Papa, un an déjà. Joseph Ponthus et Philippe Jaccottet, ces jours derniers. Les vagues retrouvées cette semaine à Biarritz charriaient un parfum élégiaque. Les respirer profond, ces vagues. S’imprégner de leur souffle de bête éternelle.
Faire place aux livres et aux mots. Les lire à haute voix. Ouvrir la cage aux poèmes.
Et des nuages très haut dans l’air bleu qui sont des boucles de glace la buée de la voix que l’on écoute à jamais tue
et puis
Peu importe le commencement du monde maintenant c’est un arbre immense dont je touche le bois navré Et la lumière à travers lui brille de larmes
Philippe Jaccottet
Retrouver le fil du chemin. Se réjouir de l’éclat du mimosa, comme un clin d’œil à l’éphémère. Savoir que la pâleur affleurera bientôt. Puis ce sera la fin. Découvrir quelques timides violettes. Se rapprocher des arbres impatients de printemps.
Je n’ai jamais rencontré Joseph Ponthus autrement qu’à travers son roman À la ligne, dédié à son amoureuse d’épouse et aux prolétaires de tous les pays. Je ne le rencontrerai jamais puisqu’il vient de disparaître, âgé à peine de 42 ans. J’aurais apprécié d’échanger avec lui à propos de la condition ouvrière, de Marx, d’Apollinaire, de Freud et de ses dix années de travail social comme éducateur spécialisé à Nanterre, moi qui le fut aussi pendant des années, à Marseille. J’aurais tant aimé lui dire en face toute mon affection, lui témoigner mon admiration pour son parcours et pour ce grand livre. Il me faut donc me résoudre à tenter de conjurer le silence qui nous tient irrémédiablement éloignés. Donner voix à son texte. Jour après jour, je lirai à voix haute, enregistrerai et publierai ici chacun des 66 chapitres du roman de Joseph Ponthus. Puisse-t-il y entendre un humble hommage à son humanité, son courage et son talent.
Joseph Ponthus était un fan absolu de Charles Trenet. Il l’évoque dans son livre. Alors, laissons chanter l’artiste !
Je chante – Charles Trenet – Printemps de Bourges 1987
Une île sur la lointaine mer petite. Elle nous attend, au sud de la terre où finit la France, là-haut à gauche sur la carte. Plein nord-ouest. Plus qu’un bon quart de journée à rouler vers elle, à l’imaginer trempée de pluie et secouée de rafales, comme souvent en terre bretonne. Je me souviens d’un jour de tempête sur Brest, il y a quelques années mais je n’oublie point de me méfier des clichés. À l’arrivée sur l’île, les gouttes sont timides et le vent bien présent oui, mais pas de quoi faire voltiger les casquettes et claquer fort les haubans. L’air offre une improbable douceur. Un petit bateau blanc et bleu foncé en bout de quai. Le temps de caler mon violoncelle à l’abri des embruns et le voyage commence vers la perle de la mer petite. Prenons place dehors, côté poupe. Une demoiselle en pantalon de ciré et bonnet rayé contrôle les billets. Une îlienne à chapeau se délasse à tribord. Un monsieur à la barbe rousse tire sur son court cigare. Le sillage d’écume trace une frise argent, comme un mascaret fuyant. Le courant freine le bateau. Il finit par se faufiler jusqu’à la cale du Port Blanc. En trois minutes, même pas, nous voici rendus sur l’Île-aux-Moines. Izenah en langue bretonne.
