses légions des Gaules venaient d’égorger, dans la plaine d’Aix, les cent mille barbares de Teutobochus . »

Livres de ma vie / Marsiho #7 / (suite et fin)

Rester. Partir. Passer sa vie entre mer et collines ou s’escaper, mettre les voiles, changer d’horizon, désirer un ailleurs inconnu. Dilemme profond pour nombre de Marseillais. Beaucoup le tranchent en demeurant dans la ville natale. D’autres boulèguent. J’en suis. Mais toujours revenir… car ici, qu’est-ce que l’on voyage !

AndréSuares

« …Celui qui naît et grandit à Marseille n’a pas besoin de partir : il est déjà parti. Comme ils rencontrent tous les visages et tous les peuples de la terre, entre les allées de Meilhan et les ports, la plupart de enfants ne rêvent pas de voir le monde. Un petit nombre d’autres brûle, au contraire, de tout quitter et de mettre le cap sur le large. Plus fort que le désir de voyage, le désir de la mer ; et plus que le désir de la mer, la nostalgie d’ailleurs. Où ? Ailleurs. À quelle fin ? Ailleurs. Pour quoi ? Ailleurs est le nom du pays inconnu, le plus beau des pays. Ailleurs, le pays où l’on n’est pas et où l’on pourrait être ; celui où nul n’a été, jusqu’à ce qu’on y soit.

À Marseille, comme dans tous le grands ports, l’indigène aime la mer à la façon des riverains amis de leur fleuve ou de leur rivière. Pour eux, la mer est la belle eau familière, l’air plus vif, l’aventure d’une demi-journée, le plus large rire de la nature, les bains dans le flot doré, le canot et la pêche.

Mais les amants d’Ailleurs ont pour la mer une toute autre passion. Jour et nuit, les mâts tissent le filet de la séduction, et le cœur du jeune homme fait nœud à chaque maille. Il ne dort plus. Que de navettes sur le ciel du Vieux Port ! Il est pris aux rets de sa convoitise… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffitte

Livres de ma vie / Marsiho #6

Saint-Victor. Antique église aux cloches tonitruantes. Nichée au-dessus du Vieux Port. Ferveur des prières en son sein. C’est ici que mon père m’emmena écouter mes premiers concerts de musique classique. Bach, Mozart. Souvenir d’un recueillement profond souligné par la magique austérité de ce lieu auquel Suarès déroule ce splendide tapis coloré.

AndréSuares

 

« … Il fait grand jour rouge au-dehors ; mais ici, passé la porte, c’est la fraicheur et l’ombre d’une demi-nuit. Saint-Victor est la seule église de Marseille. Il y a bien la première cathédrale, la vieille Major : elle est morte ; elle rentre sous terre : collé à son flanc, la nouvelle l’a tuée.

Énorme et vide, riche et sans beauté, cette parvenue n’est pas vivante elle-même. Saint-Victor, au contraire, lance le profond regard de l’âme fidèle sur sa petite place étroite : esplanade déserte, au-dessus du Vieux Port, verte et noire, l’herbe entre les pavés et parfois un vol de mouettes, la solitude ne démantèle pas cette église de sa rude et chaude vie.

Quel fort rendez-vous elle donne au mistral sur cette terre : il la prend debout au nez, ou par le travers de la joue ; il va l’emporter. Toute pesante et toute assise qu’elle est, s’il la saisit par dessous, la vieille église des marins s’élèvera d’un seul coup dans le ciel, magnifique quatre ponts de pierre, en partance vers les échelles du Paradis. Intacte, Saint-Victor serait la plus ancienne basilique de la France.

Telle quelle, dans son armure roide, elle est de la flotte militante : elle parle à la ville païenne la langue du plus vieil âge chrétien. Elle est carrée en ses tours, en ses créneaux, en tout son plan… »

La suite du texte – écrit je le rappelle en 1929 – revêt une « sonorité » qui choque pour le moins :

« C’est une forteresse de prières contre les mécréants, contre les Arabes et les « Teurs », s’il y en a : sa carrure, en tout, s’oppose au croissant. Elle est guerrière et bonne femme.»

