Lorsqu’à la fin du film, le générique jaune a entamé sa remontée vers le sommet de la télé, j’ai décidé de mettre mon plan à exécution sur l’heure. Surtout, ne plus tergiverser.
Fini les on verra plus tard, c’est pas le moment, je ne suis pas encore prêt.
Terminé les c’est trop risqué. Rideau sur les reculades.
New York, j’en rêvais depuis mon premier Scorcese, alors maintenant, il fallait oser.
Partir. Emigrer.
Dehors, la tempête se déchaînait.
En commençant à trier mes affaires, à choisir celles qui resteraient ici et celles qui gonfleraient mon sac, je me suis dit que s’en aller, c’était d’abord comme taguer une planisphère.
A grands coups de feutre noir y imprimer son dégoût, sa colère.
Remplir de graffitis le pays délaissé.
Tirer un trait sur quarante ans de vieille Europe et autant de Provence, de plus en plus odieuse avec ses frileux relents d’avant-guerre.
Plein écran, j’ai fixé la rue noire et mouillée à peine masquée par l’ascension des caractères et j’ai frissonné en imaginant que ma vie s’écrirait bientôt là-bas, dans cet univers de cinéma.
Un décor sans Méditerranée mais avec l’Océan.
J’y perdrais sans doute en chaleur et en lumière mais j’y gagnerais en aventure, en espace, en majesté.
A New York, l’eau est plus froide et plus grise qu’à Marseille me répète mon frère à chaque fois que nous feuilletons les magazines.
Je lui réponds qu’aujourd’hui, sans s’en rendre compte, Marseille file au delà du gris.
Elle se tourne le dos et se renie à force de laisser parler ceux qui n’ouvrent plus leurs bras.
Marseille expulse en catimini, Marseille grelotte, s’épaissit et noircit à vue d’oeil.
Sans une once de honte.
Comme si elle avait revêtu des habits taillés dans l’oubli, coupés façon faisceau alla francese.
Dans la poche intérieure gauche de l’une de mes vestes, j’ai déniché une photo de mon grand-père Paul à vingt quatre ans, en quête de seconde chance sur la Côte d’Azur.
Il pose avec sérieux sur fond de palmiers et de villas blanches.
Casquette ronde à la main, il fixe l’objectif d’un air timide et impatient comme s’il étouffait dans son costume de paysan.
Un matin, il avait lu une petite annonce proposant un emploi de métayer plutôt bien payé.
Le soir même, sans prévenir, il quittait Zürich par le train de nuit destination son nouveau monde à lui.
Dans une heure j’allais l’imiter, passer de l’autre côté du ciel et j’étais fier d’être de sa lignée.
Lorsque mon sac n’a plus accepté la moindre chaussette, je me suis occupé de mes papiers.
Passeport, carte de presse, permis de conduire, photos d’identité, tout était en règle, à portée de main dans mon tiroir bien rangé d’homme marié.
Le plus dur, ça serait tout à l’heure d’aller réveiller Aglaé et de lui dire je m’en vais.
Elle ne comprendrait pas pourquoi. Elle ne comprendrait jamais. Elle me traiterait de traître.
Pour l’instant, elle dormait dans la pièce d’à côté. Je l’entendais ronfloter.
Insupportable ronronnement qui valse d’un mur à l’autre dans notre chambre.
Aglaé s’endort si vite qu’elle me prend de court.
A chaque fois, je dois calquer ma respiration sur son souffle agité par ses premiers rêves.
Déboussolé, j’échoue dans le salon pour retrouver ma propre musique.
Il me faut une bonne heure pour sentir le sommeil s’enrouler à nouveau autour de mes paupières.
J’ai abandonné mon canapé et je me suis glissé sur la terrasse pour tenter de fermer les volets.
Malgré la tourmente, Marseille frémissait au rythme du tango qui montait du balcon d’en dessous. Raphaël Medeiros et son jeu de braise je crois.
Dans la seconde, New York s’est effacée. La plainte acide du bandonéon a chloroformé les gratte-ciel et les enseignes fluo des clubs de jazz.
Sur le panneau lumineux géant de l’aéroport, Buenos Aires clignotait déjà de son soleil d’or.
Je sais si peu de l’Argentine sinon que la fierté secoue le sang des danseurs. Ces couples qui tournent et s’éloignent sur les parquets et les pavés me parlent d’un bout de monde où les corps et les âmes n’ont presque jamais peur.
J’aime le port de tête du bailador macho, mélancolique et délicat.
Il ressemble au matador qui aurait égaré sa muleta et s’abandonne avec passion dans la caresse, de ses seuls yeux. Une main à la hanche, l’autre aimantée par le dos souple de celle qui se tend et tourne et s’offre au plaisir singulier de ne plus faire deux.
A Buenos Aires, les Tanguerias portent des noms d’enfant, de femme ou d’artiste. Caminito, La Ventana, Michelangelo…
J’aime la langue qui s’y enroule autour des dents et des palais comme un dessert secret. Un espagnol tantôt sucré, tantôt salé.
Un tango con cortes y quebradas del mas puro estilo de la guardia vieja…
Envie d’un dernier jus d’orange avant de vérifier encore une fois que je n’oublie rien.
Dans le salon, sur le rebord de la cheminée, m’apparaît le livre que je ne cherchais plus tant je croyais l’avoir perdu dans je ne sais quel déménagement.
“Le néant quotidien” de Zoé Valdés, petite soeur cubaine.
Il y a du Zeus dans cette écrivaine-là. La foudre est son style, teinté de vague à l’âme et de sensualité.
Ce livre me révéla la violence d’une existence de routine étriquée par l’embargo.
L’idéal révolutionnaire du Che assommé à petit feu.
Le poids de slogans ressassés comme des comptines usées jusqu’à la ixième génération de barbudos.
Et puis le sexe à fleur de mots pour sans cesse affirmer sa liberté envers et contre tous.
Les amours pitoyables et admirables d’une jeunesse havanaise promise à l’anesthésie du dollar.
Zoé. Le prénom de ma grand-mère.
Celle qui n’émigra jamais plus loin que de son village à Marseille.
Cent dix kilomètres sur les ailes d’une calèche pour tomber chez des riches et suer sa vie durant comme bonniche.
Ces histoires du coeur de l’Amérique lui auraient écarquillé les yeux.
Malgré l’absence de Dieu et la moiteur des tropiques, je suis sûr qu’elle ne se serait pas sentie étrangère à ces femmes cent fois brisées et cent fois ressuscitées.
Zoé, c’est promis, votre livre je ne le quitterai plus.
Je l’emporte avec moi et pourquoi pas à Cuba.
Je n’ai pas réveillé Aglaé.
A quoi bon se déchirer alors que la vie pour chacun s’effiloche ?
J’ai seulement scotché un mot sur la porte de la chambre : “Je pars loin sans billet-retour. Ne m’en veux pas. Vive la vie”.
La tempête m’a cueilli dans la rue, à quelques pas du taxi jaune.
Les immeubles craquaient comme d’immenses cercueils.
Une détonation du diable a secoué la ville et j’ai reçu un bac de géraniums sur la tête.
Avant que mon cerveau n’explose, je me suis demandé si les fleurs étaient rouges et si j’avais bien éteint la télé.