Livres de ma vie / Marsiho #2

J’ai passé les deux premières années de ma vie dans le quartier du Panier, rue des Belles Écuelles. Non loin de la place des Moulins, en haut, et de la place Sadi Carnot, en bas. Parmi mes souvenirs marquants, il y a un coup de feu. Le meurtre d’un homme, un matin, juste en bas de l’immeuble. Il gisait en plein soleil. La tête ensanglantée, il était affalé dans le caniveau. Ce souvenir est en fait le récit que mes parents m’ont fait de cette scène. Depuis, la place et le meurtre exercent sur moi une étrange fascination. J’aime les décrire, les raconter. Places et meurtres peuplent certaines de mes nouvelles. Ce splendide extrait de Marsiho d’André Suarès sonne comme un écho puissant et singulier à cet attrait né sans aucun doute un matin de 1955 ou 1956 dans une rue de Marseille.

AndréSuares

« … Sous le ciel d’azur, rire éclatant, il y a dix coins marqués pour le meurtre. Ce sont des places régulières, des trapèzes biscornus qui s’espacent au soleil entre deux ou trois pâtés de grosses maisons. Terrains vagues, lieux de démolitions, ils semblent piqués de décombres, jalonnés pour le crime et lotis au guet-apens. Les pavots du sang doivent pousser sur ces champs arides : ils attendent la saison.

Que le ciel est heureux qui les illumine, qu’il laisse tomber de haut le miel de la lumière sur ces dartres galeuses de la peau d’une ville ! Rien ne ressemble moins au coupegorges des ruelles sinistres, dans les vieilles cités à l’ombre des cathédrales. Ici, tout se fait en plein soleil. Quelle merveille dans une ville où comme partout, le style moderne commande l’hypocrisie et la lâcheté.

Au beau milieu de la cité, dans le centre de la ruche, là où grouille la foule, les carrefours prédestinés haussent une large épaule, étirent leurs membres de plâtre gris, et dressent leurs bosses de terre battue. Tantôt plus couverte de gens qu’une charogne de vermine et tantôt déserte comme un cimetière à minuit, la place est un champ clos.

J’en sais une, les lignes courbes, la rue qui fuit, les ruelles qui s’amorcent en serpents et en scorpions, mes murs aveugles d’une part, des murailles trouées en écumoire, de l’autre, tout y appelle le meurtre… »

Copyright @ Editions Jeanna Laffite

Livres de ma vie / Marsiho #1

J’inaugure aujourd’hui une série dédiée aux livres de ma vie, inspiré que je suis par la série histoire de mes livres de François Bon. Aucun parti pris chronologique ici non plus. Aucun projet critique. Juste le désir de partager des extraits et de raviver la fugace mémoire de l’instant premier, l’instant où le texte m’enveloppe soudain de sa grâce et ne me quitte plus. Parmi ces livres, Marsiho se détache en lettres de soleil. Je l’ai découvert et lu d’un seul trait l’an passé. C’était dans l’avion qui me menait retrouver ma fille aînée Noémie à Shanghai. André Suarès a écrit cet hymne à notre ville natale. D’un autre siècle, le Monsieur – né en 1868 – mais d’une plume si poétique et si puissante que depuis, Marsiho m’accompagne partout où je lance mes pas. En commençant par le commencement, le Vieux Port, loin des clichés qui m’exaspèrent.

AndréSuares

« … Ô foule innocente et abjecte, foule de tous les visages, foule vraie comme nulle part ailleurs ; foule non pas venue ici au seul rendez-vous du plaisir et des noces, mais poussée par le fatal exil et la rencontre fatale des ancres qui mouillent, des voyages qui commencent, toujours si jeunes, et des voyages qui finissent, toujours plus sombres et si vieillis ; des navires qui larguent les amarres, des paquebots qui accostent ; de la mer qui vomit les passagers et tous ses hôtes éphémères, tous les parasites d’un jour, sur le plancher solide de la terre.

Foule qui roule entre Joliette et le Vieux Port, confluent des départs. Notre-Dame de la Garde n’est qu’une balise. La Bonne Mère est toujours la bouée des bouées pour les marins toujours en partance. Départ, l’un des plus beaux mots qui soient, des plus riches en douleurs, en désirs, en délires.

J’ai vu bien des ports : les uns proclament la richesse et le commerce, comme Londres l’empire de la marchandise, de l’échange et de la banque ; d’autres affirment le travail ; d’autres l’entrepôt et la nourriture : d’autres encore le refuge. Ou le rejet de la misère humaine : il n’est point de port qui sonne le départ à l’égal de Marseille. Il pénètre au coeur de la cité ; il vient chercher l’homme au pied du lit, au saut du train. Tout y parle de départ, tout s’y précipite. Et d’autant plus que les rayons concentriques de la ville pullulent d’un peuple sédentaire : il semble ancré pour jamais dans la joie d’être où il est et le plaisir d’y vivre.

Au milieu de ce corps voluptueux, la bouillante matrice de tous les départs grouille d’êtres humains qui ne sont plus que des voyageurs et qui paraissent tous courir des gares aux grands navires, de la terre lourde et compacte à la vapeur légère et à la mouvante ondulation des ports… »

Copyright @ Editions Jeanne Laffitte