85 ans après, ces phrases font mal aux yeux, plus que jamais. Une douleur à peine adoucie par la suite du texte :

« Solide citadelle contre les Infidèles, elle est aussi le refuge contre contre les infortunes de la mer, les tempêtes et les orages. Toujours dans l’ombre, une forme prosternée prie, un fichu noir sur une jupe de laine noire : femme de pêcheur, femme de malheur ; mère de marin, mère de chagrin. »

Copyright  @ Editions Jeanne Laffitte

Livres de ma vie / Marsiho #5

Le cabanon. Mythe marseillais sauf pour la poignée de cabanoniers qui y passent encore du temps, aux Goudes ou à Sormiou, comme avant eux leurs ancêtres. La pêche sur les rochers, mon grand-père Marseillais d’adoption – il émigra de Zürich en 1923 – m’y emmenait enfant. À l’époque, la pêche était abondante. Aujourd’hui, restent les mots d’André Suarès…

 

AndréSuares

 

« … Le rêve de chacun est d’avoir une de ces cases en nougat coiffées de tuiles. Là, ils vont en tous temps du samedi au lundi. En été, ils s’y installent, les uns sur les autres. Chacun chez soi et tous presque en commun. On voisine, on se querelle, qui est une façon de voisiner encore. On se parle au-dessus du mur. La fumée d’une pipe croise l’autre. Les enfants jouent, se battent et braillent ensemble.

Quelques hommes vont à la pêche sur les rochers ; ils partent de bon matin, leurs lignes hautes contre l’épaule, le veston ouvert, la chemise de flanelle béante ; et tous ont le même air de soldats hilares, d’heureuse troupe qui descend à la conquête du poisson. Ceux qui ne pêchent pas ne sont pas moins avides que les autres de rascasse, de girelles, de gobis, de crabes, de tout ce qui entre dans la bouillabaisse. Et faute de bouillabaisse, il y a toujours l’aïoli.

Une heure avant midi, tous les cabanons sont frottés à l’ail, chapons offerts au soleil. L’homme bat lui-même la purée à l’huile dans le mortier, et la tourne dure et jaune : que la femme ne s’en mêle pas, et même qu’elle n’approche pas, fût-ce du souffle : elle la ferait tourner… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffite

Livres de ma vie / Marsiho #3

Toujours été attiré par les langues du monde, depuis tout petit. Grands pères zurichois et corse, grand-mère anglaise et suisse romande, l’autre provençale. Jamais échappé à l’appel des sangs mêlés. Mon premier cours d’allemand reste comme l’un des plus beaux souvenirs de ma vie. Une vie passée à l’ombre de la langue provençale, hélas. Ma grand-mère maternelle le parlait pourtant au village. Là où petite on la punissait à l’école lorsqu’elle l’utilisait. Là où je l’entends encore raconter ses matinées avec sa copine Clara, sur le banc près de la place. Le provençal, je le comprends s’il s’énonce sans vitesse. J’en aime les sonorités et la poésie. J’envie André Suarès de l’avoir côtoyé de près à Marseille. Où jamais au grand jamais, je ne l’ai entendu. Hélas…

 

AndréSuares

 

« … Le provençal qu’on parle à Marseille n’est pas tout à fait celui d’Arles ou d’Avignon. Encore moins le parler de la montagne : plus câlin que celui-ci, plus âpre que celui-là. Mistral le goûtait fort, le meilleur des juges. Les différences sont d’intonation et d’accent plus que dans les mots ; pourtant, une oreille exercée y est sensible. Les finales ne sont pas les mêmes à Marseille et dans la pure langue de Maillane. Le provençal de Marseille et de Gardanne a je ne sais quoi d’un peu plus dur, à la fois, et de plus chaud que celui du Rhône : il a un son plus antique. Les « I »  se glissent près des « S » et des « O », pour donner aux paroles un fil plus aigu, où il me semble reconnaître un reste de voix grecque. En vérité, de Foz et de Berre à Cassis, il ne faut jamais oublier la Grèce, si l’on veut comprendre le fond du pays. Le secret perdu se retrouve aux lèvres de Phocée. D’ailleurs, les femmes de la halle aux poissons et les jardinières de La Pomme ou de La Treille ont un mordant qui emporte le morceau. On jure et on prie, dans le provençal de Marseille, avec la même abondance et la même verdeur véhémente qu’en russe et en catalan… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffitte

Livres de ma vie / Marsiho #2

J’ai passé les deux premières années de ma vie dans le quartier du Panier, rue des Belles Écuelles. Non loin de la place des Moulins, en haut, et de la place Sadi Carnot, en bas. Parmi mes souvenirs marquants, il y a un coup de feu. Le meurtre d’un homme, un matin, juste en bas de l’immeuble. Il gisait en plein soleil. La tête ensanglantée, il était affalé dans le caniveau. Ce souvenir est en fait le récit que mes parents m’ont fait de cette scène. Depuis, la place et le meurtre exercent sur moi une étrange fascination. J’aime les décrire, les raconter. Places et meurtres peuplent certaines de mes nouvelles. Ce splendide extrait de Marsiho d’André Suarès sonne comme un écho puissant et singulier à cet attrait né sans aucun doute un matin de 1955 ou 1956 dans une rue de Marseille.