Cette langue, comment sonne-t-elle sur ses terres ? Impatience de l’entendre raconter des histoires de marins, de cabotage, de pêche et de fortunes de mer. Tenter de dénicher dans les ruelles du bourg et sur les chemins côtiers un possible écho vivant de ce parler qui sonne doux et âpre, rude et suave, rocailleux et aiguisé, à mes oreilles de Provençal. Au bout de la Pointe de Brouel, rencontrer Noël, la soixantaine barbue et moustachue, l’œil rusé de corsaire, près de dix années dans la Royale à arborer le drapeau breton sur sa tenue de matelot et à purger des semaines de trou. L’écouter raconter que la langue de ses ancêtres, il la comprend couci-couça mais ne la parle pas. Personne ici ne la parle plus à cause des Français. À l’école de la République, les élèves se faisaient taper sur les doigts lorsqu’ils parlaient la langue de leurs parents et grands-parents. Du coup, la transmission s’est tarie. Ma Mémé Zoé vécut cette injustice-là dans son Haut-Var natal. Ne pas rester sur la tristesse du constat. Se tourner vers les trésors silencieux offerts par Izenah. Tous parlent la langue de la lumière et de la mer.
L’Île aux Moines est la plus grande île du Golfe de Morbihan. Ce caillou de navigateurs et de pêcheurs n’a jamais accueilli de monastère. Elle tient son nom de la croix qu’elle dessine sur les flots lorsqu’on la regarde du ciel. Depuis la terre, c’est un désir de marche et de respiration qu’elle fait naître, cette croix biscornue. Avancer du père au fils et du Saint-Esprit jusqu’à amen. L’île nourrit aussi une envie d’approcher le langage des oiseaux.
Quitter l’île et emporter dans sa besace quelques mots découverts au fil de lectures. Brig, brigantin, senault, chasse-marée, lougre. Ce sont des bateaux. Ormeau, praire, patelle, vernis, poucepied. Ce sont des coquillages. Et puis six mots bretons : mor bihan, mer petite. Bro gozh ma zadoù. Vieux pays de mes pères. C’est ainsi que se nomme l’hymne national de la Bretagne.
Bro gozh ma zadoù – Alan Stivell, Gilles Servat, Tri Yann, Louis Capart, Soldat Louis, Renaud Detressan, Gwennyn, Clarisse Lavanant, Rozenn Talec & Cécile Corbel
Le nez en l’air comme toujours. Prendre de la hauteur, loin du spectacle pesant d’ici-bas. Lancer le regard ailleurs, vers où se se profilent d’autres rêves possibles. En montagne, vers Gavarnie, il y a de quoi se les dessiner ces autres contrées, au-delà des cimes. Lambiner là-haut, au-dessus des bouleaux, des hêtres, des pins à crochets et des mélèzes.
Profiter de la voie laissée libre à l’avancée, puis constater que le voyage est bien éphémère, rattrapés que sommes par la traîne des jets intercontinentaux et l’inquiétante chaleur de février qui trimballe avec elle le souvenir des glaciers disparus. Revenir sur terre. Au ras des cairns, au fil des écorces et de la neige de début janvier encore en résidence mais lourde d’humidité.
Trouver une trace, soudain. Un isard sans doute descendu dans cette clairière. Peut-être est-il venu s’abreuver au Gave de Pau qui prend naissance ici. Vivace et chantant, le jeune homme glacé. Bien davantage que jadis à cette époque, lorsque les neiges ne se mettaient pas à rendre l’âme au milieu de l’hiver.
Tourner le dos à l’amont. Serpenter dans les vallées. Redescendre. Croiser un berger et sa bergère auprès de leur troupeau de brebis. Juste le temps de se saluer qu’ils ont déjà disparu.
Elles sont de retour, les grues sauvages. À peine parties se réchauffer au sud du sud que les revoilà, en vol d’écrivaines sur les pages du ciel, tantôt grises, tantôt bleues tendre. Ne pas traîner pour en saisir la trace. Elles avancent sur un tempo si décidé les demoiselles, que leurs minuscules messages apparaissent aussi vite qu’ils s’effacent. Le temps du souffle d’un soupir, le concert monocorde de leurs cris et de leur calligraphie s’est évanoui.
De retour à la maison, se connecter sur Radio Garden et filer jusqu’au Japon. Près de 4 heures du matin là-bas. Rechercher la station la plus proche du Mont Fuji. Trouver Odawara FM, en mode radio de nuit. Se laisser embarquer. Pop japonaise et jazz à foison. Souple. Prendre le temps d’en savourer chaque mesure.