AndréSuares

« … Sous le ciel d’azur, rire éclatant, il y a dix coins marqués pour le meurtre. Ce sont des places régulières, des trapèzes biscornus qui s’espacent au soleil entre deux ou trois pâtés de grosses maisons. Terrains vagues, lieux de démolitions, ils semblent piqués de décombres, jalonnés pour le crime et lotis au guet-apens. Les pavots du sang doivent pousser sur ces champs arides : ils attendent la saison.

Que le ciel est heureux qui les illumine, qu’il laisse tomber de haut le miel de la lumière sur ces dartres galeuses de la peau d’une ville ! Rien ne ressemble moins au coupegorges des ruelles sinistres, dans les vieilles cités à l’ombre des cathédrales. Ici, tout se fait en plein soleil. Quelle merveille dans une ville où comme partout, le style moderne commande l’hypocrisie et la lâcheté.

Au beau milieu de la cité, dans le centre de la ruche, là où grouille la foule, les carrefours prédestinés haussent une large épaule, étirent leurs membres de plâtre gris, et dressent leurs bosses de terre battue. Tantôt plus couverte de gens qu’une charogne de vermine et tantôt déserte comme un cimetière à minuit, la place est un champ clos.

J’en sais une, les lignes courbes, la rue qui fuit, les ruelles qui s’amorcent en serpents et en scorpions, mes murs aveugles d’une part, des murailles trouées en écumoire, de l’autre, tout y appelle le meurtre… »

Copyright @ Editions Jeanna Laffite

Livres de ma vie / Marsiho #1

J’inaugure aujourd’hui une série dédiée aux livres de ma vie, inspiré que je suis par la série histoire de mes livres de François Bon. Aucun parti pris chronologique ici non plus. Aucun projet critique. Juste le désir de partager des extraits et de raviver la fugace mémoire de l’instant premier, l’instant où le texte m’enveloppe soudain de sa grâce et ne me quitte plus. Parmi ces livres, Marsiho se détache en lettres de soleil. Je l’ai découvert et lu d’un seul trait l’an passé. C’était dans l’avion qui me menait retrouver ma fille aînée Noémie à Shanghai. André Suarès a écrit cet hymne à notre ville natale. D’un autre siècle, le Monsieur – né en 1868 – mais d’une plume si poétique et si puissante que depuis, Marsiho m’accompagne partout où je lance mes pas. En commençant par le commencement, le Vieux Port, loin des clichés qui m’exaspèrent.

AndréSuares

« … Ô foule innocente et abjecte, foule de tous les visages, foule vraie comme nulle part ailleurs ; foule non pas venue ici au seul rendez-vous du plaisir et des noces, mais poussée par le fatal exil et la rencontre fatale des ancres qui mouillent, des voyages qui commencent, toujours si jeunes, et des voyages qui finissent, toujours plus sombres et si vieillis ; des navires qui larguent les amarres, des paquebots qui accostent ; de la mer qui vomit les passagers et tous ses hôtes éphémères, tous les parasites d’un jour, sur le plancher solide de la terre.

Foule qui roule entre Joliette et le Vieux Port, confluent des départs. Notre-Dame de la Garde n’est qu’une balise. La Bonne Mère est toujours la bouée des bouées pour les marins toujours en partance. Départ, l’un des plus beaux mots qui soient, des plus riches en douleurs, en désirs, en délires.

J’ai vu bien des ports : les uns proclament la richesse et le commerce, comme Londres l’empire de la marchandise, de l’échange et de la banque ; d’autres affirment le travail ; d’autres l’entrepôt et la nourriture : d’autres encore le refuge. Ou le rejet de la misère humaine : il n’est point de port qui sonne le départ à l’égal de Marseille. Il pénètre au coeur de la cité ; il vient chercher l’homme au pied du lit, au saut du train. Tout y parle de départ, tout s’y précipite. Et d’autant plus que les rayons concentriques de la ville pullulent d’un peuple sédentaire : il semble ancré pour jamais dans la joie d’être où il est et le plaisir d’y vivre.

Au milieu de ce corps voluptueux, la bouillante matrice de tous les départs grouille d’êtres humains qui ne sont plus que des voyageurs et qui paraissent tous courir des gares aux grands navires, de la terre lourde et compacte à la vapeur légère et à la mouvante ondulation des ports… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffitte